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Paris-Match : Une de vos premières mesures fut d'élaborer votre charte des missions du service public. Était-ce indispensable ?
Catherine Trautmann : Oui, absolument. Il fallait m'assurer que l'argent versé – et payé par les citoyens – pour la culture et la communication revienne aux citoyens. Dans cette charte, je décloisonne la culture et je la rapproche de la population, car elle est encore réservée à une élite.
Paris-Match : Pourtant le public s'intéresse de plus en plus aux grandes expositions et aux spectacles…
Catherine Trautmann : Pas suffisamment. Certes, l'accès aux musées et aux bibliothèques a été favorisé ces dernières années, Jack Lang avait initié une éclosion des institutions culturelles en régions… Mais on s'aperçoit que ces actions n'ont pas attiré de nouveaux publics. Ceux qui étaient à l'écart de la culture le sont restés. Donc, mon but maintenant, c'est d'engager les responsables culturels vers des programmations plus grand public.
Paris-Match : Au risque de faire du spectacle « popu » raillé par Paris ?
Catherine Trautmann : Moi, je trouve qu'il faut plus d'ouverture aux jeunes compagnies. D'un côté, vous avez les grosses institutions publiques, les « stars », de l'autre, les créateurs « hors circuit » qui tirent le diable par la queue. De ceux-là, on ne s'est pas occupé : les musiques actuelles – jazz, rap, techno… –, les arts de la rue, le cirque et ses dérivés. Il faut les professionnaliser, leur offrir l'accès aux studios de répétition et les moyens de faire des concerts ou des spectacles en tournée.
Paris-Match : Avez-vous un budget ?
Catherine Trautmann : Il est à reconstruire entièrement ! À mon arrivée, j'ai trouvé un ministère sclérosé avec des charges de fonctionnement trop lourdes et inadaptées. Il n'y avait plus d'argent pour la création. Les années précédentes étaient celle du développement, des grands travaux… On n'en est plus là : aujourd'hui, ces grands travaux, il faut les gérer : je refuse que le Louvre, la TGB et surtout les chantiers de réhabilitation du patrimoine parisien, comme le Grand Palais, absorbent l'argent destiné à l'ensemble du pays.
Paris-Match : Voulez-vous dire que Paris aurait raflé les moyens des régions ?
Catherine Trautmann : Pas seulement des régions ! La grande couronne parisienne a aussi été maltraitée par rapport à la capitale. C'est pourquoi j'ai mis au point un plan décennal qui va financer la suite de la restauration de Versailles, celle des monuments situés dans le Poitou-Charentes, le Nord – Pas-de-Calais, les régions… En deux ans, mon budget de restauration du patrimoine national a progressé de 42 % ! Alors qu'il avait été sabré. Dans ce domaine, à gauche comme à droite, on m'a soutenue.
Paris-Match : Comment défendez-vous votre budget au ministère des finances ? Vous devez fréquemment croiser le fer avec Dominique Strauss-Kahn…
Catherine Trautmann : [Soupir…] Je me suis aperçue que nous passions pour le ministère des paillettes et de la dépense. On entretient une défiance très ancienne. Du temps de Mitterrand, ce portefeuille avait la chance d'être directement protégé par le président lui-même. Ça n'est plus le cas. Je dois démontrer constamment qu'il est en prise directe avec les questions les plus contemporaines, qu'il a un regard d'avance sur notre temps, et que nous ne sommes pas le ministère du caprice. Je l'ai prouvé et, aujourd'hui, aux finances, « ils » m'écoutent différemment, ils sont moins condescendants, moins soupçonneux. Ce qui n'empêche pas un bras de fer permanent. Parfois, je n'hésite pas à faire appel au Premier ministre. Histoire de rappeler que ce gouvernement a pris l'engagement de consacrer 1 % du budget à la culture.
Paris-Match : Claude Allègre, à l'éducation, parlait de vous comme d'une « erreur de casting »…
Catherine Trautmann : Je travaille d'arrache-pied, mais je n'en fais pas un affichage. La jonction entre architecture et patrimoine fut une révolution, la réunion de la musique, de la danse et du théâtre en fut une autre. Ce fut un travail de titan, mais qui, évidemment, n'apportait pas grand-chose à mon « image marketing » ! N'empêche, aujourd'hui, les disciplines communiquent officiellement : des chorégraphes ou des musiciens travaillent avec des metteurs en scène, des cinéastes avec des danseurs…
Paris-Match : On vous a reproché de ne pas vous montrer beaucoup aux générales, aux vernissages et autres manifestations de contact…
Catherine Trautmann : Mais mon boulot, ça n'est pas de me montrer ! Si je ne vais peut-être pas à tous les cocktails, je travaille pour eux, les artistes ! Prenez les intermittents du spectacles – c'est-à-dire les techniciens des coulisses –, ce sont des métiers très qualifiés, avec des formations supérieures et, paradoxalement, affligés d'une énorme précarité et de salaires très bas. J'ai mieux à faire que de coller aux artistes pour figurer sur la photo !
Paris-Match : Alors que faites-vous ?
Catherine Trautmann : Eh bien, par exemple, l'exposition des sculptures de Lipchitz dans les jardins du Palais Royal a rencontré un succès fou. Et actuellement, on vient de poser des oeuvres de sculpteurs contemporains au Luxembourg.
Paris-Match : Il semble que les créateurs aient la nostalgie des actions de Jack Lang…
Catherine Trautmann : Je ne suis là que depuis un an. Je ne peux avoir accompli le travail de dix ans de Jack Lang. Les créateurs, justement, ont, grâce à ma bataille politique, échappé à l'impôt sur les oeuvres d'art. Comme tous ne peuvent pas bénéficier des commandes de l'État, je veux créer les conditions favorables à la commercialisation et à l'exportation de nos artistes.
L'État doit arrêter de se penser en termes de dispensateur de moyens, de prince mécène. Et les artistes ne doivent pas non plus se situer en position de dépendance.
Paris-Match : Y a-t-il danger à voir l'État s'engager trop dans la culture et la communication ?
Catherine Trautmann : Je ne pense pas. Il y a deux conceptions de la culture. L'étatique et la libérale. Sous Balladur puis sous Juppé, l'État s'est désengagé, les moyens ont été dramatiquement réduits, tant dans la culture que dans la communication. J'en ai constaté les dégâts en tant que maire de Strasbourg. Ça m'a convaincue que l'État est tenu de fournir à tous l'accès à la culture. D'abord, c'est un droit inscrit dans notre Constitution. Et c'est le coeur de l'enjeu démocratique. C'est pour cela que le Front national s'attaque aux artistes et aux bibliothèques [Gérard Paquet fut viré du festival de Châteauvallon, les bibliothèques d'Orange et Marignane censurées par le FN au pouvoir. Ndlr].
La conception libérale de la culture – faire appel à l'argent privé – a des inconvénients : la pub envahissante et la dépendance croissante de la télévision envers des intérêts économiques. C'est ce qui est arrivé avec France 2 et France 3. En clair, une privatisation rampante. Et il ne faut jamais qu'en cas de crise, les mécènes privés disparaissent. C'est arrivé au musée du Jeu de paume qui a brutalement perdu 4 millions de francs annuels. La liberté des artistes n'est jamais mieux garantie que quand ils sont assurés d'une constante de moyens. Cela joue aussi pour la création télévisuelle.
Paris-Match : À l'étranger, les chaînes de télévision publique ne battent guère les records d'audience…
Catherine Trautmann : Peut-être. Mais face aux pôles publics de la BBC, de la ZDF, de la Rai et de TF 1 qui commence à développer son faisceau de chaînes, nous ne pouvons plus nous contenter de France 2, France 3, La Cinquième, Arte, RFO, en ordre dispersé et affaibli et, de plus, concurrentes entre elles. C'est pourquoi j'ai décidé de les unir. Nous aurons un secteur public fort qui pourra négocier des droits sportifs, de grands événements, s'allier avec les services publics étrangers et exporter nos programmes. Et ça n'est pas penser rétro, c'est s'adapter à une nouvelle économie de marché.
Paris-Match : Arriver de Strasbourg vous a-t-il handicapée ?
Catherine Trautmann : Cela m'a plutôt donné davantage de liberté. Je ne veux dépendre ni de clans artistiques, ni de lobbies de la communication. C'est pour cela aussi qu'on me critique. Je ne veux pas m'intégrer dans des microcosmes qui finissent tôt ou tard par vous enfermer.
Paris-Match : Qui sont les lobbies ?
Catherine Trautmann : Les plus puissants : les diffuseurs télé, TF1 et Canal+. Les gens de théâtre aussi sont très organisés. Les plus faibles : les danseurs, les plasticiens, les écrivains…
Paris-Match : Quels sont vos pires ennemis ?
Catherine Trautmann : [Re-re-soupir…]. Ce ministère fait rêver tellement de gens, convaincus qu'ils feraient mieux mon travail. Car à la culture, on est dans une position perverse : à la fois ministère de tutelle et objet de communication. On est toujours en porte-à-faux. C'est ce qui a amené mes prédécesseurs à en faire le moins possible pour espérer passer entre les gouttes ! J'ai par exemple découvert, pour le câble et le satellite, un chantier abandonné : pas de réglementation, rien, absolument rien !
Paris-Match : Comment résistez-vous aux critiques ?
Catherine Trautmann : J'ai toujours gardé le contact avec le terrain : ces Français et les militants m'aident à tenir. J'ai besoin d'eux. Psychologiquement et politiquement. Je m'appuie sur mon endurance et sur mes convictions. Pas sur mon image. J'avoue qu'avant de prendre ce ministère – que j'avais demandé à Jospin – je ne m'attendais pas à des jugements aussi superficiels, ni à cette virulence. Par exemple, j'ai été stupéfaite d'avoir été présentée comme une « provinciale » ! Le pays est révolté contre ce pouvoir parisianiste étriqué. Un tel ethnocentrisme à l'heure de l'Europe et d'Internet !
Paris-Match : Avez-vous songé à un moment à abandonner la politique ?
Catherine Trautmann : La seule chose qui aurait pu me dissuader de poursuivre, c'est que mon mari ou mes deux filles me le demandent.