Texte intégral
I. Levai : Vous avez été mécanicien social à Matignon sous Chaban, avant d’être ministre de l’Economie sous Mitterrand et longtemps président de la Commission de Bruxelles. On a cru, un temps, que vous alliez prétendre à l’Elysée mais vous en avez décidé autrement. Vous voici donc aujourd’hui un homme libre, membre du Parti socialiste mais prêt à nourrir les uns et les autres de vos suggestions, de vos conseils. Vous le faîtes d’ailleurs aujourd’hui dans les colonnes du Nouvel Observateur. J’ajoute que vous demeurez bon premier au hit-parade des sondages de popularité, celui de BVA-Paris-Match en particulier : 57 points de confiance pour J. Delors devant L. Jospin, devant S. Veil, devant E. Balladur, J. Lang, C. Pasqua ou P. Séguin. Vous êtes même mieux placé à ce sondage que J. Chirac qui est à 39. Naturellement, c’est J. Chirac qui gouverne puisqu’il a été élu président de la République pour sept ans. Reste qu’aujourd’hui, jour de sommet d’après-crise à Matignon, nous allons vous entendre avec beaucoup d’intérêts. D’abord sur le rendez-vous d’A. Juppé lui-même si ce rendez-vous a tardé avec les partenaires sociaux : considérez-vous que c’était une bonne idée ?
J. Delors : C’était une bonne idée dans la mesure où, pour certains, c’était le couronnement ou l’aboutissement d’un mouvement social. Et pour d’autres, c’est l’occasion de discuter l’expertise sérieusement du problème central, celui qui nourrit les inquiétudes, le problème de l’emploi. Mais je crois quand même qu’il faudra éviter trois risques. Le premier, c’est la grand-messe, c’est-à-dire la détestable habitude, en France, de se réunir pour ne rien se dire, même pour ne pas s’entendre. Le deuxième risque, c’est le clash pour A. Juppé – c’est qu’une organisation claque la porte avant la fin. Enfin, le troisième risque, ça serait que le gouvernement, dans son empressement ou dans son inexpérience des relations sociales, étouffe la politique contractuelle. Or, je rappelle quelques faits encourageants : depuis juillet, le patronat et les syndicats ont signé quatre accords. L’un sur l’emploi des jeunes en juillet, l’autre pour l’échange entre un retraité qui a suffisamment cotisé et un jeune, le troisième est un accord-cadre sur la réduction du temps de travail et le quatrième, la relation contractuelle. Le rôle de l’Etat, me semble-t-il, c’est d’animer la vie économique et sociale, c’est de donner l’exemple là où il peut le faire et c’est d’appuyer ces accords. Or certains de ces accords auraient davantage d’efficacité si l’’Etat remplissait son propre devoir.
I. Levai : Est-ce qu’on peut sérieusement relancer, aujourd’hui, après trois semaines de grève et à quelques jours de Noël, la politique contractuelle ?
J. Delors : Mais elle est déjà relancée par les partenaires sociaux. Je prends un exemple : leur premier accord sur les jeunes. Il s’agissait de recruter et de former en même temps 150 000 jeunes. Le patronat et les syndicats avaient demandé deux mesures à l’Etat : l’augmentation de la taxe d’apprentissage et une prime par apprenti ou par salarié formé en alternance. Ils attendent toujours pour ce second point. Voilà ce que pourrait faire l’Etat. Je suis tout à fait d’accord sur ce point de vue avec N. Notat : le problème essentiel, c’est l’emploi. Evidemment, l’emploi dépend de la croissance économique mais aussi des mesures qui seront prises pour l’emploi des jeunes et pour la réduction du temps de travail.
A. Ardisson : Est-ce que du conflit peuvent naître des solutions sur ces deux thèmes, aménagement du temps de travail, emploi des jeunes ? Le troisième, c’est la relance et c’est peut-être plus difficile à négocier.
J. Delors : Pour la relance économique, je crois que lorsque l’on parle de confiance, on a raison. On ne parle pas, là, de la confiance des marchés financiers ; on parle de la confiance des Français en l’avenir. Je dirais même de la confiance des Français en eux-mêmes. Ils en ont assez des Pères Fouettard et il faut leur dire également quels sont nos atouts, et pas simplement nos faiblesses. Et il y a quelques mesures qui peuvent être prises, par exemple, le report d’un an de la cotisation du remboursement de la dette sociale. Ça fait 0,3 % du produit intérieur brut.
I. Levai : C’est l’idée de M. Deleu et de M. Sarkosy.
J. Delors : Pourquoi pas ? C’est une bonne idée. Ça ne nuira pas aux équilibres d’ensemble. Une autre idée, c’est de lancer très rapidement le plan pour les banlieues en al de vivre qui ferait travailler le bâtiment et les travaux publics et bien d’autres activités de service. Enfin, puisque nous sommes dans cette perspective de l’Union économique et monétaire, pourquoi la France ne tient-elle pas un langage ferme aux Allemands qui, eux aussi, connaissent un ralentissement de la croissance ? Si l’on ne peut pas coordonner nos politiques économiques à Quinze, qu’au moins les deux plus grandes puissances économiques de l’Union les coordonnent. Croyez-moi, s’il y avait une véritable coordination économique entre la France et l’Allemagne, nous sortirions de cette phase de faible croissance.
P. Le Marc : Les syndicats souhaitent une relance salariale que le gouvernement refuse ; qui a tort, qui a raison ?
J. Delors : Les discussions de salaires se font dans les entreprises et dans les branches d’activité.
P. Le Marc : Le service public peut donner l’exemple et mettre en cause le gel des salaires dans la fonction publique.
J. Delors : C’est une question à discuter également dans la fonction publique mais pas dans un sommet social. Il y a des rencontres possibles entre l’Etat et les salariés de la fonction publique. Vous voyez bien, depuis 1963, j’ai l’habitude de ces réunions. Quand on commence une réunion à 15 heures, qu’il y a huit organisations qu’il faut écouter – et il le faut d’autant plus qu’on sort d’un grave conflit social, donc la première tâche du Premier ministre, c’est d’écouter et non de parler – eh bien, le tour de table, ç a fait deux à trois heures. Il sera déjà six heures du soir. Il y a aussi une technique de préparation de cela. Après il faut envisager les trois sujets. Je crois quand même que si l’on arrivait, dans les directions que j’ai indiquées et qui sont celles préconisées aussi par d’autres, à avoir l’an prochain une croissance économique de l’ordre de 2,5 % et une décélération progressive du chômage, ça changerait un peu le climat. Ensuite il faut des mesures spéciales pour les jeunes et pour la durée du travail. Ça, on peut en parler maintenant.
I. Levai : Vous voulez un sommet très circonscrit, ce qui n’est pas loi d’A. Juppé. Vous avez l’air de dire aussi que J. Gandois n’a pas tout à fait tort en considérant qu’il y a des choses qui ne sont pas du ressort du sommet et du gouvernement.
J. Delors : Surtout, le souci qui a toujours été le mien, quand j’ai relancé la politique contractuelle de 69 à 72 ans, ou quand j’ai préparé la désindexation des salaires – sans grèves – en 82-83, a toujours été de laisser aux partenaires sociaux leur autonomie. Ça, c’est fondamental. Je suis heureux qu’ils aient signé ces quatre accords mais je suis aussi heureux que pendant ce mouvement social, les chefs syndicaux aient gardé le contrôle du mouvement. C’est beaucoup mieux pour la France que les coordinations. Vous êtes peut-être sceptique mais le bonheur est une notion relative.
A. Ardisson : Ça ne s’entend pas à la radio mais j’avais envie de dire d’un poil, quand même.
J. Delors : Non. Je vous assure, j’ai regardé de très près et j’ai l’habitude : par rapport à d’autres conflits, les chefs syndicaux ont bien contrôlé le mouvement. C’est très important pour notre pays. Il ne faut pas qu’il y ait entre le gouvernement et l’opinion publique le désert. Le désert, c’est l’anarchie, l’incompréhension, le mauvais fonctionnement de la démocratie.
I. Levai : Fallait-il ou non aujourd’hui inviter J. Gandois ?
J. Delors : Oui, bien sûr, parce que les mesures concernant les jeunes, ça le concerne qu’il a signé cet accord en juillet. Vous vous rappelez sans doute que dans le Livre blanc que j’avais soumis au Conseil européen, c’est-à-dire aux chefs d’Etat et de gouvernement, j’avais pensé que la mesure essentielle, c’était de dire à tous les jeunes Européens qui sortent de l’école entre seize et dix-neuf ans : « Vous aurez le droit, soit à un emploi, soit à une formation en alternance, soit à une formation. Si on reprenait une idée comme ça vis-à-vis de ces jeunes, alors qu’il y les problèmes de l’enseignement général et de l’université en particulier, ce serait bien. D’ailleurs, N. Notat a lancé la même idée en parlant d’un « quota jeunes ». Tout ceci peut s’appuyer sur les accords signés par le patronat et les syndicats. Mais si le gouvernement a la tentation d’occulter les accords des partenaires sociaux pour les remplacer par un tripartisme afin de tirer son épingle du jeu, je dis « Attention danger ». Ça sera une mauvaise action contre la France.
A. Ardisson : Si on donne ce droit aux jeunes, ça veut dire qu’on impose le devoir aux entreprises ?
J. Delors : Oui, c’est pour ça que j’ai parlé d’un quota jeunes.
A. Ardisson : Quand A. Juppé dit « Si vous ne le faites pas par vous-mêmes, on va vous l’imposer. »
J. Delors : Oui, mais ça serait beaucoup mieux qu’on le fasse en prolongeant les accords entre le patronat et les syndicats, l’Etat apportant sa mise. Je vais vous donner un autre exemple, car il ne faut pas parler d’une manière démagogique. Le contrat d’insertion pour l’emploi : il coûte très cher et sur les 100 000 personnes qui en bénéficient, on considère que la création nette d’emplois c’est 20 000. Tout ça pour une somme qui a été évaluée pour l’année à 35 milliards de francs. On prendrait dix milliards, tout en continuant le contrat d’insertion pour l’emploi, pour appuyer l’application des accords pour les jeunes et un « quota jeunes », croyez-moi, ça changerait considérablement le climat psychologique de notre jeunesse et de leurs parents.
A. Ardisson : Mais l’application de quels accords ?
J. Delors : Les accords de juillet. Je vous en ai déjà parlé. L’accord de juillet, c’est un accord qui prévoit le recrutement de 150 000 jeunes dans l’entreprise et qui seront formés. Mais à une condition, c’est que l’Etat augmente la taxe d’apprentissage et donne une prime suffisante pour cela. Il peut prendre cet argent sur le CIE qui est beaucoup trop coûteux. D’autre part, l’accord sur les retraites est aussi important. Ça, les partenaires sociaux le financent sur l’UNEDIC. Enfin, il est toujours possible de continuer dans cette direction en mobilisant tout le monde, y compris les établissements scolaires et universitaires qui devront se prêter à cet enseignement par alternance.
I. Levai : En juillet, A. Juppé disait « donnant-donnant ». On ne le dit plus aujourd’hui.
J. Delors : Oui, parce que l’Etat n’est pas donnant-donnant avec les syndicats. Il l’est en tant que patron. Simplement, il peut dire aux partenaires sociaux : « Mettez-vous d’accord ». Evidemment, il y a toujours la menace que l’on peut faire flotter selon laquelle s’ils ne se mettent pas d’accord, l’Etat légiférera. Légiférer, par exemple, en matière de réduction du temps de travail. Je vois qu’il y a tous les petits inventeurs de génie qui ont parlé, ce matin, là-dessus. C’est beaucoup plus simple que ça. Actuellement, un Français qui a la chance de travailler toute sa vie y consacre 70 000 heures. A cause du progrès technique, dans vingt ans, il y consacrera 40 000 heures. Il faut penser cette réduction du temps de travail. Si on ne la pense pas, le nombre des chômeurs et des exclus augmentera et le nombre des gens qui travaillent beaucoup trop augmentera aussi. Donc il faut penser cela et l’Etat peut prendre des mesures. Une que j’avais préconisée et qui a eu un grand succès dans d’autres pays, c’est-à-dire : si vous prenez un an de congé sabbatique, soit pour vous former, soit pour vous occuper d’une association, soit pour occuper de votre famille, vous toucherez 80 % de votre salaire et vous serez remplacé par une autre personne au travail. Cette mesure a été appliquée notamment au Danemark : c’est un grand succès. Elle a l’avantage d’expliquer aux gens comment nous vivrons demain la politique du temps chois. Travailler 40 000 heures au lieu de 70 000 toute sa vie, c’est un apprentissage, c’est une autre société. Il faut la penser et la prévenir. Aujourd’hui, on pourrait parler de cela. Il y a différentes manières de réduire la durée du travail. La semaine de quatre jours, la diminution de la durée hebdomadaire, la diminution de la durée annuelle, ce ne sont que des modalités : le fait général est là. Vous savez ce que disait un économiste qui n’est pas aimé aujourd’hui, mais moi d’estime toujours Keynes. Il disait : « Le progrès technique va plus vite que notre capacité à imaginer les nouveaux besoins de la société. » C’est ça qui est en cause.
I. Levai : N’a-t-on pas parlé de beaucoup de choses alors qu’il s’agissant d’un problème entre l’Etat et les roulants de la RATP et de la SNCF ?
J. Delors : Il y avait quand même, dans le pays, – ça se sentait avant, d’après tout ce que disaient les élus que l’on rencontrait et qui sont au contact du terrain – un fort mouvement de mécontentement lié à la déception par rapport aux promesses électorales et une angoisse devant l’avenir. Ça a saisi beaucoup de familles françaises et leurs enfants. S’il en avait été autrement, si le pays n’avait pas été dans cet état-là, on pourrait parler de grève catégorielle. Et d’ailleurs, elle n’aurait pas le support qu’elle a obtenu de la population. Cette grève, quand même très dérangeante, s’est déroulée sans incidents, sans énervement. C’est un phénomène unique, si j’excepte la grève des mineurs en 1963, parce que les mineurs, c’était quand même l’aristocratie de la classe ouvrière. La grève précédente, celle de 1947, s’était traduite par des morts. Donc, il y avait une grande angoisse dans le pays que cette grève se termine mal. A part ça, je crois qu’il y a un fond de mécontentement dont il faut prendre acte, parce que l’écart entre ce qui a été promis ou dit – avec talent, et les phrases sont restées dans la tête des Français – et ce qui s’est passé ensuite, explique largement le fond du problème.
I. Levai : Comment décodez-vous les propos de J. Chirac et d’A. Juppé ?
J. Delors : Nous sommes toujours dans la fameuse théorie du couple infernal de la Vème République : il est bien normal que le Président garde ses distances et de temps en temps dise « Attention ! », donne un petit signal d’avertissement. On a vu ça depuis le début de la Vème République.
P. Le Marc : On n’a jamais raison aux yeux des gens ou de soi-même quand on renonce à faire quelque chose. Ce n’est pas ça qui doit nous guider.
I. Levai : C’est une auto-critique ?
J. Delors : Non. C’est simplement un fait. Je n’ai pas à me vanter de cela et à dire : « Vous voyez, j’avais raison ! ». Ce serait de très mauvais goût ! En revanche, il est vrai que je considérais que pour que la France demeure puissante et généreuse et continue à jouer un rôle pilote dans la France et dans le monde, il fallait qu’elle se mette en mouvement.
P. Le Marc : Le peut-elle ?
J. Delors : J’étais à Bruxelles, je travaillais, mais j’avais quand même publié un livre qui s’est beaucoup vendu. J’attendais des signes. Or ces signes ne sont pas venus. Si j’avais eu ces signes, peut-être aurais-je réfléchi plus longuement, je me serais interrogé. Mais on ne peut pas changer la société par le charisme d’un chef. Il faut que les gens comprennent. Toutes ces questions d’exclusion, de fracture sociale, ce n’est pas simplement une action de l’Etat : c’est le comportement de chaque Français qui est en cause, la responsabilité des organisations professionnelles et syndicales. C’est ça qui fait la grandeur d’une société. Quand vous voyez les sociétés qui sont en meilleure santé que nous, c’est parce qu’il y a de la base au sommet de la solidarité, de la lucidité, du courage et de l’effort.
A. Ardisson : Je voudrais en revenir au sommet de ce soir. Y-a-t-il vraiment du grain à moudre, alors que le gouvernement n’a rien à donner parce qu’il n’a pas de sous ?
J. Delors : Après un conflit, comme celui que nous avons connu, le dilemme du gouvernement était le suivant : ou bien se servir du sommet social pour clore cette phase de conflit et donner des pistes pour l’avenir, ou bien, pour être sûr que l’on ne parlera pas de tout – et l’on va parler de tout – et attendre le 15 janvier. Mais c’était difficile à choisir. Donc, il est inévitable que ce soir, dans ce sommet social, dans les déclarations des différents responsables syndicaux, comme ils l’ont d’ailleurs annoncé, ils demandent que l’on traite les uns des salaires, les autres, de la relance de la consommation, d’autres, des problèmes de l’emploi, etc. C’est inévitable dans ce genre. Simplement, ce que je crains, c’est que l’on commence à 15 heures, il va y avoir les photos et les télévisions. A 18 heures, on n’aura terminé le tour de table, alors qu’est-ce qui va se passer ? Il y a aussi une question d’organisation. Pour être pratico-pratique, comme je le suis toujours, on aurait mieux fait de commencer à 9 heures du matin.
P. Le Marc : Voyez-vous, à travers la crise, les signes d’une relance de l’activité des syndicats et quelle recomposition se décide à travers cette crise ?
J. Delors : Il est encore trop tôt pour tirer des leçons. Pour moi, ce qui a toujours été mon angoisse, c’est qu’il y ait le vide entre le gouvernement et l’opinion publique. L’opinion publique, c’est un phénomène très difficile à cerner et à maîtriser. Il faut qu’il y ait des intermédiaires, le Parlement d’un côté, les partenaires sociaux de l’autre. Donc, j’ai toujours œuvré pour que les organisations syndicales, très faibles du point de vue des adhérents – puisqu’il n’y a que 10 % de syndiqués, ce qui nous met dans les derniers rangs des pays industrialisés – mais très fortes du point de vue institutionnel – puisque nous sommes le pays où les organisations syndicales ont le plus de représentations institutionnelles – soient responsabilisées et que lorsqu’elles passent des accords avec le patronat, ou lorsqu’elles passent des accords dans les entreprises publiques, je me suis toujours attaché à ce qu’elles puissent faire des contrats et respecter ces contrats. Vous vous rappelez qu’en 1969, la relance de la politique contractuelle portait sur le secteur public, et ce qui était encore plus choquant aux yeux de certains de la majorité de l’époque, c’est que l’Etat ou les entreprises publiques négociaient les salaires, alors qu’avant, on les décidait en Conseil des ministres. De ce point de vue, je suis content de voir que les responsables syndicaux ont assuré la régulation du mouvement.
P. Le Marc : Mais il y a des clivages très nets qui dessinent la recomposition ?
J. Delors : Recomposition, le mot est fort. Il y a des clivages, amis on ne peut pas aujourd’hui parler de recomposition. Aujourd’hui, après cette grève, il s’écrit comme après mai 1968, beaucoup d’articles dont les deux tiers verront la direction panier dans deux semaines ou un mois. J’ai été un des rares à dire, en 1974-1975, que mai 1968, c’était très important. Les gens disaient : bon, c’est passé. C’est ce que l’on appelle le fast-food en politique : vite consommé, vite oublié.
A. Ardisson : En 1995, c’est aussi important ?
J. Delors : 1995, c’est important dans la mesure, je le répète, où elle traduit, sur le plan politique, un mécontentement et une déception et, sur le plan social, le retour en force des appareils syndicaux. J’espère qu’ils en feront bon usage.
I. Levai : Vous avez préféré N. Notat tout à l’heure. Qui a fait le bon choix ?
J. Delors : En tant que citoyen et ancien responsable politique, et me considérant toujours comme ayant le droit de parler et ayant une responsabilité, j’écoute toutes les organisations syndicales. C’est ce qu’à un moment certains n’ont pas voulu comprendre. Car à travers ce qu’ils disent et le mouvement, j’apprends sur la société française. Mais, si vous me demandez la forme de syndicalisme qui a ma préférence, je ne vous étonnerai pas en vous disant que c’est celui de la CFDT et je ne vous étonnerai pas en vous disant aussi que depuis que la CFDT existe et que depuis que je l’ai quittée, il y a toujours eu une minorité bruyante, ce qui n’a pas empêché E. Maire, puis N. Notat, d’avoir une large majorité.
P. Le Marc : Mais la question qui était posée, c’est : a-t-elle eu raison, dans cette crise, contre les autres leaders syndicaux ?
J. Delors : Ce n’est pas à moi à porter un jugement. Je vous dis que la forme de syndicalisme que je préfère et que je souhaite pour la France, c’est celle qu’elle a choisie. C’est un syndicalisme de société qui vise à laisser le syndicalisme dans son coin ; l’interlocuteur privilégié du gouvernement, c’est insultant pour elle quand on la connaît et quand on connaît son organisation. Mais elle se dit le gouvernement gouverne et moi, je ne suis pas là simplement pour revendiquer. Lorsque je peux, par la politique contractuelle ou en passant un accord avec l’Etat, lutter contre le chômage, améliorer la situation sociale, préserver la Sécurité sociale, je le fais. Alors sur tel ou tel point, on peut être en désaccord. Par exemple, je suis plus réservé sur le plan Juppé de Sécurité sociale du point de vue de son équité et du point de vue de son efficacité. Mais si vous me demandez la forme d’organisation syndicale que je souhaite aujourd’hui pour la France, c’est celle que représente aujourd’hui la CFDT et aussi, il faut bien le dire, la CFTC.
I. Levai : Il y a, dans Le Nouvel Observateur, un article de J. Julliard. Dans sa chronique il parle de la grève et vous interpelle : « Assez de blague ! La SNCF perd chaque année du fret, des voyageurs et pour une fois, ce n’est pas la faute de Juppé. Quant à la Sécurité sociale, c’est comme la marine française : moi, je l’aime aussi, la Sécu, je la respecte, la Sécu, mais elle est menacée, pas par l’étatisation, mon cher Delors, mais par la privatisation ».
J. Delors : D’abord, contrairement à certains professeurs de morale qui m’ont accablé de leurs sarcasmes parce que j’avais fait des critiques sur le plan Juppé, J. Julliard n’est pas dans ce cas, ni P. Rosanvallon et d’autres, fort heureusement, on peut donc discuter avec eux. Où en est la Sécurité sociale actuellement ? C’est le mélange d’une fausse politique paritaire et d’une tutelle parfois excessive de l’Etat. Mais je ne voudrais pas qu’on remplace ça par un système qui consisterait pour quelques hauts fonctionnaires à fixer et à faire ratifier par le Parlement un encadrement des dépenses sans mobiliser tout le personnel de santé et lui faire comprendre sa responsabilité dans le beau métier qu’ils font pour éviter les gaspillages. Cela aussi, c’est mettre en mouvement 1,5 million de personnes et respecter des gens. Nous avons tous été malades, et j’ai beaucoup d’admiration pour eux. Voilà ce que je crains. Ça peut se discuter. Ce n’est pas l’objet d’un grand débat idéologique ou politique, ou d’un jugement moral, comme certains l’ont fait, et avec J. Julliard, on peut toujours discuter.
I. Levai : Mais le budget social dans la Constitution et sous l’œil du Parlement, ça vous plaît ou pas ?
J. Delors : Compte tenu de l’importance du budget social, le Parlement doit dire son mot et peut fixer des enveloppes. Mais ces enveloppes doivent être des enveloppes qui ensuite laissent la place à une large décentralisation et à une responsabilité des chefs de service dans les hôpitaux, à des groupes de médecins à domicile. Il faut donc responsabiliser. Mais qu’il y ait un accord général. Il y a une chose que personne ne dit : s’il y a 20 ans, je vous avais dit : « Les dépenses liées à l’automobile n’augmenteront pas plus vite que la moyenne du revenu national », vous vous seriez moqué de moi, à juste titre. Eh bien, il y a aujourd’hui des gens qui prétendent que les dépenses de santé, globalement, ne doivent pas augmenter plus vite que le revenu national. C’est idiot ! Le besoin de santé est très fort, les techniques progressent, et la population vieillit.
P. Le Marc : Chirac avait raison, alors ?
J. Delors : Non, je constate un fait en statisticien ou en économiste.
I. Levai : Mais le besoin de santé est beaucoup plus fort en France qu’en Allemagne ?
J. Delors : Il est aussi fort en Allemagne. La preuve, c’est que malgré des mesures prises dans un système différent, qui est celui de la médecine de caisses, il y a, cette année, un débordement et que le ministre de la Santé allemand met sa démission en balance s’il n’arrive pas à obtenir les mesures qui permettront… Il faut bien distinguer l’évolution générale des dépenses et l’évolution de la partie socialisée remboursée des dépenses. Cette question-là, on ne la pose pas : elle est très importante. Quand j’ai écrit mon livre, il y a un grand spécialiste qui m’a écrit en me disant : « Vous vous trompez : on peut, par des mesures, ramener les fluctuations des dépenses de santé à la moyenne du revenu national ». C’est absurde !
B. Guetta : Vous disiez, out à l’heure : « Il faudrait maintenant lancer une politique de relance en concertation avec l’Allemagne ». Croyez-vous réellement que Kohl pourrait être d’accord avec cette idée ? Et plus généralement, aujourd’hui, pour les Français, l’Europe c’est le contraire du social. C’est la ruine des acquis sociaux. L’Europe peut-elle être, à vos yeux, au contraire, un cadre de défense et de promotion des acquis sociaux ?
J. Delors : Je ne voudrais pas faire un inventaire à la Prévert mais je voudrais signaler quelques faits : premièrement, de 81 à 84, avant que je ne suppose la réalisation du grand marché intérieur et l’objectif 92, l’économie européenne a perdu 1,5 million d’emplois. De 85 à 92, elle en a créés 9 millions. Mais sa compétitivité n’était pas encore assez forte pour qu’elle continue et elle a connu un ralentissement de l’économie. Deuxièmement, quand je suis arrivé à la Commission européenne, les crédits pour les dépenses de solidarité entre les régions riches et les régions en difficultés étaient de 5 milliards d’ECU, 35 milliards de francs. Elles sont aujourd’hui de 28 milliards d’ECU, soit près de 200 milliards de francs. Et je pourrais continuer.
B. Guetta : Mais les gens se disent aujourd’hui que c’est une Europe libérale et pas une Europe sociale.
J. Delors : Pourquoi beaucoup d’hommes politiques, de droite ou de gauche, disent-ils qu’il faut une Europe sociale comme s’il n’y avait rien ? Je pourrais continuer avec l’harmonisation des conditions de santé et de sécurité sur les lieux de travail. Il faut quand même être raisonnable ! Pour le reste, qu’est-ce qui est en cause ? nous avons connu un ralentissement de l’activité économique pour plusieurs raisons, mais nous pouvons repartir vers la croissance et je recommande fortement cette concertation franco-allemande. En ce qui concerne le service public, de grâce, arrêtons de parler en termes conceptuels, regardons chaque cas ! Et si le service public sait garantir à tous les Français un service jugé indispensable et à des prix convenables, alors le service public sera maintenu en France. L’Europe ne demandera pas que l’on change cela. Regardez les progrès qui se font, les ententes qui se réalisent en Amérique. Quel est notre atout à nous ? Est-ce que la France Télécom a actuellement tous les atouts qui permettent que la France tienne sa place dans la société de l’information et que, notamment, la langue française, nos œuvres culturelles, soient défendues ? La réponse est évidente : nous ne faisons pas le nécessaire, nous nous gaussons du service public, nous nous faisons peur à nous-mêmes. Le grand mal français, c’est que les Français ne savent pas quels sont leurs atouts.
I. Levai : Peut-on poser une question très terre à terre ? C’est la question des déficits. Vous avez été ministre de l’Economie, vous avez de Bruxelles, vu les choses de haut, il y a des statistiques qui sont contradictoires, les experts nous disent tout et n’importe quoi. Est-ce qu’on est très endetté ou pas ? Est-ce qu’on a les moyens d’une vraie politique sociale ou pas ?
J. Delors : Dans notre endettement, il y a une partie qui tient au ralentissement de la conjoncture mais il y a une partie qui est structurelle, comme on dit. Et c’est celle-là qu’il faut corriger. Mais si on avait commencé en 1986, quand la croissance est revenue, on n’aurait pas à faire l’effort en trois ans. Et je reconnais que faire cet effort en trois ans…
I. Levai : J. Chirac dit qu’il a commencé en 1986 et 87 et que c’est ensuite que les choses se sont gâtées.
J. Delors : Non, il a commencé parce qu’il a privatisé. Alors ça donne des recettes. Mais en général, non, la plupart des pays européens ont fait la même erreur. Mais comment la France ne pourrait-elle pas faire ce que des petits pays comme le Danemark ou l’Irlande font et l’Allemagne, malgré un transfert de 140 milliards de deutschmarks chaque année des régions de l’Ouest vers les régions de l’Est ? Pourquoi ne le ferions-nous pas ?
I. Levai : Donc vous dites qu’on est encore assez riche.
J. Delors : Oui et, par exemple, j’ai parlé tout à l’heure d’un grand plan pour les banlieues en mal de vivre. Nous avons encore, malgré les critères de Maastricht, la possibilité d’emprunter. Pourquoi n’emprunterions-nous pas pour faire le bonheur des générations qui viennent. C’est de la stricte orthodoxie de finances publiques.
P. Le Marc : Est-ce que le Président peut vraiment convaincre le Chancelier allemand de relancer, d’une relance commune et d’une baisse des taux allemands et si cette initiative n’était pas prise et ne réussissait pas, est-ce qu’on ne va pas inévitablement vers une remise en cause du calendrier de la monnaie unique ?
J. Delors : Les prévisions de croissance de l’Allemagne ne sont pas bonnes non plus. Par conséquent, si on parle à la fois dans un climat d’amitié fermement à nos partenaires allemands, nous pouvons obtenir quelque chose. Et je vous le dis, fort de mon expérience de 15 ans de relations avec eux : il faut à la fois avoir leur confiance mais leur parler nettement et franchement.
P. Le Marc : Et si ça n’est pas fait, vous pensez que l’on peut éviter une remise en cause du calendrier de la monnaie unique.
J. Delors : Pour l’instant, nous pouvons le faire seuls et nous le ferions mieux en liaison avec les Allemands, d’autant plus, je le répète, que la conjoncture allemande n’est pas très brillante en ce moment, que le chômage reprend. Vous avez vu ce qui s’est passé, c’est vraiment intéressant : M. Swickel, le patron d’IG-Métal, a dit, attention la croissance baisse, attention les emplois partent à l’étranger. Je suppose un pacte au gouvernement et au Parlement, à condition que les entreprises allemandes s’engagent à créer de milliers d’emplois. Au début, réticence u patronat, le gouvernement allemand a dit [Illisible…]. Mais non, il faut faire ça. « Ils vont le faire. »
P. Le Marc : C’est un pacte sur les salaires…
J. Delors : Oui, c’est salaires contre emplois.
I. Levai : V. Giscard d’Estaing est très en colère parce que l’ECU va s’appeler l’Euro. Vous parliez du français tout à l’heure…
J. Delors : C’est une grande déception pour moi aussi. Et si j’avais été à Madrid pour au moins ducat ou florin, c’est-à-dire plonger dans les racines de notre belle et vieille Europe.