Interview de M. Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, dans "L'Humanité dimanche" le 24 août 1995, sur la dégradation de la situation sociale, l'élargissement des responsabilités syndicales et l'appel à un "syndicalisme rassemblé".

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Média : L'Humanité Dimanche

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L'Humanité Dimanche : Dans un texte récent, la direction de votre syndicat estime qu'aujourd'hui les responsabilités de la CGT sont aussi importantes qu'au moment de sa création. Pourquoi ?

Louis Viannet : La société vit des bouleversements sans précédent. Alors que la capacité de production de notre pays s'est considérablement développée, que nous aurions les moyens de répondre à l'essentiel des besoins humains, le chômage dépasse les 12 %, l'instabilité et la précarité se développent, l'exclusion s'installe. La responsabilité du syndicalisme est de tout faire pour inverser la spirale, en tenant compte des échecs de ce siècle, l'expérience soviétique ou les diverses expériences sociales-démocrates. Le capitalisme a élargi son influence mais se débat dans ses contradictions et aggrave les conditions d'existence du plus grand nombre. Comme il y a cent ans, la question posée est celle de la transformation sociale et de la participation du monde du travail à cette transformation.

L'Humanité Dimanche : À quelles conditions ?

Louis Viannet : Nous avons des retards à rattraper. Les « socles » sur lesquels s'est édifié le syndicalisme français ont subi fortement les restructurations industrielles. Parallèlement, nous avons tardé à faire les efforts suffisants pour rencontrer les secteurs ou les catégories qui se développaient, notamment les employés, les cadres, les techniciens, les ingénieurs. Le syndicalisme a été fait par les ouvriers, conçu par les ouvriers. Il faut encore beaucoup d'efforts pour intégrer le fait que la CGT est et doit être le syndicat de tous les salariés, avec ce que cela suppose de transformations.

Le développement récent de la précarité, la montée du chômage modifient aussi en profondeur le monde du travail. Un nombre grandissant de salariés se trouvent hors du champ de l'activité syndicale traditionnelle. Ces salariés – en particulier les jeunes – sont dans une situation doublement instable. D'une part, faire un pas vers un syndicat n'est pas pour eux un réflexe naturel, d'autre part, nombre de structures syndicales ont mis du temps pour s'adresser à eux. Si nous ne prenons pas ces questions à bras-le-corps, nous allons nous retrouver en marge des préoccupations, des réflexions, des aspirations d'une partie importante des salariés.

L'Humanité Dimanche : La CGT était présente à toutes les tables rondes syndicats-CNPF. Avez-vous décidé de « collaborer » ?

Louis Viannet : Nous ne refusons jamais de participer à des rencontres où se discutent les intérêts des salariés. Partout où nous considérons possible d'avancer dans le bon sens, nous sommes présents. Cependant, la politique dite « contractuelle », telle qu'elle est pratiquée est malsaine. Le patronat et le gouvernement veulent avant tout en faire un acte à connotation consensuelle, politique, et s'en servir pour leurs objectifs antisociaux. Cette pratique pèse sur la situation syndicale et les rapports sociaux, en l'absence d'une mobilisation suffisante.

Les signatures trop facilement données par les dirigeants FO ou CFDT contribuent à dévaloriser la politique conventionnelle et empêchent souvent d'imposer des concessions beaucoup plus fortes sur les questions du plein-emploi, de la réduction du temps de travail, de la protection sociale qui sont au cœur des luttes actuelles. Ce qui ajoute un doute sur l'efficacité de l'action syndicale. Ce qui manque, c'est le moyen d'en faire l'affaire des salariés eux-mêmes, cela demande des efforts d'information, de débat, et un développement des pratiques démocratiques.

L'Humanité Dimanche : Pour la première fois, vous avez assisté au congrès de la CFDT. Le monde syndical entre-t-il dans une nouvelle phase ?

Louis Viannet : Je le pense, ce qui n'élimine pas les obstacles. La plupart des discussions sociales se déroulent actuellement sur la base des revendications patronales et des orientations du gouvernement. Cette situation devrait interpeller toutes les forces syndicales, car le seul moyen de modifier ce cadre extrêmement bloqué, reste l'intervention des salariés. Ceux-ci en sont de plus en plus conscients. C'est pourquoi nos initiatives unitaires trouvent un écho plus favorable depuis un ou deux ans. Dans la plupart des luttes locales, l'ensemble des organisations syndicales se retrouve. Pour les directions nationales, on note des évolutions, mais on est loin du compte.

L'Humanité Dimanche : On a toujours connu en France un syndicalisme divisé. Espérez-vous changer la donne ?

Louis Viannet : C'est une nécessité pour les salariés. Les progrès de l'unité d'action ont montré que le syndicalisme peut être rassembleur, mais cela ne suffit pas. Si on attend que toutes les conditions soient réunies pour débattre de la perspective d'une organisation syndicale unique, on risque d'attendre longtemps. Or, il n'y a pas de temps à perdre. Nous avons besoin de progresser dans la recherche de proposition et d'initiatives communes. Cela implique des discussions beaucoup plus systématiques, une autre façon de préparer les confrontations avec le patronat et le gouvernement, une autre façon de débattre avec des salariés. Les années qui viennent vont être déterminantes.

La situation sociale dégradée appelle un besoin plus fort de riposte. Les salariés ne resteront pas passifs devant ce constat aberrant : moins il y a de syndiqué, plus il y a de syndicats. Il est vital d'avoir un syndicalisme qui puisse peser sur les choix et les décisions dans les entreprises, les groupes, le pays. C'est tout le sens de notre appel pour un syndicalisme rassemblé.

L'Humanité Dimanche : En décembre, la CGT réunira son 45e Congrès. Il y a quelques mois, vous déclariez : « Il y a encore beaucoup de poussière à enlever chez nous. » À quoi faisiez-vous allusion ?

Louis Viannet : J'ai déjà évoqué les retards qui pèsent et les comportements qui peuvent empêcher que la voix des salariés, et parmi eux des syndiqués, puisse s'exprimer. Les efforts pour développer des pratiques qui conduisent à se dire les choses franchement, même quand elles font mal, contribuent à secouer la poussière. Nous avons un gros problème de syndicalisation des salariés en France et un problème de participation de ceux qui ont fait le pas de se syndiquer. Nous sommes loin, dans nos comportements, nos pratiques, de faire toujours tout ce qu'il faudrait pour les associer aux discussions, aux décisions, pour qu'ils aient envie de s'engager.

L'Humanité Dimanche : La préparation de votre congrès met en avant nombre d'idées, comme celle de « pleine citoyenneté ». Affirmer que le syndicat a vocation à « intervenir dans tous les domaines de la vie sociale », n'est-ce pas outrepasser son rôle ?

Louis Viannet : C'est la nécessité qui nous pousse. Défendre efficacement aujourd'hui les intérêts des salariés reviennent, dans le domaine de l'emploi, à intervenir sur la gestion des entreprises, sur l'aménagement, engager la polémique avec le patronat, le gouvernement, sur les coûts salariaux sur les « charges sociales ». Défendre les intérêts des salariés, c'est se préoccuper de questions comme le transport, le logement, la santé. Une fois le tour fait, qu'est-ce qui peut échapper à l'activité syndicale ? C'est la même chose pour l'exclusion, les problèmes liés à la banlieue.

Quelle image donnerait de lui un syndicalisme qui ne rayonnerait que sur celles et ceux qui ont un emploi, un statut, qui sont couverts par une convention collective alors que s'élargit le nombre des exclus de ce champ-là ? Il faut sortir de la contradiction entre l'affaiblissement des forces syndicales et l'élargissement de leurs responsabilités. L'obligation nous est faite par la vie elle-même d'intervenir sur toutes ces questions.