Texte intégral
Force Ouvrière Hebdo : 24 mai 1995
Lutter contre le chômage
Le nouveau gouvernement est mis en place. Le Premier ministre s'exprimera, mardi 23 mai*, devant l'Assemblée nationale dans une déclaration de politique générale.
Au-delà des hommes et des femmes qui composent le gouvernement et des arbitrages de nature politique au sein de la majorité auxquels il a donné lieu, deux données nous importent :
– la structure gouvernementale en terme de compétences ministérielles ;
– la politique économique et sociale qui sera menée.
Sur le premier point plusieurs questions se posent.
Comment s'articuleront les ministères du Développement économique et du Plan avec ceux de l'Économie-Finances et de l'Industrie ?
La tutelle commune du Travail et de l'Éducation nationale sur la formation professionnelle sera-t-elle gérable et ne risque-t-elle pas de renforcer le caractère utilitariste de la formation dans l'Éducation nationale ? Comment s'articuleront les ministères de la Fonction publique et de la Réforme administrative, de la Décentralisation et de la Citoyenneté ? Cela implique-t-il une volonté de mise en application du rapport Picq, dont nous avions fortement contesté le contenu et notamment dans le domaine de la Sécurité sociale ?
L'éclatement du ministère des Affaires sociales entre la Santé publique et l'Assurance-maladie d'un côté, la Solidarité entre générations d'un autre (voire la lutte contre l'exclusion), doit-il être interprété comme la « dislocation » du régime général de Sécurité sociale, couvrant l'ensemble des branches ?
Ce sont là des questions qui appellent des réponses rapides et des garanties, et nous avons d'ores et déjà interrogé le gouvernement.
Pour le reste, on notera plusieurs points positifs. Il s'agit par exemple de l'existence d'un secrétariat d'État à l'Emploi, directement rattaché au Premier ministre – dont il faudra cependant préciser les compétences – et d'un ministère chargé des Technologies de l'Information et de La Poste, qui devrait conduire à maintenir les télécommunications et La Poste sous administration. Ce qui ne préjuge cependant en rien de l'avenir du service public et de l'administration, le gouvernement n'étant probablement pas unanime sur la question. Il nous faudra être vigilants.
Concernant la politique économique et sociale du gouvernement, il s'agit avant tout de savoir si l'affichage de la lutte contre le chômage comme priorité se traduira par une inflexion de la politique économique et monétaire. C'est là un point clé pour l'avenir.
Si la logique du franc fort ou fixe, c'est-à-dire une politique monétaire restrictive, perdure, si la politique budgétaire est contrainte par les déficits, il y a fort à craindre que la lutte contre le chômage ne s'inscrive que dans une démarche renforcée de traitement social. Il faut savoir qu'en 1993, l'État a déjà dépensé plus de 50 milliards de francs au titre du traitement social du chômage, sans compter les exonérations de cotisations sociales, et ce avec le succès que l'on sait.
Parmi les mesures dont on parle, figure en particulier le Contrat Initiative-Emploi (CIE) et un allégement important de cotisations patronales.
S'agissant du Contrat Initiative-Emploi, celui-ci serait en quelque sorte un Contrat de Retour à l'Emploi (CRE) modifié, à la fois sur le public visé (chômeurs depuis plus d'un an contre trois ans pour le CRE) et sur l'aide à l'emploi (2 000 francs par mois au lieu de 10 000 francs forfaitaires).
S'il est vrai que le CRE est une des formules donnant les meilleurs résultats en matière d'insertion (de l'ordre de 55 %), il n'en reste pas moins que trois risques se présentent :
1. Les pertes de recettes pour la Sécurité sociale.
2. Une perturbation permanente dans la politique salariale (effets de seuil, CDD, …), ce qui bloque les négociations ; les statistiques sur les salaires des jeunes viennent de confirmer nos impressions en la matière.
3. Les risques de substitution à des emplois « normaux », même s'il est précisé que cela ne devrait concerner que des activités nouvelles.
Qui pourra effectivement le contrôler ?
Les premiers chiffres qui circulent font état de circulent font état de 200 000 CIE d'ici la fin de l'année ? De quels types d'emplois s'agirait-il ?
Concernant les allégements de charges patronales, un montant important (de l'ordre de 50 milliards de francs) est évoqué. Sur ce point essentiel de lourdes inquiétudes pèsent.
Comme nous avons déjà eu l'occasion de le dire et de le vérifier, l'allégement du coût du travail n'est pas créateur d'emplois. Qu'ont donné – pour ne prendre que cet exemple – les quelque 23 milliards de francs d'exonération accordés aux entreprises de francs d'exonération accordés aux entreprises avec la diminution des cotisations d'Allocations familiales ? Rien, si ce n'est 389 francs d'économie pour tout salarié payé à 7 000 francs ! C'est là un problème de fond.
Quelles sont les cotisations sociales qui seront visées et va-t-on ainsi amorcer la fiscalisation des cotisations d'Assurance-maladie ?
À titre d'information, 1 point de cotisation patronale maladie en moins, c'est 23 milliards de recettes en moins pour l'Assurance-maladie. Pour les compenser il faudrait augmenter la masse salariale de 5,4 % !
Quel instrument fiscal sera utilisé en cas de compensation ?
La TVA est l'impôt le plus injuste puisqu'il ne tient pas compte des revenus. En outre il est inflationniste.
Quant à l'idée d'une fusion entre la CSG et l'impôt sur le revenu, elle conduirait à la retenue à la source. Seuls les salariés paieraient alors leur impôt comptant, les employeurs ayant en outre accès à des éléments sur la vie privée des salariés et se procurant par ailleurs une trésorerie supplémentaire.
En tout état de cause, avant toute chose, un préalable est indispensable : la clarification des comptes et responsabilités entre l'État et la Sécurité sociale. Sinon, on accentue la dérive vers la fiscalisation, les travailleurs étant de plus en plus taxés et de moins en moins couverts.
Au lieu d'alléger les charges sociales patronales, fragilisant ainsi la Sécurité sociale dans ses recettes et son mode de gestion, les pouvoirs publics seraient plus inspirés, en modifiant par exemple l'assiette de la taxe professionnelle qui pèse sur les salaires.
Ils seraient également inspirés en instaurant plus de justice fiscale par un rééquilibrage entre la fiscalité pesant sur le travail et celle pesant sur les revenus financiers.
La lutte contre le chômage et les inégalités va être au cœur de l'actualité.
D'ores et déjà Force Ouvrière, à plusieurs reprises, a rappelé ses revendications ainsi que les points essentiels de préoccupation, dont certains se traduiront, dans les semaines à venir, par des mouvements ou grèves.
Certains commentateurs se sont offusqués que nous nous soyons ainsi exprimés. C'est pour nous une question d'indépendance et de loyauté.
Au nom de quoi un syndicat devrait-il se taire alors que nul ne s'offusque des réactions et prises de position des marchés financiers et boursiers ?
Rappeler que le social était présent avant et pendant l'élection, et qu'il l'est après, est un constat et une nécessité.
* Cet éditorial a été rédigé le 22 mai 1995.
Le Point : 27 mai 1995
Le Point : Après la déclaration de politique générale et votre rencontre avec le Premier ministre ce mercredi, quel est votre sentiment ?
Marc Blondel : Pour un premier contact, je suis satisfait. Alain Juppé connaît ses dossiers. C'est un interlocuteur attentif et sincère. Je lui ai signalé que j'étais heureux du programme sur le logement et content du coup de pouce sur le SMIC, qui devrait augmenter de 4 %. Mais le Premier ministre aurait pu donner un signe plus fort en annonçant des augmentations dans la fonction publique, dont dépendent 5 millions de personnes.
Le Point : Et le contrat initiative emploi ?
Marc Blondel : Je suis beaucoup plus perplexe. Juppé est sincère lorsqu'il parle de « bataille pour l'emploi », mais les instruments qu'il propose me semblent dangereux. Ce CIE est un instrument d'une ambition démesurée : ce n'est pas lui qui réduira de 1,2 million le nombre des chômeurs! Je suis par ailleurs certain qu'il va entraîner des effets de substitution : les chefs d'entreprise préféreront embaucher des chômeurs de longue durée pour toucher des primes plutôt que des chômeurs « classiques ». Le CIE risque aussi d'augmenter la rotation du personnel. Enfin, et c'est plus grave, il risque de bloquer les négociations sociales. Les chefs d'entreprise feront des différences, entre les salariés classiques et ceux qui sont aidés.
Le Point : Que revendiquez-vous ?
Marc Blondel : On nous a assuré que le CIE ne serait réservé qu'à des activités nouvelles. Pour contrôler leur réalité, j'ai expliqué à Alain Juppé que les comités d'entreprise pourraient tout à fait servir de relais et, lors de la signature d'un CIE, vérifier qu'il s'agit bien d'activités nouvelles. En ce qui concerne le contrat d'accès à l'emploi des jeunes, c'est beaucoup plus flou. On ne sait pas bien ce qu'il y aura dedans.
Le Point : Mais ces mesures vont s'ajouter à celles qui existent déjà. Simple effet d'annonce ?
Marc Blondel : Peut-être. Mais Alain Juppé a confirmé qu'il s'apprêtait à faire le ménage dans les différents dispositifs existants. Il serait d'ailleurs très négatif que les patrons n'embauchent plus qu'en fonction des aides de l'État. Ce ménage est nécessaire !
Le Point : La fiscalisation et la prise en charge par l'État d'un certain nombre de dépenses de la Sécu vous inquiètent-elles ?
Marc Blondel : Non, sur la Sécu, le Premier ministre et moi-même sommes en phase. L'État prendra en charge les exonérations sociales, et c'est bien ainsi. Et ce qui nous inquiétait – la séparation des différentes caisses qui composent la Sécu – n'aura pas lieu. J'ai reçu des assurances : il n'y aura pas de frontières entre les risques. Les transferts (financements croisés) d'un régime à l'autre seront toujours possibles.
Le Point : Pour financer ses mesures, le Premier ministre a indiqué qu'il demanderait de grands efforts aux Français. Vous qui vous étiez fermement opposé au relèvement de la TVA que préparait le gouvernement Balladur, êtes-vous inquiet ?
Marc Blondel : Nous veillerons à ce que ce qui a été donné d'une main dans les augmentations de salaires ne soit pas repris de l'autre. Je suis contre une montée de la TVA comme de la CSG ! Je refuse de choisir. Mais si l'État prend à sa charge des dépenses de solidarité nationale, il faut bien qu'il les finance. C'est son problème.