Texte intégral
Mme Sinclair : Bonsoir à tous.
Vous le savez sans doute, Itzhak Rabin, Premier ministre d’Israël, est mort, hier soir, assassiné par un juif fanatique de la guerre. Lui, Rabin, qui voulait précisément la paix.
Ce soir, je vous propose un 7 sur 7 spécial, avec deux invités en direct de Jérusalem. Il s’agit de :
Monsieur Avi Pazner, le futur ambassadeur d’Israël en France. Il sera en poste dans quelques jours.
Vous ne le voyez pas encore à l’image. Là, vous voyez Jean Frydman qui est l’ami d’Itzhak Rabin. L’homme qui a organisé l’immense rassemblement pour la paix, hier soir, à Tel-Aviv, rassemblement à l’issue duquel Itzhak Rabin a été assassiné.
Ils dialogueront avec François Bayrou, ministre de l’Éducation. Bonsoir.
M. Bayrou : Bonsoir.
Mme Sinclair : François Bayrou qui venait à 7 sur 7 parler des problèmes qui nous agitent en France : les universités et les banlieues. Nous en parlerons tout à l’heure. Ainsi, bien sûr, que des attentats commis en France, ici aussi, par des fanatiques.
Mais tout de suite les images d’hier soir à Tel-Aviv : images de joie, images de deuil, images de paix, images de violence.
– Reportage
Mme Sinclair : Jean Frydman, vous êtes en direct de Jérusalem. Vous êtes l’organisateur de cet immense meeting, 100.000 personnes. 100.000 personnes sur 4 millions d’Israéliens, donc on mesure l’importance de ce rassemblement. Le climat d’hier soir était-il à la joie populaire ? Ou était-il déjà un peu à l’affrontement ?
M. Frydman : Pas du tout, il était totalement vers la joie, le plaisir d’être ensemble, le plaisir de chanter ensemble et le plaisir de montrer à Itzhak Rabin et à Shimon Pérès qu’ils étaient soutenus, que le peuple israélien était en faveur de la paix et qu’il était contre la violence puisque c’était les deux thèmes de ce rassemblement.
Mme Sinclair : Le thème aussi, c’est que vous vouliez organiser ce rassemblement, pour que les partisans de la paix montrent qu’ils étaient aussi puissants en Israël et qu’on n’entendant pas que la voix la plus bruyante qui était celle des adversaires de ce processus de paix ?
M. Frydman : Oui, j’étais très irrité depuis quelques semaines de voir que, seuls, les partis de droite, opposés à la paix ou opposés à la paix basée sur la cession de territoires manifestaient et donnaient l’impression par les médias qu’ils étaient les seuls qui pouvaient descendre dans la rue et que, d’une certaine façon, c’était un appel à la violence qu’il fallait arrêter très vite.
J’ai d’abord vu mon partenaire et co-organisateur, l’ancien maire de Tel-Aviv, et, ensemble, nous avons été voir Shimon Pérès et Itzhak Rabin pour leur dire que nous voulions organiser ce grand rassemblement, pacifique, joyeux et ils nous ont dit qu’ils étaient d’accord.
Mme Sinclair : Si j’ai bien compris, à ce meeting, il y avait y compris ce qui était assez fort, des parents d’Israéliens qui ont été victimes d’attentats et qui venaient tout de même dire leur amour de la paix ?
M. Frydman : Oui, il y a eu plusieurs déclarations, plusieurs prises de parole à la tribune, de parents, soit de soldats abattus, soit de jeunes assassinés dans les attentats suicides commis par le Hamas, qui voulaient dire que leurs enfants étaient pour la paix, qu’eux étaient pour la paix et, malgré le deuil, malgré la douleur, ils continuaient pour la paix, et plus que jamais.
Mme Sinclair : On a chanté à ce meeting et tout le monde a vu, on vient de le revoir, les images de Itzhak Rabin chantant, dit-on, même pour la première fois ?
M. Frydman : Oui, c’est le seul point sur lequel j’ai eu beaucoup de mal à le convaincre, il n’avait jamais chanté de sa vie=e. Je lui ai dit qu’il était très bon que, aux côtés de Shimon Pérès et de tous les participants qui étaient sur le podium, il chante lui aussi. Et nous lui avons donné les paroles de ce chant qui s’appelle « la chanson pour la paix » et il a chanté avec tout le monde. Il a pris ce papier à la fin, il l’a plié en quatre, probablement pour le garder en souvenir, il l’a mis dans sa poche et ce papier a été transpercé par la balle qui l’a tué.
Mme Sinclair : On a souvent d’Itzhak Rabin l’image assez dure d’un soldat, d’un guerrier converti à la paix. Est-ce une image juste ? N’étais-ce pas un homme très timide, justement, qui avait du mal à surmonter ses émotions, à dominer ses émotions ?
M. Frydman : C’était un militaire avant tout. Il a été convaincu que la paix était maintenant possible, qu’Israël était assez fort pour faire la paix, que ce n’était pas un acte de faiblesse mais, au contraire, une démonstration de la force d’Israël. C’est vrai que c’était quelqu’un qui était très introverti, qui avait un contact pas très aisé, qui avait du mal à se lier, mais cela faisait partie de son personnage.
Mme Sinclair : Vous êtes sans doute l’une des dernières personnes qui lui ait parlé hier soir, Jean Frydman ?
M. Frydman : Je suis la dernière personne à lui avoir parlé hier soir.
Mme Sinclair : Il vous a quitté ?...
M. Frydman : Après la chanson, il y a eu l’hymne national qu’il a chanté aux côtés de Shimon Pérès. Moi, j’étais un peu en retrait avec Schlomo Lahad. À la fin de l’hymne, il s’est tourné vers nous, il est venu, suivi par une caméra de la télévision israélienne et il a dit : « Je veux que vous soyez avec moi ». Il nous a pris par la taille, Lahad et moi. Sa femme, Léa, s’est précipitée vers nous. Elle m’a embrassé plusieurs fois. Puis, il s’est tourné et il a dit : « Léa, il faut que nous allions à ce diner ». Il a commencé à marcher, je l’ai accompagné sur le podium et sur la moitié des marches. En bas de ces marches, sa voiture l’attendait. Il faut vous dire que nous avions rendez-vous 10 minutes après diner chez des amis, ensemble, en l’honneur du nouvel ambassadeur d’Israël à Paris, Avi Pazner, qui est à ses côtés. Je lui ai dit : « Au revoir, à tout à l’heure », et il m’a dit : « Je n’oublierai jamais que tu m’as donné les deux meilleures heures de ma vie » ; Il a avancé de quelques marches, des coups de feu ont été tirés et vous connaissez la suite.
Mme Sinclair : Comment vous pouvez expliquer qu’un terroriste ait pu s’approcher aussi près pour tirer à bout portant ? Y a-t-il une explication en Israël, ce soir ?
M. Frydman : Non, il y a des enquêtes en cours. Moi, je n’ai pas d’explication. Ce que je peux vous dire, c’est que la sécurité était très intense depuis quelques jours, craignant un attentat, du Djihad islamique. Il y avait 750 agents de police, il avait des gardes-frontières. Il y avait 60 tireurs d’élite sur les toits. Il y avait trois hélicoptères de la police et de l’armée. C’était une sécurité très forte. Peut-être que, après deux heures de chansons de joie et d’une joie vraiment intense… vous parliez tout à l’heure de 100.000 personnes, c’est beaucoup plus que ça, il y a eu plus de 250.000 personnes. Les 100.000 personnes dont on parle, c’est celles qui étaient présentes au début du meeting et la foule n’a pas arrêté de continuer à venir jusqu’au moment où ce crime a été commis.
Mme Sinclair : On va revenir vers vous tout à l’heure. Juste un mot peut-être : qu’est-ce qui vous anime ce soir ? C’et le chagrin, c’est la colère, c’est la fureur, qu’un Premier ministre d’Israël ait été assassiné par un de ses concitoyens ?
M. Frydman : Oui, la fureur, évidemment. Et puis peut-être un sentiment de culpabilité personnel. C’est moi qui ai poussé à ce rassemblement. C’est moi qui ai convaincu Shimon et Itzhak Rabin de le faire. J’ai beaucoup de peine.
Mme Sinclair : François Bayrou, l’émotion du gouvernement français, on l’a vue, on le sait, est très grande. Jacques Chirac se rendra, lui-même, aux obsèques d’Itzhak Rabin demain. Un mot peut-être sur votre horreur devant ce fanatisme. Est-ce du fanatisme ?
M. Frydman : Ce qui m’a frappé, au-delà des déclarations gouvernementales, c’est l’émotion et le chagrin dans la rue chez les Français. Itzhak Rabin n’était pas un homme extrêmement connu des Français. C’était sans doute, parmi les dirigeants d’Israël, la longue suite des dirigeants d’Israël, un de ceux que les Français connaissaient le moins. Et pourtant le choc de ce meurtre en pleine joie, de cette fin pour un homme qui avait d’abord été un chef de guerre glorieux et dur, et qui avait choisi de se convertir à la paix et de devenir un des défenseurs de la paix, pour les Français, il me semble que c’était un symbole, il y avait beaucoup de chagrin.
Le deuxième sentiment qu’il m’a semblé ressentir chez eux, parmi les nôtres, c’est l’inquiétude. Comment se fait-il que cette horreur-là soit partout ? Le fanatisme, l’intégrisme, l’extrémisme. Comment se fait-il que, où que nous tournions nos regards, parmi toutes les sociétés du Monde, il y ait ce démon-là ? Et il m’a semblé que cette inquiétude retentissait beaucoup sur l’esprit et le cœur des Français.
Mme Sinclair : On sera amené à y revenir dans le cours de l’émission et, avant de retourner à Jérusalem retrouver Jean Frydman et l’ambassadeur désigné, puisque tel est ce terme, puisqu’il n’a pas encore pris ses fonctions en France, Monsieur Avi Pazner, et rappeler peut-être ce que fut le processus de paix, on va faire une courte pause.
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Mme Sinclair : Retour à 7 sur 7 à Paris avec François Bayrou.
À Jérusalem, l’ambassadeur d’Israël en France qui va bientôt prendre ses fonctions, Avi Pazner et Jean Frydman, organisateur du meeting d’hier soir à Tel-Aviv.
Monsieur Pazner, je suis à vous dans une seconde. On regarde ce que fut le processus de paix voulu par les trois hommes : Rabin, Pérès et Arafat, et écoutez bien cette phrase très belle d’Itzhak Rabin, prononcée il y a deux ans sur la pelouse de la Maison Blanche, qui résonne aujourd’hui plus dramatiquement encore.
– Reportage :
« M. Rabin : Laissez-moi vous dire à vous, Palestiniens, que nous sommes destinés à vivre ensemble, sur la même terre, dans le même pays. Nous, les soldats, qui sommes revenus du champ de bataille, tâchés de sang, nous qui avons vu nos familles et nos amis tués devant nos propres yeux, nous vous disons maintenant, d’une voix claire et forte : « Assez de sang et de larmes, assez ! »
Journaliste : Le guerrier était devenu homme de paix. Ces poignées de main lui ont coûté la vie. Lui, le sabra, lui, le héros de la guerre des Six Jours, avait osé briser le tabou et pactisé avec l’ennemi. Depuis son accession au Pouvoir en 1992, le général Rabin s’est battu pour libérer les territoires qu’il avait lui-même contribué à conquérir et à occuper.
Septembre 93, étape décisive pour la paix, avec la signature à Washington des accords d’Oslo. Première déclaration de principe sur l’autonomie palestinienne, à Gaza et à Jéricho.
Autre moment fort : en juillet 94, Arafat rentre au pays après 27 ans d’exil. Mais aucune date n’est encore fixée pour les élections locales et si une police palestinienne voit le jour, l’armée israélienne, elle, a du mal à plier bagage. Il faut dire que, sur le terrain, la violence est quotidienne et les attentats se multiplient.
Pour les extrémistes des deux bords : ultra-nationalistes juifs comme Palestiniens du Hamas, tous les moyens sont bons pour faire capoter le processus en cour. Jusqu’à présent, rien, pas même le massacre d’Hébron, n’a entamé la détermination des dirigeants du Proche-Orient. En septembre dernier, ils se sont retrouvés à Washington pour étendre l’autonomie à l’ensemble de la Cisjordanie.
Rabin assassiné, c’est son ministre des Affaires Étrangères qui continue le combat, Shimon Pérès, autre artisan de la paix, qui, conjointement avec lui et Yasser Arafat, avait obtenu le Prix Nobel en 1994. À part quelques manifestations de joie des partisans du Hamas au Liban, les réactions dans le Monde sont unanimes, chez les ennemis d’hier comme chez les amis de toujours, c’est l’horreur et la consternation. C’est la réaffirmation aussi d’une même confiance dans l’avenir du processus de paix.
Mme Sinclair : Monsieur Avi Pazner, vous êtes ce qu’on appelle un ambassadeur désigné, c’est-à-dire que vous n’êtes pas encore en fonction, en poste de France. Vous devez arriver dans les jours qui viennent et dans les semaines qui viennent présenter vos lettres de créance au Président de la République, Jacques Chirac. Je vous remercie beaucoup de vous exprimer ce soir, ce qui n’est pas l’usage pour un ambassadeur qui n’est pas en poste, mais les circonstances sont très exceptionnelles.
J’aimerais entendre votre émotion et puis peut-être votre analyse. On pense bien sûr à Sadate. A Sadate, mort lui aussi d’avoir voulu la paix.
M. Pazner : Je crois que Itzhak Rabin est un soldat de la paix, un soldat tombé au champ d’honneur de la bataille pour la paix. Et notre émotion, notre bouleversement, hier et aujourd’hui, est tellement grand que je rencontre sans cesse des gens qui disent : « Mais je n’y crois pas ». Même moi qui était me recueillir devant la dépouille funèbre d’Itzhak Rabin aujourd’hui, je n’arrive pas à croire que ce grand homme d’État, ce grand soldat, ce grand combattant pour la paix, n’est plus avec nous.
Il y a aussi un angle français ici. Comme l’a dit Monsieur Jean Frydman, Itzhak Rabin, hier, était en route pour participer à un diner à l’occasion de notre départ pour la France. Et il l’a fait, j’en suis sûr, à cause de la grande amitié qu’il ressent envers la France, la grande estime qu’il éprouvait envers le Président Chirac. C’est aussi un ami de la France qui est tombé hier.
Mme Sinclair : Peut-être un mot de votre analyse sur ce qui se passe en Israël en ce moment. Il y a une Extrême-Droite fanatique qui voyait en Itzhak Rabin le traitre. Ne craignez-vous pas une cassure, une fracture dans la Société politique israélienne.
M. Pazner : Non, je crois qu’il ne faut pas exagérer. Je crois plutôt que l’acte d’hier était celui d’un fou criminel et désespéré. Je suis sûr qu’Israël sera surmonter cet obstacle apparu hier. Je crois qu’il nous faut tempérer un peu la violence verbale et oratoire de nos hommes politiques. Il n’est pas possible d’appeler un Premier ministre « assassin » ou « traite » dans des manifestations parce que, là, justement, vous avez des personnes dérangées dans notre société qui traduisent ces expressions en verdict. Je crois qu’il nous faut tempérer.
Il est vrai qu’il y a des divisions en Israël sur le processus de paix. Tout le monde a le droit d’exprimer ses opinions, il faut le faire avec modération dans le cadre de la démocratie. Je ne crois pas qu’il y ait, ici, une rupture, une cassure. Il y a des différences. La majorité en Israël supporte le processus de paix, il faut que la minorité fasse l’opposition loyale en respectant les règles du jeu.
Mme Sinclair : J’entendais l’historien et Israélien, Zaev Sternel, faire la comparaison avec Jean Jaurès qui a été assassiné, lui aussi, par un fou de guerre alors que Jaurès voulait la paix. Et il avait l’air de dire que Jaurès avait été assassiné par (...), tout seul. Là, ce qui inquiète, bien sûr, c’est que cet illuminé, qui a assassiné Rabin, c’est quelqu’un qui se rattache à une Extrême-Droite extrêmement violente. Qu’est-ce qu’ils veulent ces extrémistes : arrêter le processus de paix ? C’est cela qu’ils voudraient ?
M. Pazner : Il y a une Extrême-Droite, je crois, hors du jeu politique ordinaire qui voudrait arrêter complètement le processus de paix. Mais je crois qu’ils vont à l’encontre de l’immense majorité d’israéliens, que même s’ils ne sont jamais toujours d’accord sur toutes les modalités du processus de paix, ils veulent continuer. Je puis vous assurer, Madame Sinclair, que ce processus de paix continuera. Je peux vous assurer que le Gouvernement qui va être formé par Monsieur Shimon Pérès va continuer sa politique de paix envers nos voisins, les États arabes et les Palestiniens. Déjà, aujourd’hui, le leader du Likoud a déclaré qu’il indiquerait au Président Weizmann, Monsieur Shimon Pérès comme la personnalité qui devrait former le prochain Gouvernement. Et nous n’avons aucun doute que Monsieur Pérès, qui est l’architecte de cette paix entre nous et les Palestiniens, entre nous et les Arabes, continuera avec force et avec détermination ce processus de paix.
Mme Sinclair : Si je vous comprends bien, ce serait peut-être alors l’inverse de ce qu’on craint, c’est que ce drame pourrait souder au contraire les Israéliens dans une sorte d’unité nationale pour aider Shimon Pérès à continuer le travail accompli avec la réunion d’Oslo et puis la paix conclue avec Arafat ?
M. Pazner : Avant de venir au studio, je suis passé par la Knesset où repose le corps de Monsieur Itzhak Rabin. J’ai vu littéralement des centaines de milliers, Monsieur Itzhak Rabin. J’ai vu littéralement des centaines de milliers, Monsieur Frydman a organisé hier une manifestation de 250 000 personnes, c’est admirable ! J’ai vu, aujourd’hui, défiler à la Knesset des centaines et des centaines de milliers, et on dit que toute la nuit peut-être un million d’Israéliens vont défiler pour marquer leur respect pour ce grand homme qui a disparu et aussi leur grand effort pour continuer ce processus de paix.
Mme Sinclair : L’un ou l’autre, Monsieur Pazner ou Monsieur Frydman, vous avez vu aujourd’hui Shimon Pérès, pouvez-vous me dire dans quel état d’esprit il est ? Est-ce que, au-delà de l’accablement, il n’est pas découragé devant cette paix maudite ?
M. Pazner : J’ai vu Monsieur Pérès aujourd’hui lorsque le Président italien, Monsieur Scalfaro, est venu se recueillir devant le cercueil de Monsieur Rabin. Monsieur Pérès est complètement déterminé, il l’a dit, à continuer ce processus de paix. Il a eu de très belles paroles pour Itzhak Rabin en disant que « hier, c’était le plus beau jour, paradoxalement, de la vie d’Itzhak. Les plus heures, comme l’a dit Monsieur Frydman ». Monsieur Rabin a vu se concrétiser, là, son rêve de porter la paix au peuple d’Israël et c’est comme si un ange était venu du ciel et l’avait recueilli à sa plus grande heure.
Mme Sinclair : Monsieur l’ambassadeur, je vous remercie beaucoup.
Jean Frydman, je ne sais pas si, vous aussi vous avez vu ou joint aujourd’hui Shimon Pérès ? Si vous avez e même sentiment ?
M. Frydman : Je l’ai vu. Rien n’arrêtera Simon Pérès dans sa recherche de l’avancée de la paix et il a d’autant plus cette position qu’il est maintenant l’exécuteur testamentaire d’Itzhak Rabin. Lisez les derniers mots d’Itzhak Rain sur le podium auprès duquel il allait mourir : C’est une déclaration très forte sur la nécessité de faire la paix, de démontrer que ce rassemblement apportait la preuve que le peuple israélien dans sa grande majorité supportait le processus. Je suis persuadé que Shimon Pérès ne s’arrêtera pas, qu’il aura un soutien plus grand qu’auparavant, peut-être plus net qu’auparavant. Et ce n’est pas un homme qui va changer d’attitude à cause de crainte.
Je voudrais revenir sur un point : je suis tout à fait d’accord avec Avi Pazner, il ne faut pas exagérer le phénomène de la fracture à l’intérieur d’Israël. Les fanatiques dont nous parlons, c’est quelques dizaines, peut-être quelques centaines, ce n’est pas, pour prendre un élément de comparaison français, l’OAS. Il n’y a pas de problème dans l’armée, il y a des problèmes avec une petite, toute petite fraction. Et même, je crois qu’il faut préciser que ce qu’on entend par Gauche et Droite en Israël n’a pas du tout le même sens qu’en France. La Gauche, ce sont ceux qui sont prêts à privilégier la paix et à donner des territoires. La Droite a une conception différente et voudrait faire la paix sans donner des territoires. C’est la différence entre la Gauche et la Droite, mais cela ne veut pas dire que la Droite, c’est l’Extrême-Droite. L’Extrême-Droite, c’est très peu de gens en Israël.
Mme Sinclair : Merci beaucoup à vous deux.
Merci à Jean Frydman. Mercie à Monsieur Pazner qui va prendre bientôt ses fonctions en France et dont c’était un avant-goût de contact avec la population française. Merci beaucoup à tous les deux d’avoir été en direct avec nous de Jérusalem.
François Bayrou, ce processus de paix, tout le monde veut y croire, tout le monde semble y croire. Tout le monde dit : ‘il ne peut que continuer ». On ne peut pas, de toute façon, dire autre chose. Ce soir, êtes-vous plus inquiet ? Ou, au contraire, avez-vous le sentiment, comme avaient l’air de le dire Monsieur Pazner et Monsieur Frydman, que la population israélienne peut se souder au contraire derrière Shimon Pérès aujourd’hui ?
M. Bayrou : J’ai entendu les deux interprétations comme vous tout au long de la journée : ceux qui exprimaient leur inquiétude et ceux qui, au contraire, disaient leur confiance. Moi, je n’ai qu’une référence historique, j’y songeais en venant : lorsque Ravaillac a assassiné Henri IV, pour des raisons qui étaient très proches, au travers des siècles, à quatre siècles de distance de ce qui est intervenu, hier soir, en Israël, ce meurtre a d’un seul coup fait entrer Henri IV dans le triomphe de sa vie. La veille, il était discuté. La veille, il y avait des débats extrêmement durs à l’intérieur de la population. Le lendemain, l’unité nationale s’était refaite. Alors, naturellement, comparaison n’est pas raison, mais il semble que l’émotion extraordinaire qui a été suscitée en Israël et à travers le Monde, par le fait que ce soit un Juif qui tue Itzhak Rabin, comme c’étaient des Musulmans qui avaient tué Sadate, il me semble que cela signifie, à soi seul, ce geste, qu’il faut arrêter la folie. Et que le seul moyen d’arrêter la folie, c’est le courage des hommes.
Ce qu’on a entendu dans la bouche de Rabin, qui est très beau, sur la pelouse de la Maison Blanche, c’est le courage des hommes qui se combattaient hier, décident non pas seulement de vivre ensemble, mais de travailler ensemble. Et c’est pourquoi la position de la France non seulement a été, est et sera pour la paix, mais l’horizon que nous apercevons et que nous cherchons, nous, la France et nous, la communauté européenne, c’est que au-delà de la paix, il y ait un avenir en commun de ceux qui, hier, se battaient et qui, maintenant, travaillent ensemble à construire un Moyen-Orient différent de ce qu’il est aujourd’hui.
Mme Sinclair : François Bayrou, nous allons revenir aux sujets qui nous préoccupent avant l’annonce, hier soir, de l’assassinat d’Itzhak Rabin, les attentats et l’enquête qui avance vite, les banlieues qui craquent un peu partout, les universités qui s’agitent. Vous êtes ministre de l’Éducation, on va donc commencer par un sujet qui est de votre ressort direct : les universités où la contestation gagne du terrain.
Reportage sur le problème universitaire.
Mme Sinclair : François Bayrou, les étudiants réclament de l’argent et des postes d’enseignants…
M. Bayrou : Vous me permettez une transition entre ce qu’on a vu et ce que nous allons dire maintenant…
Mme Sinclair : … elle n’est pas simple.
M. Bayrou : … elle n’est pas simple mais il me semble qu’elle existe. Il y a des moments dans l’histoire des hommes, où il y a urgence et où il s’agit de savoir si l’on a le courage d’affronter cette urgence.
La France, pendant des décennies, a vécu…
Mme Sinclair : … ce n’est pas du même ordre.
M. Bayrou : Ce n’est pas du même ordre, mais nous avons aussi des problèmes vitaux à traiter. Ils ont des symptômes différents et qui paraissent secondaires, mais on a des problèmes vitaux.
La France, pendant des décennies, a vécu avec l’idée qu’il fallait attendre la prochaine alternance, qu’il allait y avoir une échéance électorale dans 2, 3, 4, 5 ans et que cela permettrait de sortir la baguette magique qui résoudrait les problèmes sans effort.
Aujourd’hui, il n’y a pas un Français, pas une Française qui imagine que la prochaine alternance électorale puisse résoudre les problèmes sans effort, et cela donne la ligne que doivent suivre les responsables publics, que suit le gouvernement d’Alain Juppé.
Mme Sinclair : C’est pour cela qu’il y a tant d’attentes sur un gouvernement et, justement, la démocratie, c’est aussi l’exposition des débats.
Alors, les étudiants ne sont pas contents. La rigueur budgétaire annoncée ne va peut-être rien arranger. Qu’est-ce que répond le ministre de l’Éducation Nationale à ces universités qui s’agitent toutes ? Vous allez toutes leur lâcher quelque chose ?
M. Bayrou : Un mot encore pour fixer le tableau, parce que si les choses n’ont pas de logique et de cohérence, on ne comprend pas ce qui se passe.
Les questions en France, aujourd’hui, quelles sont-elles ? Moi, je dirai qu’il y en a deux :
– la première est : avez-nous les moyens démocratiques de corriger les retards, les faiblesses qui sont les nôtres ?
– deuxième question : pouvons-nous corriger ces faiblesses et garder l’union du pays, refaire l’union de la France ? Ou bien est-ce que les décisions vont entraîner des divisions telles que la France va en être déchirée ? Voilà les questions.
Mme Sinclair : C’est la réponse que l’on attend d’un homme politique…
M. Bayrou : La réponse est simple : lorsqu’il faut des efforts et qu’on ne veut pas déchirer, il n’y a qu’une règle, c’est la Justice. Il faut que la décision soit juste.
Universités : qu’est-ce qu’a souligné l’affaire de Rouen ? C’est qu’il y a des universités en France, qui sont des universités pauvres. Comme vous le savez, le nombre des étudiants a augmenté de 3 à 400 % en quelques années. C’est une révolution. On mesurera, dans le siècle qui vient, que c’est énorme. Et un certain nombre de ces universités, récentes en général, ont vu des croissances telles d’effectifs que, malgré les efforts qui ont été réalisés, elles ont pris un retard. Elles sont en situation d’inégalités.
Alors qu’elle est la justice si on ne veut pas que ça déchire le tissu universitaire comme le tissu national ? C’est très simple. Il faut dire qu’on va rattraper le retard.
Mme Sinclair : À Rouen…
M. Bayrou : À Rouen, c’était l’université, sans doute en France, la plus mal traitée.
Mme Sinclair : Qu’est-ce que vous répondez à Metz, à Toulouse qui disent aussi…
M. Bayrou : … c’est très simple, je dis : nous allons faire la liste des universités qui sont en situation d’inégalités, en situation de France, et nous allons faire un plan d’urgence pour traiter ces inégalités-là. Pour faire que, à horizon perceptible, la prochaine rentrée, les deux ou trois rentrées qui vont suivre, tous les retards soient rattrapés. Mais cela pose une très grande question, qu’on n’a jamais véritablement traitée et qui est celle-ci : est-ce qu’on veut l’égalité ou est-ce qu’on veut la justice ? En France, habituellement, c’est l’égalité qu’on réclame. L’égalité en situation de crise se fait au détriment de la justice. Parce que, si vous donnez la même chose aux riches et aux pauvres, vous êtes dans l’égalité mais vous n’êtes pas dans la justice. Le résultat est que le fossé se creuse entre les uns et les autres.
Et c’est pourquoi je proposerais que l’action du gouvernement soit dirigée par le sentiment de justice, ce qui veut dire qu’on va essayer de combler le retard des universités qui sont dans la plus grande difficulté, et ce sont des faits objectifs que chacun pourra vérifier.
Mme Sinclair : Ce qui veut dire que vous demandez encore un peu de temps aux étudiants…
M. Bayrou : Non.
Mme Sinclair : … et aux enseignants…
M. Bayrou : Non…
Mme Sinclair : … qui s’impatientent…
M. Bayrou : Anne Sinclair, il y a deux problèmes…
Mme Sinclair : Attendez, vous me laissez juste… je vous posais la question plus globalement. Vous avez un plan de réforme des universités, plutôt un programme de réflexion sur l’avenir de ces universités…
M. Bayrou : … non.
Mme Sinclair : … et vous souhaitez organiser une concertation. Je me trompe ?
M. Bayrou : Oui.
Mme Sinclair : Bon. Alors, je me trompe !
M. Bayrou : Il y a des problèmes d’urgence – je viens de décrire ce que nous allons faire – : un plan d’urgence pour les inégalités. Et puis il y a les problèmes de fond.
Si vous réfléchissez aux problèmes de fond de l’université, vous vous apercevrez – tous ceux qui nous écoutent, savent- que depuis des décennies, chaque fois qu’on parle de réforme de l’université, que se passe-t-il ? Les étudiants descendent dans la rue. S’il y a une agitation pendant quelques jours, on retire le plan de réforme.
On a commencé par manifester contre des lois, puis on a manifesté contre des décrets ou des arrêtés. L’année dernière, on a manifesté contre des rapports. Et on demandait de retirer les rapports.
Mme Sinclair : Vous proposez pour l’instant de ne faire ni rapport, ni réforme, d’attendre et de voir parce que vous craignez le terrain miné ?
M. Bayrou : Si je proposais cela, je ne serais pas digne d’être dans cette fonction et le gouvernement ne serait pas digne de faire ce qu’il fait.
Pourquoi est-ce que cela échoue toujours ? Pour une raison simple, les étudiants et la communauté universitaire tout entière ont l’impression que les décisions sont prises en dehors d’eux et se décident en haut. Et si je ne me trompe pas, toute la Société française, sur tous les problèmes, réagit de la même manière. Les gens veulent être acteurs de leur propre vie. Ils veulent participer aux décisions.
Alors, que faut-il faire ? Il faut essayer non pas de faire de la concertation – c’est pour cela que je vous ai répondu non tout à l’heure -, parce que la concertation est un stade préalable, mais de de conduire la réflexion avec eux jusqu’à la décision.
Et si vous voulez bien que nous concluions sur ce sujet : au fond, tout cela a été inventé. Ce n’est pas la première fois qu’on y pense.
Il y a un homme de génie – on va fêter cette semaine le 25e anniversaire de sa mort –, le Général de Gaulle avait imaginé tout seul, et cela n’a jamais été vraiment exploité depuis, que l’on puisse faire de la participation le ressort de la conduite des Sociétés démocratiques. Et ce n’est pas autre chose que le projet, qu’aujourd’hui la nécessité nous compose.
Concertation, participation, décision en commun, à condition qu’on ne traîne pas.
– et, donc, premier trimestre : tout ce qui concerne le statut des étudiants, discuter et décider avec les étudiants et la communauté universitaire elle-même…
– deuxième trimestre : l’architecture.
Mme Sinclair : Vous ne savez pas ce qu’ils veulent ? Vous ne savez pas que les amphis sont surchargés et qu’il n’y a pas assez de profs, que l’orientation…
M. Bayrou : … vous voyez que vous participez…
Mme Sinclair : Est-ce qu’on ne sait pas cela, déjà ?
M. Bayrou : … vous participez à cette incompréhension. Les media savent. Anne Sinclair sait. François Bayrou sait. Ils disent ce qu’ils savent parce qu’ils s’entourent d’experts. Eh bien, moi, je vous dis : les vrais experts sont ceux qui ont l’expérience. Les vrais experts sont sur le terrain, dans les universités. Ils vivent eux-mêmes la vie étudiante. On ne leur demande jamais leur avis. On décide sans eux, en dehors d’eux. Ils ont toujours l’impression que subrepticement on va prendre des décisions à leur place. Eh bien, pour une fois, les choses vont changer…
Mme Sinclair : C’est un super questionnaire « Jeunes » ?
M. Bayrou : Ah non ! C’était bien le questionnaire « Jeunes », à certains égards. Je ne renie pas le gouvernement auquel j’ai participé, mais c’est beaucoup plus que cela !
Vous avez dit concertation. Ça, c’était le questionnaire « Jeunes ». On interrogeait. On consultait.
Et je dis participation, c’est-à-dire qu’on va aller jusqu’à la décision, ensemble.
Mme Sinclair : On va se retrouver dans une seconde pour parler du reste de l’actualité, les attentats et les banlieues, à tout de suite.
Mme Sinclair : Les deux autres gros sujets de la semaine sont les banlieues qui craquent et l’enquête sur les attentats qui a marqué cette semaine des points décisifs :
PANORAMIQUE :
– Arrestations : la Police marque enfin des points contre les terroristes.
– Banlieues : Pas une nuit sans violence, Strasbourg, Dôle, la fièvre monte et gagne des cités jusque-là épargnées. Entre les voitures brûlées et les vitrines cassées, un nouveau drame : un marocain de 26 ans est abattu à la sortie d’un commissariat par un policier qui affirme avoir agi en légitime défense.
Mme Sinclair : À votre avis, François Bayrou, pourquoi ça flambe maintenant dans les banlieues ?
M. Bayrou : Je dirai qu’il y a un sentiment de double abandon. L’abandon de ceux qui ont l’impression qu’il n’y a plus d’espoir devant eux. Le maire de Chanteloup-les-Vignes, Pierre Cardo, me disait hier…
Mme Sinclair : … on vient de le voir.
M. Bayrou : … quand on en parlait – on vient de le voir à l’image –, il me disait hier : manque d’espoir, manque de repères, manque de limites. Et, donc, pour nous, une politique de rendre l’espoir, rendre les repères, rendre les limites.
Et puis un autre abandon, je voudrais aussi qu’on en parle : ce sont des millions de gens qui vivent dans les cités et qui voudraient vivre comme les autres. Il y en a beaucoup qui travaillent. Il y en a beaucoup qui sont des personnes âgées, qui sont des jeunes fragiles et qui ont le sentiment, ceux-là aussi, d’être abandonnés. Et, donc, ceux-là aussi, nous devons penser à eux.
Mme Sinclair : Et quand il y a certains mots malheureux, comme « Vigicasseurs » ou comme « Intifada » ou quand vous voyez un certain nombre de contrôles – sans doute nécessaires en cette période d’attentats où les gens s’y plient volontiers – où les jeunes sont contrôlés 4, 5, 6 fois parce qu’ils sont de type maghrébin…
M. Bayrou : Je crois que le Président de la République l’a dit très bien dans son intervention. Il a expliqué qu’il fallait prendre garde à ne pas faire de provocation, cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire de sécurité. Mais il faut que chacun des gestes de sécurité soit identifié comme étant aussi un geste de sérénité et comme étant un geste responsable de la part d’une autorité de l’État, qui sait qu’elle a le devoir de protéger les plus faibles.
Et puis dans le même temps, il faut aussi, naturellement, que nous sachions quelle réponse nous pouvons apporter à ceux qui disent : mais vous ne nous offrez rien ? Quel travail nous offrez-vous ?
C’est pourquoi j’ai trouvé très juste et très profonde l’idée qui consiste à essayer de diriger les emplois vers la banlieue, diriger les emplois vers les zones les plus fragiles, en donnant des avantages fiscaux très remarquables et considérables.
Mme Sinclair : C’est ce qui est expliqué dans le plan d’intégration urbaine, appelé Plan Marshall, et où l’on donnera des exonérations à des entreprises pour pouvoir s’implanter en banlieue et créer des emplois, entre autres.
M. Bayrou : Il y aura beaucoup de décisions mais il me semble que celle-là est très éclairante, parce que cela prouve que nous apportons les deux réponses, à la fois la réponse de la protection de ceux qui ont droit à la protection de l’État, qui est une réponse de fraternité, celle-là aussi, et puis la réponse qui consiste à traiter le mal à la racine en offrant un certain nombre d’emplois qui, sans la volonté de l’État, ne seraient pas venus en banlieue.
Mme Sinclair : A propos de la protection, et la question de la SOFRES n’est posée que là-dessus :
– À propos des nouveaux moyens donnés aux policiers dans les banlieues (balles en caoutchouc, gilets pare-balles, etc.) diriez-vous que :
– cela va permettre de rétablir l’ordre dans ces banlieues : 33 %
– cela va durcir les affrontements entre les jeunes et la Police : 61 %
– sans opinion : 6 %
L’opinion, visiblement, privilégie le traitement social des banlieues à la répression, et l’inquiétude est forte chez les gens de 25/49 ans qui sont, en gros, les parents des jeunes.
J’imagine justement qu’ils attendent le plan global, parce qu’il y a un plan de répression aussi un plan, en effet, d’intégration.
M. Bayrou : La responsabilité du Gouvernement, c’est de conduire les deux à la fois :
– traiter le mal par la racine
– et éviter les dérives
Mme Sinclair : Alors, dans ce gouvernement, il y a des divergences, on le voit bien, et notamment sur la façon de traiter les mineurs délinquants. Quelle est votre philosophie ? Êtes-vous favorable au déplacement des perturbateurs hors des quartiers, voire hors de leur ville ? Faut-il les mettre dans des centres de placement, qui rappellent à beaucoup des maisons de correction qui ont été supprimées dans les années 70, quelle est votre philosophie, à vous, François Bayrou ?
M. Bayrou : D’abord, je n’aborderai pas les discussions internes au Gouvernement sur le sujet. Les décisions ne sont pas encore prises.
Mme Sinclair : Il y a un débat, mais votre philosophie à vous, c’est quoi ?
M. Bayrou : Je crois qu’il faut faire la différence entre ceux qui sont dans l’agitation, les jeunes qui sont dans l’agitation, et les quelques-uns, très peu nombreux… dans le NOUVEL OBSERVATEUR, je crois, la semaine dernière, un principal de collège ou un proviseur de lycée disait que, dans son établissement de 800, il n’y en avait pas plus de 5 ou 6 qui étaient les générateurs de troubles profonds, je veux dire qui organisaient les rackets, qui s’installaient en caïds de petites bandes, et à ceux-là il faut savoir dire une chose simple, que peuvent même comprendre des très jeunes : « Il n’y a pas de droit sans devoir ».
Mme Sinclair : Ça, on leur dit, mais qu’est-ce qu’on fait ?
M. Bayrou : Cela fait très longtemps que la Société française me semble-t-il, n’a pas osé affirmer avec force cette étroite correspondance entre devoir et droit. Et donc, il faut inventer une institution adaptée pour que les jeunes qui franchissement la ligne jaune, comprennent que, en termes d’urgence, de délai de réponse et en termes de décision, d’encadrement, de surveillance et de réintégration, malgré leur jeune âge, ils ne peuvent pas se considérer comme en situation d’échapper à tout le contrôle de la Société et de la justice.
Mme Sinclair : Quand on parle de banlieue, on parle de beaucoup de choses en même temps, parce que la banlieue est quelque chose de très complexe. C’est un kaléidoscope qui est un reflet de la Société tout entière et de la vie tout entière. Mais quand on parle, est-ce que, pour vous, c’est d’abord un problème social, c’est-à-dire une vie insupportable pour beaucoup de gens et pour beaucoup de jeunes ou est-ce d’abord un problème d’intégration ?
M. Bayrou : C’est un problème d’intégration, et donc c’est un problème national. Il y a très longtemps qu’on a oublié de se rappeler, de nous rappeler à nous-mêmes ce qu’est l’extraordinaire originalité française.
La France s’est construite au travers des siècles, depuis la République, deux siècles de République, mais aussi historiquement avant, elle s’est construite avec un projet qui est absolument unique dans le monde et qui est que l’on va fabriquer un peuple unique, avec des garçons et des filles, des femmes et des hommes d’origines différentes, et qu’on sera le même peuple. C’est pourquoi il y a aujourd’hui tant de Français qui, s’ils remontent dans leur généalogie, vont trouver, qui un italien, un espagnol, un Portugais, un Polonais, qui ont ces racines-là.
Et cette idée d’un seul peuple est une idée qu’avec le temps on avait un peu oublié, avec, au fond, l’idée que tout valait tout et qu’on avait droit à la société multi-culturelle, c’est-à-dire chacun chez soi, chacun son identité, chacun ses valeurs et chacun sa loi. Or, ça ne peut pas marcher comme cela.
Si nous voulons garder le projet français, le projet de faire un seul peuple, le projet de l’intégration, alors il faut rappeler qu’il y a un espace commun, un espace républicain commun et qu’il y a un sacré dans cet espace-là aussi.
Mme Sinclair : Mais est-ce- que votre discours n’est pas un très beau discours qui, en effet, convient à notre modèle français qu’on glorifie et sur lequel on est tous, en gros, d’accord mais qui ne correspondrait peut-être plus tout à fait à la réalité.
Quand les jeunes disent : « Finalement, on ne nous intègre pas, on nous exclut. On nous exclut des boites de nuit. On nous contrôle plus que les autres, et finalement vous ne nous intégrez pas, vous nous excluez », que leur répondez-vous ? Le discours, ça suffit ?
M. Bayrou : Je leur réponds que, dans une large mesure, ils ont raison.
Je suis bien placé pour savoir, ministre de l’Éducation Nationale, qu’il est plus difficile de trouver un stage dans une entreprise si la couleur de votre peau ou la consonance de votre nom vous désigne comme un de ceux qui sont d’origine ou en tout cas d’histoire venant de l’étranger, par exemple de l’autre côté de la méditerranée. C’est vrai, ils ont raison de le dire. Mais il faut qu’ils sachent en même temps qu’ils sont en partie les acteurs de ce processus d’intégration-là, et que tous ceux qui veulent les pousser vers le terrorisme ou vers des dérives intégristes de cet ordre, en réalité leur rendent le plus mauvais des services.
Alors, je voudrais pousser une seconde dans le sens de cet esprit de fraternité nationale dont je parlais à l’instant. Je sais bien que beaucoup de gens commencent à dire qu’après tout ce modèle français, on devait l’abandonner, qu’il n’est plus d’actualité. Je lis cela à longueur de colonnes de journaux. Vous avez, dans votre phrase, laissé apparaître une partie…
Mme Sinclair : … c’était une interrogation. Il y a des gens qui s’interrogent.
M. Bayrou : … de ce jugement. Beaucoup de gens disent cela. Et, moi, je vous dis le modèle qu’on appelle communautariste, c’est-à-dire plein de communautés au lieu d’un seul peuple, ce modèle-là fait des dégâts, là où il existe, qui sont gravissimes.
Vous avez vu, il y a quelques jours, une manifestation de Noirs à Washington pour réclamer un pouvoir noir, une nation noire. Et cela fera en France des dégâts irréparables si on laissait venir cela en France, parce qu’on ne contredit pas le génie d’un peuple.
Lorsqu’un peuple s’est construit sur une histoire presque millénaire autour de cette idée qu’il va former un seul peuple et avoir un destin commun, accepter que chacun vive sa vie, chacun avec sa coutume et sa loi, c’est le condamner à mort.
Mme Sinclair : Si bien que vos convictions ne sont pas ébranlées – je ne veux pas revenir longuement sur l’affaire du foulard à l’école -, mais aujourd’hui cela ne remet pas en question chez vous votre …
M. Bayrou : C’est exactement le contraire. Je le fais avec beaucoup de respect, de prudence, mais c’est exactement le contraire. Je suis persuadé que c’est parce qu’on n’a pas affirmé cette originalité de la France, d’une République qui a ses valeurs, qui est laïque, qui veut intégrer chacun de ceux qui viennent et qui dit : « à chaque droit correspond un devoir », c’est parce qu’on n’a pas affirmé cela avec force, que l’on est devant un certain nombre de dérives. C’est parce qu’on n’a pas donné à ces jeunes à croire cela. On ne leur a rien proposé à croire. Alors, naturellement, lorsque, dans leur vie, ils examinent ce qui mérite d’être cru, ce qui mérite le sacrifice, alors ils ne trouvent plus que des dérives, et des dérives dangereuses, comme on vient de le voir, hélas, en Israël.
Mme Sinclair : Il y a eu des bonnes nouvelles économiques cette semaine, est-ce que vous croyez vraiment que les gens, à qui l’on vient de dire encore deux ans d’effort, encore deux ans de rigueur, se sont dit cette semaine : chic, les taux baissent, le franc monte, les entrepreneurs sont contents. Et est-ce que vous croyez que ça leur suffit ?
M. Bayrou : Oh, je ne crois pas que cela ait suscité des vagues de joie mais ils verront à terme.
Pour répondre en une phrase, il n’y a pas, me semble-t-il, de jour plus heureux pour un peuple que le jour où il se rassemble autour de la Vérité. Tout le monde convient qu’en effet c’est la Vérité qui guide.
Mme Sinclair : Il était temps ? Vous avez l’impression qu’on avait erré ?
M. Bayrou : Je considère que le rappel qu’a fait le président de la république des contraintes inévitables et pas des contraintes inévitables pour l’Europe, je suis un Européen qui croit à l’Europe, mais ce n’est pas pour cette raison-là que je sais qu’il faut prendre les décisions qui s’imposent courageusement en matière de déficits publics, c’est parce que je sais que c’est la France et les Français qui sont en jeu, et que, si l’on veut être heureux demain, il faut être sérieux aujourd’hui.
Tous ceux qui vous racontent que pour être heureux, il faudrait ne pas être sérieux, en réalité ceux-là, d’une certaine manière, trahissent le plus bel idéal ou les plus beaux espoirs que l’on peut nourrir. Et c’est pour cette raison-là que je considère que ce que nous avons vécu avec le rappel du président de la république, c’est, au fond, très heureux.
Mme Sinclair : Comment avez-vous pris le débat lancé par Alain Madelin sur les fonctionnaires ? Je vous pose la question parce que vous êtes, en tant que ministre de l’Éducation Nationale, le plus grand employeur de fonctionnaires de ce pays.
M. Bayrou : Il n’y a pas que des choses fausses dans ce que dit Alan Madelin que je connais bien et que j’aie bien, comme vous savez…
Mme Sinclair : … il n’y a pas que des choses vraies !
M. Bayrou : … mais il y a un point sur lequel je suis profondément en désaccord avec lui : c’est qu’il ne faut pas dresser les Français les uns contre les autres.
Le mal français, celui qui, depuis des décennies et des siècles, nous a entraînés aux pires dérives… le mal français, c’est la division, c’est-à-dire la jalousie. Les paysans contre les ouvriers. Les ouvriers contre les artisans. Les artisans contre les fonctionnaires. Les fonctionnaires contre les commerçants. C’est le pire de ce que nous pouvons vivre.
Si nous voulons réformer la France, il faut aussi que nous sachions rester ensemble. C’est sur ce point que je me sépare d’Alain Madelin parce que j’ai trouvé que sa présentation était une présentation qui rendait les gens agressifs les uns envers les autres.
Mme Sinclair : Il nous reste une minute et demie pour parler du C.D.S. dont vous êtes le président ou plutôt du future centre, parce que le C.D.S. va changer de nom, va changer de forme. À quoi ça sert le C.D.S. aujourd’hui dans une majorité ? On a l’impression qu’il y a surtout les Chiraquiens et les Balladuriens ?
M. Bayrou : Si vous regardez le paysage politique français, si vous le regardez comme une femme ou un homme de base, eh bien, vous vous apercevrez que l’offre politique est, en réalité, une offre politique très ancienne, il y a une espèce de désespoir. Un certain nombre de choses qu’on voudrait entendre, personne ne les dit.
Et ce que nous allons faire, c’est créer un parti politique nouveau …
Mme Sinclair : Nous, c’est qui ?
M. Bayrou : Nous et l’équipe entière qui est avec moi au gouvernement. Je vous rappelais que Jean Arthuis, ministre de l’économie et des finances, Jacques Barrot, ministre du travail, Philippe Douste-Blazy, ministre de la Culture, Claude Goasguen, ministre de la décentralisation et puis Françoise de Veyrinas et Anne-Marie Drach qui, chacune dans leur secteur, s’occupent de la Ville et des Transports, c’est une équipe. Ce sont des gens qui s’entendent bien. C’est déjà nouveau. Parce que, dans la politique française, on ne peut pas prétendre que la bonne entente soit la règle.
Cette équipe-là, et tant d’autres, ceux qui sont au Parlement, Pierre Méhaignerie et Bosson, ceux qui sont au Parlement Européen, Dominique Baudis, Bernard Stasi, tous ceux-là ensemble vont former une nouvelle équipe, vont donner un nouveau visage parce que c’est bien de cela dont on a envie. Un parti qui soit militant et qui ne soit pas partisan, militant et pas partisan, il faut que les gens s’engagent de nouveau. Un parti qui sache rassembler pour réformer, changer les choses mais que les gens restent ensemble. Et me semble-t-il une manière aussi de dire qu’il y a une étoile au bout du chemin.
Mme Sinclair : Merci François Bayrou. Merci d’avoir fait cette émission en deux parties, avec, bien sûr, ce qui s’est passé hier en Israël et puis nos problèmes quotidiens en ce moment et les vrais défis qui se posent à la Société française.
La semaine prochaine, je recevrai Laurent Fabius et Jean-Louis Trintignant qui joue dans un film de Pierre Boutron, FIESTA, un magnifique rôle.
Dans un instant, vous allez avoir l’édition spécial du Journal du 20 heures présenté par Claire Chazal, avec des reporters aux quatre coins du monde, et notamment en Israël, et la présence de Dany Check, porte-parole du Gouvernement israélien et d’Ari Hajdenberg, président du CRIF.
Merci à tous, bonsoir.