Texte intégral
TF1 : jeudi 30 novembre 1995
Q. : Fallait-il réformer la sécurité sociale ?
R. : Oui, il fallait la réformer ; je l'avais dit pendant la campagne présidentielle. J. Chirac, à ce moment-là, souvenez-vous l'avait nié. J'avais dit qu'il fallait essentiellement réaliser la maîtrise des dépenses de santé mais ce qui est en cause dans les réactions négatives et dans les manifestations aujourd'hui, ce n'est pas la question de la maîtrise des dépenses de santé car là-dessus il y aurait une majorité très large, mais plutôt la force, la soudaineté et l'inégalité des prélèvements qui sont opérés et qui viennent après un gel des salaires, une augmentation des impôts, après des menaces sur la retraite et d'autre part des interrogations sur les structures de la Sécurité sociale. Alors, il fallait réformer mais il ne fallait pas faire comme on est en train de faire.
Q. : Dans le rapport d'É. Guigou, les solutions que vous proposez ressemblent quand même beaucoup au plan Juppé dans son esprit ?
R. : Ces démarches nous les avions engagées à l'époque où nous étions aux responsabilités avec C. Évin et à ce moment-là nous avons eu l'opposition farouche de la majorité d'aujourd'hui. On a rappelé qu'A. Juppé avait défilé avec les médecins contre ces réformes. Si bien qu'ils nous ont freiné d'une part même si nous avons pu avancer dans certains domaines avec certaines professions de santé qui ont accepté cette maîtrise des dépenses de santé et que d'autre part lorsqu'ils sont arrivés aux responsabilités à partir de 93, ils ont laissé dormir ce dossier, je dis même que J. Chirac a nié sa réalité pendant sa campagne d'où un déséquilibre. Les trois ans perdus s'expriment maintenant en prélèvement soudain que certaines catégories de Français ont à payer.
Q. : C. Évin a dit qu'il soutenait le plan Juppé si le gouvernement avait le courage d'aller jusqu'au bout de la réforme et vous l'avez tancé, non ?
R. : Non, je crois qu'il pensait à la maîtrise des dépenses de santé mais le jugement que nous portons et que les Français portent quand on les sonde ou bien que les catégories de Français manifestent par justement leur manifestation, leur opposition, est que le plan est global et qu'il comporte notamment ces prélèvements inégaux, injustes qui frappent des catégories fragiles de la population comme les retraités et les chômeurs plus que d'autres. C'est contre cela notamment que nous nous mobilisons, également contre les mesures prises et qui concernent la retraite.
Q. : Hier S. Royal disait qu'il était difficile de réformer ce pays, le pensez-vous ?
R. : Je crois qu'il est difficile de réformer si on procède comme le gouvernement procède. Il a nié un certain nombre de réalités et tout d'un coup il décide brutalement au lieu de se fixer des perspectives. Je pense que s'il avait essentiellement borné son plan à la question de la maîtrise des dépenses de santé, si par ailleurs sur un certain nombre de réforme on se fixe des objectifs et que l'on annonce que l'on va en discuter et négocier en traitant les salariés comme des adultes, comme des citoyens responsables, comme des acteurs de la vie sociale alors je pense que l'on peut faire des réformes dans ce pays. Moi, j'ai fait de grandes réformes dans le domaine de l'éducation nationale par exemple. Mais si on décide de façon péremptoire et que l'on n'écoute pas ce qui revient en retour. On a la situation que l'on a aujourd'hui.
Q. : En général, les gens sont toujours d'accord pour les réformes mais à condition que cela soit chez les voisins ?
R. : Ce qui m'a frappé quand même, c'est que ce nouveau gouvernement et le nouveau président de la République n'ont pas été mal accueillis par les leaders syndicaux. On murmurait même que certains avaient plutôt de la sympathie pour cette arrivée au pouvoir. Ils n'ont pas du tout été attendus au coin du bois par les leaders syndicaux. Et si on a aujourd'hui, cette incroyable situation de tension sociale, cette tendance à la généralisation des mouvements, c'est d'une part parce qu'un certain nombre de catégories sociales, de salariés se sentent agressées dans un certain nombre d'intérêts mais c'est d'autre part parce que le gouvernement a agi un peu de façon provocatrice. Je crois qu'il ne sait pas gérer un certain nombre de questions, il ne sait pas gérer une société qui est devenue une société complexe. Il faut d'autres méthodes et d'autres objectifs. C'est pour cela que nous avons une critique de fond du plan Juppé parce que ce dernier c'est aussi la hausse de la TVA, c'est aussi des annonces sur la suppression, peut-être, de l'abattement de 20 % sur les impôts. Il y a donc on comprend maintenant qu'il était fait pour capter des voix et la réalité d'une politique gouvernementale.
Q. : Comment jugez-vous l'attitude de N. Notat, responsable ou dangereuse ?
R. : Comme responsable politique je me suis toujours interdit de porter des jugements sur l'action et les prises de position des responsables syndicaux, je m'y tiens.
Q. : H. Emmanuelli vous reproche votre réserve à l'égard de ces mouvements que vous ne contrôlez pas et dit qu'à votre place il irait manifester contre le plan Juppé, alors ?
R. : H. Emmanuelli n'est pas à la place de L. Jospin. Ensuite pour traiter le problème plus sérieusement, il est arrivé que des dirigeants politiques participent à des manifestations aux côtés de responsables syndicaux, de responsables d'associations. C'est généralement sur des problèmes transversaux c'est-à-dire des problèmes de l'inégalité entre les femmes et les hommes ; on se retrouvera sur des questions comme le SIDA puisque c'est demain la journée mondiale contre le SIDA mais la tradition française veut que lorsqu'il y a des organisations syndicales qui appellent à des mouvements syndicaux, revendicatifs, il y a une distinction entre le syndical et le politique et les dirigeants ne participent jamais à ces manifestations. Citez-moi un exemple, en trente ans, de manifestation de caractère syndical dans laquelle vous auriez vu un leader de la gauche participer à des manifestations ? Jamais ! Donc là, il y a un petit problème de culture de ce qui est notre société. Mais j'ai dit très clairement par contre que nos adhérents s'ils sont postiers, cheminots, étudiants, assurés sociaux, enseignants ou retraité et qu'ils se sentent concernés, notamment s'ils sont syndiqués, qu'ils participent à ces mouvements et d'ailleurs ils y participent. Autre chose est la symbolique d'un leader politique d'un parti venant dans une manifestation syndicale, d'ailleurs à ma connaissance nous ne sommes pas invité.
Q. : Vous au côté de R. Hue pour la motion de censure, ça vous paraîtrait normal de reconstituer un front uni de la gauche ?
R. : Nous verrons s'il y a une motion de censure. C'est un acte symbolique.
Q. : L. Fabius l'a proposé hier soir.
R. : Oui et nous en avions parlé ensemble ; nous savons bien que ça ne va pas changer naturellement le gouvernement.
Q. : Vous n'êtes pas assez nombreux ?
R. : Bien sûr. Moi ce qui m'a frappé dans tous ces reportages que vous avez montrés très humains, précis, c'est que ces grévistes et ces usagers étaient les mêmes hommes et les mêmes femmes. Ce qui m'a frappé aussi c'est leur sagesse, la façon dont ils s'adaptent. Au fond, ils jouent leur rôle avec l'esprit de responsabilité. Ce qu'on peut attendre de notre gouvernement, du gouvernement, c'est qu'il joue son rôle, qu'il assume ses responsabilités. Le rôle d'un gouvernement, face à des conflits sociaux qu'il a créés surtout, c'est de ne pas jouer le pourrissement. L'idée même que le gouvernement d'un pays puisse vouloir pourrir une situation me choque. Son rôle c'est au contraire de faire que les choses marchent et non pas qu'elles pourrissent. C'est donc de sa responsabilité de trouver les éléments sur des sujets différents. Il est évident que le mouvement étudiant ne peut pas être identifié au sujets différents. Il est évident que le mouvement étudiant ne peut pas être identifié au mouvement de la SNCF qui est le contrat de plan. Le mouvement universitaire c'est l'abandon de la priorité à l'enseignement supérieur que j'avais mise en œuvre pendant 4 ans et qui avait commencé à changer la vie dans les universités, qui avait donné un élan. Donc tous les problèmes ne doivent pas amalgamés. Il faut trouver des solutions à des problèmes différents. Nous, des solutions nous en avons.
France inter : lundi 4 décembre 1995
A. Ardisson : Deuxième semaine de grève et vous semblez un peu en retrait, pas dans une opposition farouche, brutale, pourquoi ?
L. Jospin : Je ne pense vraiment pas que ce soit de farouche et de brutal que nous ayons besoin aujourd'hui mais au contraire de calme, d'une part, et puis d'esprit de responsabilité. Mais quand je dis cela, bien sûr, cela concerne l'opposition, merci de m'en créditer, encore qu'il faudrait en préciser la nature, mais ça devrait concerner le gouvernement. Il semble que les ministres se soient donnés le mot ce week-end pour parler de dialogue, mais d'un dialogue sur des positions qui seraient inchangées. Je voudrais dire très clairement et à nouveau que lorsqu'on est face à un mouvement de cette ampleur, ce n'est pas de dialogue qu'il s'agit, c'est de négociation. Il faut que le gouvernement entre dans des négociations précises sur les dossiers qui ont provoqué les mouvements sociaux. Voilà la réalité. Et s'il y a du calme du côté de l'opposition, je crois que dans la situation actuelle, c'est souhaitable.
A. Ardisson : C'est plus une impression qu'une question que je voudrais confronter à votre réflexion. On parle beaucoup, en ce moment, de 86, 68, sans oublier 67. Est-ce que d'une certaine façon, de part et d'autre du gouvernement et des grévistes, on n'en a pas envie ? Un peu comme un abcès qu'on voudrait crever.
L. Jospin : Je ne le pense pas. Je crois que la situation devant laquelle nous somme a été créée par le gouvernement lui-même. Quand je dis le gouvernement, je devrais dire le pouvoir au sens plus large car, à l'arrière-plan de ce conflit social, il y a la façon dont a été menée l'élection présidentielle. La tonalité de cette élection de la part de J. Chirac, la négation d'une série de problèmes, la tonalité très volontariste, très généreuse, pleine de promesses, d'ailleurs vagues et contradictoire, a créé un état d'esprit dans l'opinion avec lequel la brutalité de l'action gouvernementale a tranché de façon telle que les Français d'abord n'ont pas compris et l'on manifesté par une chute de confiance de ce pouvoir qui a précédé largement les conflits sociaux. Et puis, certains d'entre eux se sont engagés dans des conflits à partir du moment où ils ont vu qu'une offensive était menée contre un certain nombre de leurs intérêts. Donc, c'est à mon avis le gouvernement qui a créé cette situation. Vous vous souviendrez que les syndicats et que les leaders syndicaux, quels qu'ils soient d'ailleurs, ont accueilli le nouveau pourvoir plutôt avec faveur ou, en tout cas, avec indulgence, prêts à discuter. Pourquoi en sommes-nous là au bout de sept mois dans une telle crise de tension sociale ? Je crois que la question, c'est au gouvernement qu'il faut chercher la réponse.
A. Ardisson : Ça serait plus de la déception que de la colère sur un projet précis ?
L. Jospin : On dit que ceux qui sont engagés dans des mouvements défendent des intérêts particuliers ou des intérêts corporatistes, il y a ces aspects quand on parle de tel ou tel régime social, de retraite, mais il faut bien comprendre aussi que c'est lié à une culture, à une histoire ouvrière. Donc, ces choses-là doivent être traitées avec précaution. Mais je crois qu'il faut comprendre que dans ces conflits, ce sont aussi des questions qui relèvent de l'intérêt général et non pas simplement d'intérêt corporatistes. Quand les étudiants se mettent en mouvement, il s'agit des conditions d'étude des générations actuelles mais des futures générations de Français. Lorsque les cheminots refusent un contrat de plan, ils parlent du service public, de sa nécessité de le défendre, des conditions d'équité dans lesquelles il doit fonctionner, par exemple par rapport à la route, ou bien quand on lui impose par décision d'État, des mesures que l'entreprise doit assumer seule financièrement, comme le développement du TGV. Il parle aussi, ce conflit SNCF, d'aménagement du territoire lorsqu'on parle de supprimer des lignes régionales ou de les confier aux régions. Quand on parle Sécu, qu'il y a des mouvements contre une réforme de la Sécu, dans le détail duquel je peux entrer davantage, c'est aussi le refus d'une certaine étatisation de la Sécurité sociale qui est en cause. Donc, ne voyons pas dans ces conflits simplement des questions d'intérêts particuliers, voyons-y aussi un rapport à l'intérêt général.
A. Ardisson : Vous réclamez des négociations au-delà du dialogue mais le gouvernement peut-il décemment remettre son plan, le plan Juppé sur la Sécu dans sa poche, sans voir les marchés internationaux s'effondrer ?
L. Jospin : On nous dit tous les jours qu'il y a des réalités économiques, des contraintes économiques. Nous nous rappelons en ce moment qu'il y a aussi des réalités sociales et des contraintes sociales. Souvent, elles sont enfouies, chaque jour, avec les cours de la Bourse, ce sont les réalités économiques et les contraintes économiques internationales qu'on nous rappelle, et les contraintes sociales sont enfouies. Les gens travaillent, obéissent, agissent. À certains moments, ils refusent, et à ce moment-là, les contraintes sociales viennent affleurer à la surface. Je pense qu'il faut les traiter, quand on est un gouvernement sérieux, avec autant de sérieux qu'on traite les contraintes économiques ou les contraintes internationales. C'est devant cette situation que nous sommes. Dire : nous sommes ouverts au dialogue, tout en disant : nous ne changerons pas un iota de notre plan, n'a pas de sens. Et d'ailleurs, ça a tellement peu de sens que les commentaires autour des journalistes qui ont accès aux cabinets ministériels ou à Matignon, nous disent : en réalité, ce qu'on se prépare à faire, c'est une épreuve de force. Qu'un pouvoir faible veuille une épreuve de force, qu'il veuille entraîner le pays dans une épreuve de force politique parce qu'il n'a pas la capacité de régler les questions au plan social, m'inquiète, et je le dis.
A. Ardisson : Vous réclamez des négociations au-delà du dialogue mais le gouvernement peut-il décemment remettre son plan, le plan Juppé sur la Sécu dans sa poche, sans voir les marchés internationaux s'effondrer ?
L. Jospin : On nous dit tous les jours qu'il y a des réalités économiques, des contraintes économiques. Nous nous rappelons en ce moment qu'il y a aussi des réalités sociales et des contraintes sociales. Souvent, elles sont enfouies, chaque jour, avec les cours de la Bourse, ce sont les réalités économiques et les contraintes économiques internationales qu'on nous rappelle, et les contraintes sociales sont enfouies. Les gens travaillent, obéissent, agissent. À certains moments, ils refusent, et à ce moment-là, les contraintes sociales viennent affleurer à la surface. Je pense qu'il faut les traiter, quand on est un gouvernement sérieux, avec autant de sérieux qu'on traite les contraintes économiques ou les contraintes internationales. C'est devant cette situation que nous sommes. Dire : nous sommes ouverts au dialogue, tout en disant : nous ne changerons pas un iota de notre plan, n'a pas de sens. Et d'ailleurs, ça a tellement peu de sens que les commentaires autour des journalistes qui ont accès aux cabinets ministériels ou à Matignon, nous disent : en réalité, ce qu'on se prépare à faire, c'est une épreuve de force. Qu'un pouvoir faible veuille une épreuve de force, qu'il veuille entraîner le pays dans une épreuve de force politique parce qu'il n'a pas la capacité de régler les questions au plan social, m'inquiète, et je le dis.
A. Ardisson : Les législatives partielles ?
L. Jospin : Il y a une protestation sociale, comme une sanction sociale, à la fois de projet de fond et d'une méthode inadaptée et il y a comme un contre-point, une sanction citoyenne politique. Elle se manifeste dans le recul très fort des partis de la majorité dans les élections partielles, dans la poussée très grande du PS, dans une légère progression du PC et dans une montée beaucoup plus faible qu'on ne le dit, du FN.
I. Levaï : Si vous avez lu les journaux, vous avez remarqué que depuis quelques jours. Ils se partagent et ils choisissent, c'est-à-dire qu'ils ont l'air de soutenir davantage N. Notat que M. Bondel et L. Viannet. Est-ce que, face à cette attitude de la presse, vous êtes contraint, en tant que leader du PS, de rester très réservé, très en retrait ou est-ce que vous pourriez vous prononcer vous aussi un peu ce matin.
L. Jospin : Non, moi je ne m'exprime pas sur les personnalités syndicales. Je note les nuances qui peuvent exister, y compris, aujourd'hui, dans l'approche de tel ou tel : ceux qui insistent sur la négociation, ceux qui insistent sur la radicalisation. Donc je l'observe. Mais mon rôle est différent. Je ne suis pas un spectateur de ce mouvement mais je suis un acteur différent du syndicat, je suis un acteur politique et mon rôle consiste à quoi ? En l'occurrence, à dire que je suis solidaire de ces mouvements…
I. Levaï : Les trois, c'est-à-dire des trois syndicats ?
L. Jospin : Non, j'ai dit les mouvements, je n'ai pas dit les syndicats. Je parle des mouvements qui se produisent. De dire ensuite que le commentaire et l'action du politique ne se confondent pas avec le syndicat, particulièrement dans la tradition française, d'éclairer les enjeux pour les Français, de dire ce qui est en cause, je commençais à le faire tout à l'heure, émettre des critiques naturellement et enfin d'essayer de dire – et j'y reviens parce que ça me paraît essentiel aujourd'hui – au gouvernement : « Négocier, n'employez pas ce terme vague et sans signification du dialogue, négociez ! » Négocier, ça ne veut pas dire forcément reculer sur tout, ça veut dire négocier, prendre en compte les dossiers. Il semble que le gouvernement ait commencé à faire aussi dans les autres domaines et de ne pas entraîner le pays dans une épreuve de force politique dont on voit bien qu'il a la tentation.
P. Le Marc : Mais est-ce que vous approuvez ou non la demande FO et de la CGT de retrait du plan Juppé, du contrat de plan SNCF ?
L. Jospin : J'ai marqué clairement mon opposition au plan Juppé. Ce que je souhaite que nous fassions dans ce pays, c'est la maîtrise des dépenses de santé. Ça, nous y avons toujours été attaché, nous pensons que c'est nécessaire et que nous pensons que c'est compatible avec une meilleure qualité des soins. Ça me paraît être un point important. Pour le reste, nous n'avons pas approuvé ces prélèvements, nous n'avons pas approuvé leur caractère injuste. De même que nous sommes inquiets par certaines réformes de structures de la Sécurité sociale si elles doivent aboutir à l'étatisation. Donc, je ne suis pas pour le statu quo, je suis pour une ouverture du système de la parité dans la gestion de la Sécurité sociale. Par exemple à la mutualité, je suis pour que le Parlement joue un rôle plus grand en tant que représentant de la souveraineté nationale, dans le débat et l'orientation des dépenses de santé et de protection sociale. Mais je ne suis pas pour une étatisation des structures de la protection sociale, je suis contre ces prélèvements qui sont injustes.
P. Le Marc : Vous comprenez ces syndicats lorsqu'ils demandent le retrait du plan Juppé ?
L. Jospin : Naturellement que je comprends, c'est eux qui fixent leur mot d'ordre et moi je ne m'exprime pas en langage syndical, je m'exprime en langage politique. Sur le contrat de plan SNCF – parce que je suis précis, je viens de vous répondre de façon précise sur la protection sociale –, la seule chose qui me paraît devoir être gardée, c'est la maîtrise des dépenses de santé, à condition d'ailleurs qu'on ne la fasse pas n'importe comment. Quand je vois qu'on veut fixer un taux uniforme d'encadrement des dépenses de l'hôpital, je pense que c'est une mauvaise mesure. Donc, y compris à l'intérieur de la maîtrise des dépenses de santé, il y a des choses que je n'approuve pas. Je suis donc opposé au plan Juppé. Quant au contrat de plan SNCF, je pense que le gouvernement doit mener une négociation, doit entrer dans la discussion et en particulier jouer son rôle d'État actionnaire : 20 milliards par an de francs imposés à la SNCF pour la réalisation des grands programmes TGV, pour des raisons liées au monde économique, liées aux relations en Europe, liées à une certaine conception du sillonnage du territoire, mais la SNCF doit assumer seule cela ! Eh bien, que l'État assume ses responsabilités et qu'il ne tourne pas le dos à tous les discours qu'il nous faisait au moment de la loi Pasqua sur l'aménagement du territoire, sur la suppression des lignes secondaires. Donc là, il y a une place aussi pour une négociation.
I. Levaï : Faites un pas de plus, L. Jospin. J'ai sous les yeux l'encadré du Monde, la pétition signée avec ceux que l'on appelle « les experts de la deuxième gauche » et qui demandent « une réforme de fond de la Sécurité sociale ». Cette attitude vous choque-t-elle ou êtes-vous obligé d'en tenir compte comme vous devez tenir compte de celle d'Emmanuelli qui vous demande d'être plus près de ceux qui manifestent dans la rue ?
L. Jospin : Je ne pense pas qu'Emmanuelli me demande ça car je me tiens au plus près que je puisse me tenir d'eux mais comme un politique. En France, dans les grands mouvements syndicaux, les leaders politiques ne manifestent pas au côté des leaders syndicaux au niveau national. En tant qu'élus, ils peuvent prendre part à tel ou tel mouvement, dans leur ville. Les membres du PS – postiers, enseignants, étudiants, cheminots – participent logiquement au mouvement syndical. C'est même une règle au PS. Quand on est membre du PS, on a le devoir d'adhérer à un syndicat et de son choix. Ils participent donc nombreux à ces mouvements et ils les appuient, ils l'ont exprimé par leur vote dimanche. Je n'ai jamais vu, depuis 30 ou 40 ans, un leader socialiste français, communiste aussi, participer à des rassemblements syndicaux. Quant à ces experts, je n'ai pas vu, dans leur appel, un seul mot qui évoque les prélèvements, donc je ne pense pas qu'ils approuvent les prélèvements et leur répartition injuste. Ensuite j'ai vu, dans cet appel, qu'ils soulignaient, qu'ils n'appuyaient pas le plan Juppé et qu'ils mettaient en cause des dispositions comme la question des retraites, de la fiscalisation des allocations familiales. Le seul sujet sur lequel ils s'exprimaient, c'est la question de la protection sociale.
I. Levaï : Une réforme de fond de la Sécurité sociale.
L. Jospin : Oui, mais la maîtrise des dépenses de santé essentiellement et sur ce point, il n'y a pas de différence. Les experts, les élites, et les élites de gauche, c'est la tradition républicaine, en règle générale viennent du peuple et s'ils veulent pourvoir jouer leur rôle, il ne faut pas qu'ils se coupent du peuple.
A. Ardisson : Est-il temps d'envisager une sortie de crise de nature politique : élections générales, référendum ?
L. Jospin : Je vous fais remarquer que nous sommes à 7 mois d'une élection présidentielle qui vient d'avoir lieu. Si à 7 mois d'une élection présidentielle, un gouvernement ne sait pas aborder les problèmes de la réforme du pays, ne sait pas mettre en place une méthodologie qui convient, fait des propositions qui se heurtent aux intérêts de catégories très importantes de la population, si au bout de 7 mois seulement après une élection présidentielle, qui devrait être l'aube, d'une période, on en est à évoquer soit une dissolution de l'Assemblée nationale, soit un référendum, ça nous laisse mesurer l'importance de la crise dans laquelle on est.
I. Levaï : Mais tout le monde est d'accord là-dessus, elle est gravissime.
L. Jospin : Oui mais qui l'a créée ? Où est ce président de la République qui nous promettait le dynamisme, la confiance, l'élan, l'augmentation des salaires, la diminution des impôts, la contraction des déficits et que l'on trouve maintenant confronté à cela. Je ne voudrais pas que ce pouvoir, après nous avoir brouillés avec un certain nombre de pays européens, se brouille avec les Français.
I. Levaï : Quelle pourrait être l'issue ? Dissolution, référendum ou changement de Premier ministre ?
L. Jospin : Moi j'en reste à l'approche suivante : ce gouvernement doit traiter socialement un problème social. Il doit négocier pour trouver une issue, il ne doit pas se laisser aller à la tentation de l'épreuve de force. Je veux être dans ce paysage politique un peu compliqué. Quand on voit un gouvernement qui dit qu'il veut dialoguer mais qu'il ne veut pas négocier, qu'il vous laisse entendre par des commentaires de presse, qu'il se prépare à une épreuve de force, mais qu'on voit le président de l'Assemblée nationale, ostensiblement, aller discuter avec les grévistes et dire qu'il va transmettre leurs plis, bientôt, ça va être le seul facteur qui va travailler en France, on se dit qu'on ne sait plus très bien où on en est avec ce pouvoir.
I. Levaï : Il fait son travail d'élu, il va voir les cheminots de sa ville.
L. Jospin : C'est ce que vous avez compris ? Bien, alors, il va falloir vous faire une formation de politique.
I. Levaï : Alors, vous avez compris quoi ?
L. Jospin : Comme tout le monde, il s'agit d'un positionnement. Donc, on ne voit pas la cohérence de ce dispositif. Moi, je veux représenter un élément de stabilité. Je n'aurais pas mis le pays dans cette situation si j'avais été élu à la Présidence parce que mes propositions étaient autres et ma méthode était autre en particulier. Donc, on ne peut pas faire évoluer un pays en prenant des décisions brutales, en se vantant de le faire par surprise à l'égard de la responsabilité nationale et par surprise à l'égard de la responsabilité nationale et par surprise à l'égard des partenaires sociaux. Ces derniers doivent être respectés. Comment peut-on comprendre que des leaders syndicaux, et là je veux bien citer les noms, il peut s'agir de M. Blondel, de Mme Notat qui accueillaient plutôt avec faveur ou en tout cas normalement, comme des syndicalistes prêts à discuter avec le nouveau pouvoir, sont maintenant brouillés avec ce nouveau pouvoir ?
I. Levaï : Donc, on est encore dans la crise sociale puisque vous attendez un dénouement de négociation ou sommes-nous déjà dans la crise politique ?
L. Jospin : Je ne politise pas les mouvements sociaux et j'ai reproché au gouvernement de le faire, sectoriellement lorsque le RPR se met à essayer de monter des comités d'usagers et globalement lorsqu'on nous laisse entendre qu'il se prépare à une épreuve de force. Et puisque vous voulez m'amener sur le terrain politique, je le ferai sur le seul terrain où c'est légitime : les élections législatives partielles. Sept viennent d'avoir lieu. Que traduisent-elles ? Un recul très net de la majorité, entre 15 et 20 points, une poussée très forte du PS, autour de 13 points en moyenne mais avec des pointes de + 21, une progression légère du PC, 1,5 environ et en moyenne, contrairement à ce qui a été dit et même contrairement à ce qu'essayaient hier de solliciter des commentaires de médias à propos des seules élections en Seine-et-Marne, nullement une poussée du FN. La progression moyenne du FN sur ces élections législatives est environ entre 2,5 et 2,8 points.
I. Levaï : Quelles conclusions en tirez-vous ?
L. Jospin : Qu'il y a un message social qui est passé par les Français en tant qu'acteurs sociaux. Je disais dans les élections partielles, faites passer un message citoyen. Eh bien, il a été passé à l'égard du gouvernement, il est un avertissement très net, il peut prendre même la forme d'une sanction. Je ne me prononce pas sur l'issue des deuxièmes tours, nous les verrons, c'est dans huit jours. Les Français, dans ces circonscriptions, vont se prononcer. Mais en tout cas, la tendance est nette, poussée socialiste qui semble bien rassembler autour de son approche, de ses prises de position, de sa façon d'agir dans le conflit ou dans la situation politique plus large des Français et recul très fort de la majorité.
Donc, je ne suis pas sûr que la voie politique soit la meilleure pour le gouvernement. Il serait plus sage d'essayer de réparer ce qu'il a fait en négociant avec ses interlocuteurs.