Texte intégral
Libération : 7 septembre 1995
Libération : Près de quatre mois après l'arrivée de Jacques Chirac à la présidence, les agriculteurs se sentent-ils mieux traités qu'auparavant ?
Luc Guyau : La façon de travailler de Philippe Vasseur, nouveau ministre de l'Agriculture, est en tout cas directe et communicante. Il a en plus toujours désiré être responsable de l'Agriculture, et s'est préparé à ce poste. Avec lui, on ne perd pas de temps, les discussions sont positives. Mais il promet et s'engage beaucoup. Nous attendons maintenant des résultats, que ce soit dans le cadre de la conférence sur l'agriculture prévue par Jacques Chirac fin novembre, début décembre, les discussions de Bruxelles, notamment sur le taux de jachère, la réforme de la fiscalité agricole ou l'installation des jeunes. Il faut attendre encore cent jours pour se faire une opinion définitive.
Libération : Bruxelles doit fixer à la fin du mois le taux de jachère pour la campagne 1995-1996. Quel taux défendez-vous ?
Luc Guyau : Le marché des céréales de Chicago flambe à la hausse, car l'Europe n'exporte plus suffisamment. Aux États-Unis, la récolte est moins importante que prévue, l'Argentine n'a pas pu semer tout son blé, les Chinois veulent en acheter plus, les Russes ont fait 30 % de récolte en moins… Nous exigeons la remise en production de centaines de milliers d'hectares en France. L'idéal serait de diviser par deux le taux de jachère pour arriver à un taux européen de 6 à 7 % alors que la commission semble s'orienter vers 10 %. Il serait scandaleux que l'Europe s'auto-exclut du marché mondial au profit des États-Unis en raison d'un manque de souplesse de l'administration communautaire. Ce n'est pas encore la pénurie, mais les stocks européens sont descendus à 12 millions de tonnes de blé contre 30 millions en 1992 (année d'application de la nouvelle politique agricole commune, ndlr).
On est aujourd'hui en deçà du stock-outil nécessaire… Il y aura mobilisation syndicale tous azimuts pour défendre cette position.
Nous acceptons le principe d'une jachère régulatrice du marché mais pas d'une jachère-sanction contre notre balance commerciale.
Libération : Faut-il plafonner les primes touchées par les agriculteurs ?
Luc Guyau : Il faut surtout être rigoureux pour faire respecter les orientations de la PAC : être agriculteur ce n'est pas être chasseur de primes. Lorsque, dans mon département en Vendée, de pseudo-agriculteurs ont souhaité s'emparer de terres supplémentaires pour toucher la prime tournesol à l'hectare, on a tenté d'enrayer le phénomène. Sans parler de plafonnements, il faut faire passer le message que les excès nuisent à tout le monde.
Libération : L'emploi est au centre des préoccupations gouvernementales. Comment en favoriser la création dans votre secteur ?
Luc Guyau : D'abord en installant des jeunes. On est actuellement il 8 000 installations par an, il en faudrait 12 000 sur l'ensemble du territoire pour maintenir 500 000 exploitants à temps plein dans les années à venir. L'agriculture est par ailleurs demandeuse de main d'œuvre dans les secteurs des fruits et légumes, de la viticulture ou de l'élevage. Il faut réduire les charges fiscales et les lourdeurs administratives pour favoriser l'emploi. Il faut également développer les emplois partagés entre plusieurs exploitants. On pourra il ainsi créer 30 000 postes dans les années qui viennent.
Libération : Quelles priorités allez-vous définir durant la conférence agricole ?
Luc Guyau : Le gros dossier, c'est la réduction des charges et le paquet fiscal et social destiné à améliorer le sort des agriculteurs. Chirac, Juppé et Vasseur, qui avaient préparé une proposition de loi sur la modernisation de la fiscalité, se sont engagés en ce sens. Une fiscalité moderne doit comprendre la possibilité de provisionner des investissements, de tenir compte des particularités d'une profession soumise aux calamités naturelles, de diminuer les charges sur le foncier non bâti et de séparer plus clairement le revenu du travail et le capital pour l'instauration des cotisations sociales. Une réforme de la fixation des droits de transmission doit également être obtenue. Nous nous contenterions d'ailleurs d'être traités comme les PME-PMI.
Libération : Finalement, les agriculteurs ne se portent pas si mal qu'ils veulent bien le dire…
Luc Guyau : C'est un message un peu difficile à faire passer dans la profession. Ce n'est pas en se disant miséreux qu'on règle nos problèmes. Je pense qu'on a plus intérêt à faire preuve d'optimisme et de dynamisme. Mais la culture du monde rural bouge peu à peu.
RMC : Mardi 26 septembre 1995
P. Rot-Contencin : Est-ce une bonne mesure que la fixation de ce taux de jachère à 10 % ?
Luc Guyau : Pour nous, c'est une demi-mesure car elle ne correspond pas totalement à la demande formulée par rapport au marché intérieur des céréales ainsi que notre place dans l'exportation. C'est quand même une mesure positive pour le taux unique. Les agriculteurs ont été traumatisés par la jachère, ne pas mettre en culture des terres, et aussi par l'administration de la jachère. Cette simplification avec le taux unique est un bon point pour les agriculteurs et j'espère qu'ils pourront, à partir de cela, puisque la date de fixation a été avancée d'un mois, pouvoir remettre leur assolement en place le plus rapidement possible. On n'a pas souhaité la jachère, ça a été un marché qui a exigé qu'il y ait un équilibre qui se fasse. Ce que nous souhaitions, si la jachère était obligatoire, c'est qu'elle soit souple et qu'elle ne soit pas une sanction mais bien un moyen de réguler le marché. Le taux arbitraire qui avait été fixé à 15 % a donné des résultats qui étaient plus faux que ceux escomptés.
P. Rot-Contencin : Il faut noter que le cours du blé qui est produit en Europe est revenu au cours mondial.
Luc Guyau : Même aujourd'hui le cours mondial est très élevé et il est supérieur au prix européen. Ce que nous souhaitons, c'est que les marchés intérieurs puissent être couverts par des productions intérieures à savoir l'alimentation animale, ce qui a été fait dans les deux premières années de jachère avec l'augmentation de plus de 4 millions de tonnes de consommation de céréales sur le marché intérieur. Mais nous voulons toujours être sur le marché extérieur. Aujourd'hui, la Commission européenne qui administre l'agriculture européenne limite les exportations car elle a peur d'avoir des stocks trop faibles dans la Communauté. Et comme au niveau mondial nous avons une conjoncture aux États-Unis, en Argentine, en Russie et en Chine avec l'évolution du niveau de vie des Chinois qui fait que la consommation est supérieure, il y a donc une forte demande. Les Américains ont pratiquement réduit leurs jachères presqu'à néant et nous on maintiendrait un taux de jachère élevé. Demain, s'il faut réajuster, avec le taux unique que nous avons obtenu, il ne sera pas possible de passer de 10 à 5 ou de 10 à 11 si c'était nécessaire. Nous acceptons le principe de la modulation d'une année sur l'autre à condition qu'on tienne compte véritablement des stocks et des marchés.
P. Rot-Contencin : Peut-on encore être agriculteur en France et y a-t-il place pour une agriculture diversifiée ?
Luc Guyau : Oui, je le crois. Il ne faut pas confondre toutefois jachères et terres en friche qui sont hors réglementation par rapport aux jachères qui doivent être intégrées dans une exploitation. Nous avons tout mis en œuvre depuis 3 ans pour que le traumatisme jachère ne soit pas effectif sur toute la France. Nous avons obtenu qu'il puisse y avoir sur ces jachères des cultures agro-industrielles. L'entretien de ces jachères est très réglementé alors que les friches ne le sont pas. Aujourd'hui, il faut se battre avec des concurrents sur les marchés intérieurs tout en maintenant notre place sur le marché intérieur. Il faut aussi se battre au niveau international. Dans le cadre européen, il nous manque toutefois un souffle réel des pays de la CEE.
P. Rot-Contencin : Les boycotts sur les produits comme les vins, c'est inquiétant ?
Luc Guyau : C'est toujours inquiétant mais ceux qui font de boycotts dans différents pays doivent y réfléchir à deux fois. Il ne faut pas oublier que si la France et l'Europe exportent, nous sommes aussi un grand pays et une grande zone d'importation. N'oublions pas que l'Europe entière, c'est 350 millions de consommateurs solvables et ceux qui veulent organiser des boycotts devraient y réfléchir. Quant aux Européens qui voudraient faire des boycotts, il faut, si l'on veut construire l'Europe, accepter là aussi tous ensemble d'avoir les mêmes orientations que ce soit en matière économique, politique, de Défense nationale.
France Inter : mardi 26 septembre 1995
J.-L. Hees : Êtes-vous contente ?
C. Lambert : L'accord qui vient d'être obtenu cette nuit par P. Vasseur est le moins mauvais accord que l'on puisse espérer. Parce que les stocks de blé devaient baisser, c'était une volonté, il y avait trop de blé, mais en fait, on est allé beaucoup trop loin. Les stocks ont chuté de 33 millions de tonnes à 6 millions de tonnes. C'est-à-dire qu'aujourd'hui, nous avons devant nous deux mois de consommation. C'est dire qu'il y a péril en la demeure, s'il y avait demain une sécheresse ou une catastrophe, on serait obligé d'importer du blé d'ailleurs alors qu'on sait très bien le produire en France, pour le commercialiser. Le risque aussi c'est que, avec des stocks insuffisants, on a fait monter artificiellement des prix, il fallait donc trouver un juste équilibre entre volume et prix. Avoir de très bons produits mais trop chers et ne pas pouvoir les vendre, ça ne sert à rien et c'est ce que les agriculteurs français contestaient jusqu'à ce jour.
J.-L. Hees : Qu'est-ce qui reste à contester ? Moins de jachère, cela vous satisfait ?
C. Lambert : C'est un bon point. Je rappelle que nous étions à un taux moyen de jachère en France d'environ 14 % et nous allons tomber à 10 %. C'est-à-dire que dès l'automne, les agriculteurs vont pouvoir semer et implanter plus de céréales. C'est dire que la France va retrouver une possibilité d'exporter. Sur le seul exercice de l'année dernière, la France a perdu 12 milliards de francs dans sa balance commerciale parce que nous avons manqué de céréales. C'est dire que ça concerne les agriculteurs mais ça concerne l'économie française toute entière parce que la France est fortement exportatrice en céréales, contrairement aux autres pays européens. C'est la raison pour laquelle, aussi, la France était isolée sur cette position et que d'autres pays préfèrent du blé cher parce qu'ils n'en exportent pas.
J.-L. Hees : Les éleveurs vont pouvoir de nouveau acheter des céréales françaises pour l'aliment du bétail et ne plus passer par les incontournables produits de substitution ?
C. Lambert : La réforme de la PAC s'était fixée deux objectifs : exporter des céréales et reconquérir le marché animal, c'est-à-dire la consommation de grains par les animaux – les volailles, les porcs – pour transformer ces céréales. Aujourd'hui, nous allons pouvoir reconquérir cette alimentation animale et éviter d'importer des produits américains qui remplaçaient ces céréales dans l'alimentation. On était au comble du paradoxe, on ne produisait pas de céréales et on importait des produits pour nourrir les animaux européens. Donc, le double objectif va pouvoir être mieux satisfait avec une régulation à la baisse de ce taux de jachère.
J.-L. Hees : H. de Benoit, des Céréaliers de France, dit qu'avec 5 ou 6 millions de tonnes de céréales en plus, ça ne suffira pas à reconquérir cette capacité exportatrice de l'Europe en matière de céréale. Est-ce que c'est un sentiment que vous partagez ?
C. Lambert : H. de Benoit peste et il a raison : 1 % de taux de jachère en moins, c'est seulement 1,5 million de tonnes. Or aujourd'hui, nous avons un stock de six millions de tonnes, qui est largement insuffisant par rapport aux besoins. Mais nous savons aussi qu'on ne pouvait pas supprimer complètement la jachère parce que c'était aussi prendre le risque de rentrer dans la spirale de stocks trop importants. Aujourd'hui, ce qu'il faut retenir, c'est que le marché existe, que ce soit en Afrique du Nord, en Asie ou ailleurs, que la France a des potentialités agronomiques à exploiter, qu'il y a des agriculteurs qui ont des potentialités sur leurs exploitations et que la France ne peut pas se priver de cette capacité d'exportation qui rapporte des devises, qui rapporte de l'emploi parce qu'elle rapporte de l'activité sur l'ensemble du territoire.
Question d'un auditeur : les céréaliers américains sont nos principaux concurrents sur le marché international, comment expliquez-vous qu'ils n'aient aucun taux de jachère à appliquer ?
C. Lambert : Parce que les Américains ont très bien compris qu'il y avait une demande mondiale en expansion et que leur politique réagit beaucoup plus vite que la politique européenne. Ils ont donc supprimé le taux de jachère pour conquérir des marchés que nous avions abandonnés. On discute à Quinze, et ils sont tous seuls. Il y a une forte différence d'un pays à l'autre dans la Communauté et il faut trouver un consensus qui est très souvent difficile à trouver.
J.-L. Hees : En résumé, ça s'améliore un petit peu ?
C. Lambert : Ça s'améliore énormément et nous en sommes satisfaits et les agriculteurs vont pouvoir dès demain matin construire un assolement différent et semer plus de blé pour le bien de l'ensemble de la population française, cela a des répercussions pour l'ensemble de l'économie française.