Texte intégral
Europe 1 : lundi 18 septembre 1995
O. de Rincquesen : Bon anniversaire puisque la CGT est née il y a cent ans à Limoges, vous étiez combien à l'époque ?
L. Viannet : Les délégués qui ont décidé cela, ce qui s'est avéré être une grande chose, étaient 75.
O. de Rincquesen : Et aujourd'hui, vous revendiquez combien de cégétistes ?
L. Viannet : Aujourd'hui, nous revendiquons 650 000 cégétistes, c'est tout au moins le chiffre qui va apparaître au congrès comme 650 000 ayant droit de participer au vote…
O. de Rincquesen : Ça veut dire que vous auriez à nouveau autant d'adhérents que la CFDT ?
L. Viannet : Moi, j'ai entendu N. Notat affirmer qu'elle était devant nous. Mais comme ce n'est pas une course de vitesse et que l'objectif n'est pas de développer la concurrence entre organisations mais au contraire de rassembler très très large les salariés de toutes les branches et de tous les secteurs, il y a encore de la marge.
O. de Rincquesen : Pourquoi est-ce que M. Blondel continue à dire que vous êtes un usurpateur ?
L. Viannet : J'ai quand même le sentiment que, dans les déclarations qu'il fait, M. Blondel a du mal à assumer le passé. Le passé est le passé. Je crois que ce qu'il faut, c'est regarder vers l'avenir et l'avenir appelle l'unité entre les organisations. Actuellement, M. Blondel donne l'impression d'être un enfant qui tape du pied pour être reconnu comme légitime. Moi, je n'ai pas ces états d'âme. Je me sens bien dans la filiation de la CGT, dans tout ce qu'elle a été.
O. de Rincquesen : Mais est-ce que ce n'est pas lui qui donne quand même le ton, par exemple la sixième semaine de congés payés, c'est lui qui lance l'idée, c'est lui qui est en pointe dans la revendication syndicale des fonctionnaires ?
L. Viannet : Sur les fonctionnaires, je dois vous dire que les fonctionnaires CGT non seulement tiennent toute leur place dans la mobilisation et dans la préparation de l'action, non seulement ont de toutes leurs forces éviter des signatures - qui, dans le passé, ont contribué à une situation détériorée telle qu'ils la connaissent aujourd'hui -, mais chez eux comme ailleurs, la question décisive est bien que les syndicats se rassemblent pour permettre justement une mobilisation très très large.
O. de Rincquesen : Est-ce que l'on sait quand aura lieu votre grande journée d'action interprofessionnelle, vous annoncez cela pour fin octobre ?
L. Viannet : La position de la CGT est particulièrement ferme, dans les jours et les semaines qui viennent, pour aider à développer toutes les initiatives qui sont prises dans la fonction publique, dans le secteur nationalisé mais aussi dans le secteur privé, parce des problèmes de salaire, il y en a pratiquement tous les secteurs et dans toutes les branches. Mais justement de grands dossiers nous attendent : je pense à la protection sociale, à la réforme de l'État, à des choses très fortes qui vont avoir des conséquences lourdes non seulement pour l'ensemble des salariés mais pour la société toute entière. Oui, nous proposons que toutes les organisations se retrouvent pour préparer une très grande initiative nationale et interprofessionnelle qui permette au monde du travail de peser sur les choix, les décisions parce que maintenant, c'est vraiment ce qui compte.
O. de Rincquesen : Est-ce que cela sera du syndicalisme constructif, comme le PC fait de l'opposition constructive ?
L. Viannet : Ça sera du syndicalisme tout court. Le propre du syndicalisme n'est pas de détruire. Dans ce pays, ce n'est pas le syndicalisme qui a cassé les industries, ce n'est pas lui qui a cassé les entreprises, qui asphyxie l'économie. Concernant le syndicalisme, parce que nous revendiquons précisément le plein emploi, nous avons à la fois toutes les raisons de pousser pour une relance économique très dynamique, d'exiger très fort la réduction de la durée du travail sans perte de salaire, parce qu'il faut quand même que les fruits de la croissance et de la productivité aillent dans le sens de la réponse aux besoins des hommes et des femmes, sinon c'est une société qui marche sur la tête.
O. de Rincquesen : Cela veut dire que l'on peut renoncer aussi à des avantages acquis qui ressembleraient un peu à des privilèges ?
L. Viannet : Mais au nom de quoi ? Au nom de quoi on parle d'avantages acquis ? Il y a, dans ce pays, des acquis sociaux qui ont été le fruit, pour l'essentiel, des luttes des salariés, de l'action syndicale et de l'action collective. Et les remettre en cause, ce n'est pas remettre en cause des avantages, c'est tirer tout le monde vers le bas : écraser le pouvoir d'achat des fonctionnaires, vous croyez que cela va faire du bien à l'économie ? Et si cela fait du mal à l'économie, ça fait du mal à la consommation. Et si cela fait du mal à la consommation, ça fait du mal à l'emploi. C'est bien pour cela que nous considérons que les luttes sociales qui se développent aujourd'hui correspondent à l'intérêt de toute la population.
O. de Rincquesen : Vous prenez M. Chirac au pied de la lettre, vous savez, sa phrase sur le bulletin de salaire ?
L. Viannet : Absolument, sauf qu'il va falloir maintenant qu'il montre comment il entend l'appliquer, parce qu'il n'en prend pas le bon chemin.
O. de Rincquesen : Vous avez l'impression d'avoir été floué, d'avoir accordé un crédit de confiance trop important ?
L. Viannet : Moi, je n'ai rien accordé du tout. Je n'ai pas assez de moyens pour donner des crédits à qui que ce soit et encore moins des chèques en blanc, parce que je suis pour la transparence. Mais par contre, ce qui est vrai, c'est que depuis le début je dis que le gouvernement va être très vite au pied du mur, il l'est. Et on va voir ce qu'on va voir.
O. de Rincquesen : L'échéance pour vous c'est quoi, la loi de Finances, le programme social du gouvernement ?
L. Viannet : Non, l'échéance, c'est tout de suite : ce sont des salariés qui se réunissent pour décider véritablement des meilleurs moyens à employer pour défendre leurs revendications, c'est le grand débat sur la protection sociale que nous voulons autrement que par un débat d'initiés où se rassemblent ceux qui savent et ceux qui ont les informations. Mais un grand débat dans les médias, à la télévision, sur les ondes radio, dans les entreprises pour que chacun et chacune sachent pour quelles raisons il y a des difficultés dans la protection sociale, d'où vient le déficit et comment on peut effectivement le résorber, de façon à répondre aux intérêts de tous.
O. de Rincquesen : Mais la réponse est toujours la bonne vieille et inévitable grève, par exemple dans la fonction publique, grève à la mi-octobre ? C'est la seule réponse des syndicats ?
L. Viannet : Mais ce n'est pas la seule réponse. L'action syndicale, ce n'est pas seulement la grève. Moi, ce que je regrette, c'est que très souvent on ne parle des syndicats et de l'action syndicale que lorsqu'il y a la grève, comme si parce qu'une grève se développe, brusquement les syndicats auraient une valeur marchande pour les médias et susciteraient de l'intérêt. L'ambition de la CGT est d'être présente sur tous les dossiers, tous les problèmes en permanence et avec le plus possible le contact avec les salariés.
O. de Rincquesen : M. Blondel, c'est l'homme qui refuse que ça change, d'après le Point. Est-ce que l'on pourrait dire de la CGT qu'elle est le syndicat qui veut bien que ça change ou qui envisage que ça change ?
L. Viannet : Qui veut absolument que ça change, parce qu'il y a vraiment besoin que ça change dans ce pays dans la mesure où toutes les orientations, les pistes vers lesquelles actuellement le gouvernement d'un côté ou le patronat de l'autre cherchent des solutions, sont toutes des pistes vers lesquelles les salariés ne se retrouvent pas.
RMC : mercredi 27 septembre 1995
P. Lapousterle : Les mouvements sociaux commencent aujourd'hui mais pour obtenir quoi, puisqu'il n'y a pas d'argent ?
L. Viannet : Comment il n'y a pas d'argent ? Il n'y a pas d'argent dans un pays où les profits des entreprises ont dépassé 1 500 milliards l'an dernier ? Il n'y a pas d'argent sur un budget qui lui aussi dépasse 1 500 milliards ? Non, il y a de l'argent et je pense que la question fondamentale est que précisément on ne frappe pas à la bonne porte pour dégager les crédits nécessaires à une orientation différente de la politique.
P. Lapousterle : Je ne sais pas ce qu'il vous faut puisque l'on annonce des prochaines hausses d'impôt ?
L. Viannet : Précisément, je pense que la TVA a augmenté. On annonce une hausse des carburants, du tabac. Bref on n'innove pas de ce point de vue. Mais cela conduit à quoi ? Cela conduit à ponctionner le pouvoir d'achat c'est-à-dire ponctionner la consommation c'est-à-dire rendre encore plus fragile les petites lueurs qui existaient d'une reprise de l'activité économique en dehors de laquelle on ne sortira pas des difficultés dans lesquelles on est. Il faut vraiment poser les vraies questions, il faut effectivement prendre des dispositions pour que les revenus du capital participent au financement de la protection sociale.
P. Lapousterle : Quand J. Arthuis dit qu'il veut élargir la CSG, est-ce que c'est une bonne idée ?
L. Viannet : Tous les impôts, et la CSG en est un exemple, qui consistent à mettre sur le même plan les pauvres et les riches, ceux qui souffrent et qui ne peuvent même pas répondre aux besoins élémentaires et ceux qui disposent de revenus absolument exorbitants, constituent forcément des impôts injustes. Et le propre de la CSG, et c'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles nous étions contre, c'est que c'est un pâté d'alouettes. M. Rocard, qui a mis au point la CSG, a fait semblant de taxer le capital. Mais les revenus du capital, dans la CSG, représentent une goutte d'eau. C'est infinitésimal par rapport à ce que paient les salariés ou les chômeurs.
P. Lapousterle : Comment définiriez-vous la situation sociale en ce moment ?
L. Viannet : Les deux grandes préoccupations qui sont aujourd'hui sur le devant de la scène et que l'on retrouve dans toutes les conversations que l'on a avec les salariés, quelle que soit leur catégorie, c'est l'emploi en un et deux, le pouvoir d'achat, c'est-à-dire des conditions de vie qui deviennent de plus en plus difficiles. Mais j'ai entendu avec beaucoup de surprise le Premier ministre déclarer hier qu'il voulait engager la guerre contre les faux chômeurs !
P. Lapousterle : Non, ce n'est pas ce qu'il a dit. Il a dit « chasse aux abus et au gaspillage, aux fraudes au RMI, au travail clandestin et aux faux chômeurs ».
L. Viannet : D'accord. Mais la question que je lui pose est : avant de vous attaquer aux faux chômeurs, pourquoi ne vous attaquez vous pas aux faux emplois que l'on donne aux vrais chômeurs ? Il est là le problème, elle est là la source de la dégradation de la situation. Si on doit mettre en place un budget équilibré et difficile, c'est parce que le taux de chômage, dans ce pays, la partie de la population qui est marginalisée, devient maintenant insupportable. Cela pèse sur l'ensemble des mécanismes du pays.
P. Lapousterle : Est-ce qu'il n'est pas bon de lutter contre les faux chômeurs parce que finalement ils prennent aux vrais chômeurs, non ?
L. Viannet : Oui. Il faut le faire mais encore faudrait-il ne pas se tromper de cible et ne pas donner l'impression que le problème de ce pays ce sont les faux chômeurs. On a déjà truqué le baromètre, on a déjà magouillé pour que les chiffres fassent apparaître une diminution du chômage. Il faut arrêter ! Si véritablement, les plaies que connaît aujourd'hui notre pays se résumaient à une existence d'une trop forte proportion de faux chômeurs, cela se verrait !
P. Lapousterle : Est-ce que vous pensez que l'action du gouvernement d'A. Juppé est complètement contraire à l'objectif annoncé ?
L. Viannet : En tout cas, elle ne va pas dans ce sens-là. Ce n'est pas ses dernières déclarations d'ailleurs qui peuvent revitaliser un peu les slogans que J. Chirac avait avancé dans sa campagne électorale. Les chiffres tels qu'ils ressortent du budget montrent que l'on reste exactement dans la lignée de ce qui a conduit le pays aux difficultés. Au titre de la lutte pour l'emploi, on va encore donner de l'argent aux entreprises alors que rien ne confirme que cet argent se traduit par des créations d'emplois. La bataille que nous menons pour la transparence de l'utilisation des crédits publics est une bataille pour laquelle nous allons prendre de nouvelles initiatives parce que maintenant il faut faire venir sur la table. Ensuite, les mesures qui ont été prises, que ce soit la TVA, que ce soit une première augmentation de la CSG, puisque les fameux 42 francs ne sont plus remboursés, tout cela va rajouter aux difficultés. Cela ne va dans le sens de la réduction des fractures sociales.
P. Lapousterle : Est-ce que les fonctionnaires, qui ont déjà la garantie de l'emploi et quelques années de cotisation de moins, ont vraiment le droit de faire grève le 10 octobre ?
L. Viannet : Non seulement ils en ont le droit mais ils en ont le devoir. Je ne vois pas au nom de quoi on pénaliserait les fonctionnaires à partir des conséquences d'une politique pour laquelle ils ne portent aucune responsabilité.
P. Lapousterle : Ils ne peuvent pas participer de l'effort national qui est demandé à tout le monde ?
L. Viannet : Mais ils participent de l'effort national, puisque déjà on les a fait cotiser pour indemniser le chômage, ils paient des impôts comme tout le monde et le niveau de leur salaire n'est pas supérieur à ce que l'on connaît dans l'ensemble du pays. Les niveaux minimums de rémunération dans la fonction publique sont en-dessous du niveau moyen du secteur privé. Ils participent à l'effort national, ils participent à des missions indispensables à la vie du pays. Ils participent à l'ensemble des éléments qui structurent la cohésion sociale de ce pays et je considère que les fonctionnaires ont raison de répondre par une riposte massive à ce qui a été une formidable campagne visant à les présenter comme des boucs émissaires.
P. Lapousterle : La réussite du 10 octobre, ce serait quoi ?
L. Viannet : La réussite, ce serait des dizaines et des dizaines de milliers de grévistes, de manifestants et manifestantes dans les rues des grandes villes de France. J'ajouterais un troisième élément : la réussite du 10 octobre, ce serait une prise d'élan pour les prochaines étapes de lutte sociale dont, à l'évidence, tout confirme qu'elles vont devenir absolument indispensables.