Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à Radio France internationale sur le bilan du sommet franco-africain, les négociations de cessez-le-feu dans la région des Grands Lacs, la présence de M. Kabila à Paris et sur le gel des coopérations européennes dans le cas de fraudes électorales, le 28 novembre 1998

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Circonstance : 20ème sommet des Chefs d'Etat d'Afrique et de France à Paris les 27 et 28 novembre 1998

Média : Radio France Internationale

Texte intégral

Q – Ce XXe Sommet a été dominé évidemment par la crise des Grands lacs. Le président français a annoncé ce matin un cessez-le-feu très proche. Quelles sont les concessions faites par chacun des protagonistes de la crise pour qu'un cessez-le-feu puisse être envisagé ?

R - D'abord, si vous le permettez, cette XXe rencontre était dominée par le fait qu'il y a eu 49 pays, ce qui est un chiffre qui n'avait jamais été atteint, avec 34 chefs d'État qui sont venus. C'est très frappant, il semblerait que ce n'est que dans le cadre d'une rencontre entre l'ensemble et de l'Afrique et la France qu'on puisse voir aujourd'hui un tel rassemblement. C'est cela qui a frappé les observateurs et d'ailleurs les participants.

Q – A part les sommets de l'OUA peut-être ?

R – Les sommets de l'OUA sont purement africains. En ce qui concerne des pays européens occidentaux, je ne crois pas que l'on puisse imaginer un tel rassemblement à un tel niveau. Plusieurs causes ont joué un rôle dans la dynamique du sommet, d'abord l'intérêt des travaux.

Le thème général : la sécurité, était très utile puisqu'intéressant l'ensemble des zones de l'Afrique. D'autre part, cela a permis une variété, une richesse de contacts encore plus grande, compte tenu que tout le continent était là.

En ce qui concerne la grande crise – la tragédie de l'Afrique des Grands lacs, autour de la République démocratique du Congo –, ce sommet, précisément parce que tous les protagonistes étaient là, a permis que se développe un dialogue assez rude, mais assez franc entre les principaux concernés. Quand le Secrétaire général de l'ONU a senti que les choses étaient mûres, après une explication qui était rude, il a réuni tous les pays engagés dans le conflit de la République démocratique du Congo – c'est-à-dire ce pays-là d'abord, et ainsi que l'Ouganda, le Rwanda, l'Angola, la Zambie, le Zimbabwe, la Namibie et le Tchad. Cela a permis que se développent entre eux des contacts qu'à un moment donné M. Koli Annan a pu cristalliser, grâce à ce climat. Cela aboutit au fait qu'ils se sont engagés – il faut faire attention au mot, on ne peut pas dire qu'il y ait un accord de cessez-le-feu, surtout pas immédiat – à conclure un cessez-le-feu dans un délai le plus rapproché possible, avant la réunion de Lusaka et, en tout cas, avant la réunion de Ouagadougou, les 17 et 18 décembre. C'est un engagement qui va plus loin que cc qui avait pu se dire dans les tentatives de réunions qui ont eu lieu jusqu'ici régionalement. Donc il y a un progrès dans la bonne direction, il faut maintenant travailler à le consolider.

Q – Jusqu'à présent, le président Kabila ne voulait pas entendre parler de cessez-le-feu avant le retrait des forces ougandaises et rwandaises. Est-ce qu'avant le feu, il y aura un début de retrait ougandais ou rwandais ? Est-ce qu'il y aura quelque chose ?

R – La concession, c'est que le président Kabila s'est exprimé en parlant d'une perspective politique par rapport à ses partenaires de la région. Il reste à voir comment impliquer les rebelles dans la République démocratique du Congo, dans un processus de cessez-le-feu. C'est le contenu même de la question politique.

Q – Pour l'instant, il ne veut pas en entendre parler ?

R – Pour le moment, il a répété les propositions qu'on lui faisait. Il y a un processus malgré tout, il y a cette rencontre de Paris qui a fait apparaître une alchimie un peu nouvelle, encourageante à certains égards, sur une situation dans laquelle il n'y avait aucune lueur d'espoir sur aucun plan. D'autre part, il y a, dans les jours qui viennent, les réunions dans nous parlions (Lusaka et Ouagadougou). Il y a une différence par rapport aux rencontres récentes puisque maintenant, l'Ouganda et le Rwanda ont reconnu la présence de leurs troupes, c'est un élément de clarification. Ils s'expriment, notamment le président Musevini, comme si le retrait de leurs troupes était une perspective souhaitable, à condition qu'ils puissent être assurés par la suite d'une certaine sécurité par rapport aux frontières concernées. On voit qu'ils sont à la recherche d'une solution – jusqu'à quel point, nous verrons dans les prochains jours et les prochaines semaines. Chacun veut prendre des précautions par rapport à cette solution, pour ne pas se retrouver après exposé à un « retour de bâton » sur un plan ou sur un autre. Ce qui est sûr, c'est qu'ils n'avaient jamais parlé comme cela, à la fois entre eux, – je parle de tous les protagonistes de la réunion – et devant l'ensemble de l'Afrique, la France était l'hôte, le témoin, la puissance européenne amie et disponible.

Q – Il y a eu un effet France/Afrique, un effet Kofi Annan ?

R – Il y a un effet France/Afrique, il y a un effet réunion de Paris. La présence de tout le continent joue un rôle sur cette sortie de certaines relations d'une sorte d'enfermement subrégional dans certains cas. Il y a un effet Kofi Annan, puisque c'est dans « l'ombrelle » de cette réunion, de cette rencontre à Paris, que Kofi Annan a cherché – permettez-moi de reprendre le terme – à « cristalliser » ce désir de bouger qu'ont exprimé les uns et les autres. Il y a donc un processus sur lequel il faut travailler maintenant et qu'il faut consolider avec, je crois, les mêmes acteurs. Il y a un emboîtement d'éléments qui ont permis de faire bouger les lignes.

Q – Parmi ces protagonistes, il y avait donc un homme très controversé, c'est Laurent-Désiré Kabila que beaucoup comparent aujourd'hui à Augusto Pinochet. Est-ce-que la décision de la Chambre des Lords sur Pinochet ne va pas faire jurisprudence et ne va pas vous obliger à modifier vos relations avec les chefs d'État africains ou autres, les plus cyniques ?

R – Ce n'est pas une question qui a été traitée dans ce sommet, parce que je ne crois pas que les progrès de la justice internationale à l'initiative de juges de différents pays à propos de différentes tragédies, nous dispense en quoi que ce soit de rechercher des solutions aux tragédies d'aujourd'hui. Or, comment travailler pour arrêter les tragédies d'aujourd'hui, notamment dans le cas de l'Afrique, si l'on n'est pas capable de mettre en présence les principaux responsables pour essayer de trouver un cessez-le-feu puis un début de solution ? D'ailleurs les protagonistes de ces différents drames africains se sont, à la fois, parlé sans ménagement, mais en même temps, ont considéré que la réunion de Paris était utile parce qu'ils étaient tous là. L'heure n'était pas à la discrimination, ni à l'exclusion, ni à des enquêtes sur ceci ou sur cela. L'heure était-il l'utilité et à la recherche d'une solution, nous étions sur un plan différent.

Q – C'est aussi un sommet franco-africain où il y avait une forte pression des organisations des Droits de l'Homme tout autour comme il n'y en avait jamais eu aux précédents sommets. Vous êtes quand même soumis à la pression de votre opinion publique, quand vous recevez des gens comme M. Kabila ou quelques autres ?

R – Bien sûr, mais aucune organisation des Droits de l'Homme ne pourrait être hostile à un travail consistant à essayer d'instaurer un cessez-le-feu là où il y a des conflits, ensuite à le consolider et à chercher des solutions. C'est quand même le premier des droits le commencement, c'est d'essayer de rétablir la paix là où il y a la guerre après il faut essayer de perfectionner naturellement dans l'échelle des droits qui sont multiples. Chacun voit bien, dès lors que l'on s'intéresse à l'Afrique sérieusement et avec affection, que si on ne commence pas par établir des conditions minimales de sécurité, le reste du discours aussi sympathique soit-il, n'a pas d'effet. Il y avait une crise urgente, un problème grave qui se pose partout qui est celui de la sécurité. Cette réunion s'est concentrée sur ce sujet.

Q – Ne craignez-vous pas, à l'avenir, dans votre métier de chef de la diplomatie, un effet Pinochet qui va « judiciariser » la vie diplomatique et vous compliquer sacrément la vie ?

R – Je ne peux que vous répéter la même chose. Quels que soient les progrès du droit international, quels que soient les progrès souhaitables de la lutte contre l'impunité qui choque la conscience naturellement, jamais les responsables politiques, les responsables des gouvernements et les responsables des diplomaties ne seront dispensés de faire leur travail.

Leur travail n'est pas spécialement de juger ou de réécrire l'histoire, leur travail, c'est de trouver des solutions. Ce sont dans beaucoup de cas des pompiers, ils traitent des crises. Il faut le faire le mieux possible pour apaiser les souffrances humaines et reconstruire. Après le métier de pompier, il y a celui de bâtisseur dans cette fonction de politique étrangère. Je ne vois pas de contradiction et en tout cas il ne faut pas du tout utiliser ces progrès par ailleurs sur un autre terrain, comme prétexte à baisser les bras ou à cesser notre travail qui est nécessaire de toute façon.

Q – Vous ne regrettez pas un instant d'avoir reçu M. Kabila ?

R – Le problème ne s'est pas présenté comme étant une sélection des personnalités invitées ou pas ; ce n'est pas comme cela que se présente un sommet. C'est une rencontre qui existe depuis maintenant vingt ans, ce sont les pays qui sont invités et aujourd'hui, ce qui est frappant, c'est de voir que tous les pays d'Afrique, sauf ceux qui ne peuvent réellement pas être invités par ce qu'il y a des sanctions internationales contre eux. C'est le cas de deux pays mais ce n'est pas le cas de la République démocratique du Congo. Dans les autres cas, les pays sont invités, ils envoient leur chef d'État en exercice ou un chef de délégation autre. Il n'y a pas de choix au sens préférence. Ce n'est pas comme si, alors que rien n'y obligeait, on a brusquement décidé d'inviter telle ou telle personnalité parce que l'on éprouve des affinités sur tel ou tel point. Ce n'est pas comme cela que se présente un sommet. Il a lieu régulièrement, à date fixe en quelque sorte, et tous les États d'Afrique, sauf ceux qui sont exclus pour des raisons de légalité internationale, sont présents.

Q – Sauf que tout le monde a remarqué que M. Kabila est le seul que le président français n'a pas reçu sur le perron hier soir à l'Élysée ?

R – Oui, cela n'empêche naturellement pas les nuances dans l'expression, un éventail de tonalités. Mais vous me questionnez sur le fond, c'est-à-dire sur la présence. Tous les État d'Afrique, sauf ceux qui ne pouvaient pas être invités, en raison de sanctions internationales, avaient leur place dans cette rencontre de Paris, comme ils auront leur place dans une rencontre suivante. Aujourd'hui, l'ensemble des pays africains trouvent un intérêt, de leur point de vue, au point de vue de leur sécurité, du développement, de la marche vers la démocratie, à ce type de rencontres. Plus cela s'élargit, plus ils entendent une variété de points de vues, plus l'interaction entre eux se développe et plus nous y jouons un rôle utile – c'est le sens de notre politique nouvelle mais toujours très engagée par rapport à l'Afrique.

Q – Sur le Togo, l'Union européenne vient de sanctionner le pouvoir du président Eyadéma pour fraude massive lors de la dernière présidentielle. Est-ce-que la France s'est fait « tirer l'oreille » par ses amis nordiques de l'Europe, ou est-ce qu'elle était totalement solidaire, voire à la proue de cette politique de sanction ?

R – Il y a un point d'équilibre qui nous paraît convenable à propos de ce qui a été fait par l'Union européenne. Il s'agit plus exactement que de sanctions – le terme est un petit impropre sur ce qui a été décidé par l'Union européenne – de geler de nouveaux engagements de coopérations ou d'aides, dans l'attente d'une clarification ou dans l'attente d'un développement de politique qui pourrait naître sur place, de contact en cours. Nous retrouvons à la fois, à l'intérieur de la position européenne et en même temps, bien sûr, attentif à tout ce qui peut se passer sur place, parce qu'il ne faut pas prendre des positions fixes avec des éléments nouveaux. Il faut être capable de s'adapter. Donc, à la fois européen et disponible.

Q – Est-ce un message à tous les régimes qui voudraient frauder les élections à venir ?

R – C'est un message général qui est contenu dans les Accords de Lomé et la façon dont ils sont rédigés, la façon dont seront rédigés les suivants tout en étant, naturellement, généreux sur le plan de l'aide au développement. Ils ne peuvent pas ne pas s'inscrire dans ce grand mouvement souhaitable de consolidation de l'État de droit. Même si l'on reconnaît que le processus doit passer par des étapes, il faut qu'il avance. Il y a donc un message général, exprimé sur tous les plans aussi bien bilatéral, européen que mondial. D'ailleurs M. Koli Annan a prononcé des paroles fortes hier, à l'ouverture de cette rencontre Afrique-France.

En même temps, il faut appliquer celle direction générale et ces mesures avec intelligence avec la compréhension des situations et trouver le bon point d'équilibre entre l'incitation et la stimulation. Dans certains cas, des mesures négatives parce qu'il y a des choses qui ne sont pas acceptables et en même temps, il ne faut jamais utiliser cette exigence légitime de démocratisation comme un prétexte pour compliquer la tâche de pays qui ont de grandes difficultés. Il faut donc trouver le bon équilibre, et pour reprendre une vieille formule : « il faut suivre sa pente mais en montant ». Il faut que les choses, au total, s'améliorent.