Texte intégral
Edj. - René Rémond, le célèbre politologue, a distingué trois droites en France. Pourriez-vous faire la même chose avec les gauches ?
Daniel Cohn-Bendit. - Il y a la gauche socialiste classique, c'est-à-dire le PS. Qui est lui-même un mélange de plusieurs gauches qui vont d'un modernisme presque néolibéral jusqu'au traditionalisme social démocrate de gauche avec Emmanuelli, en passant par la gauche socialiste, etc. Sans oublier l’hyper-nationalisme républicain de gauche incarné par Jean-Pierre Chevènement. Et puis il y a le PC : c'est fondamentalement un parti social-démocrate à conscience sociale et nationale. Il est loin d' être aussi débile qu'il y a trente ans, mais son orientation reste très traditionnelle. Enfin, il y a une nouvelle mouvance écologique qui s'est formée en critiquant aussi bien la droite que la gauche. Cette gauche écologique à intégré, dans sa critique du productivisme intensif et débridé, les composantes politiques libérale libertaire. Je voudrais être claire sur le mot « libéral » : Hannah Arendt était une libérale et elle était d’extrême-gauche. Cette libérale était pour les conseils ouvriers, pour un contrôle social de l'économie de marché.
Edj. - Est-ce qu'il n'y aurait pas un peu de Madelin chez vous… ?
Daniel Cohn-Bendit. - Mais non, c'est autre chose ! Dans notre évolution politique, celle d'une partie de gauchistes de tradition libertaire, nous avons développé un septicisme argumenté contre l'idéologie communiste du socialisme planifié. En même temps, nous étions très critiques face au capitalisme, que nous dénoncions comme sauvage… Nous avons donc réfléchi à une économie de marché qui pourrait même être, d'une certaine manière, autogestionnaire. Avec. - pourquoi pas ? - une démocratie radicale allant jusqu'à l'élection de co-gestionnaires permettant d'en finir avec la monarchie patronale dans l’entreprise.
Ce qui est consternant chez les libéraux français, c'est qu'ils ne sont libéraux qu’en économie ! Ils sont incapables de réagir quand je parle du PACS ou de l’immigration… mais c'est un fait que je me sens proche des libéraux sur l'Europe fédérale, nous défendons une même conception des institutions européennes communautaires.
Edj. - Un libéral qui serait pour le PACS, pour la libéralisation du cannabis et pour la régularisation des sans-papiers vous conviendrait ?
Daniel Cohn-Bendit. - Non. Il serait, entre autres, un interlocuteur intéressant, puisque capable d' écouter la société telle qu’elle évolue. Moi, par exemple, j’accepte d’écouter - ce que tu refusent les néolibéraux et une certaine gauche - quand Bordieu parle…
Edj. - A propos, qu’en pensez-vous ?
Daniel Cohn-Bendit. - Je trouve qu'on fait un tort considérable à Bourdieu, en simplifiant sa pensée pour le camper en ultra gauchiste anti-européen. Il n'est pas anti-européen, ila une certaine idée de l'Europe et il critique la réalité européenne au nom du social. Je crois qu'une position européenne intelligente doit être capable de répondre à Bourdieu. Si on répond par l’anathème, on n’avance pas. Pour moi, c'est un homme à qui j'aime bien parler, mais sur l'Europe nous avons de profondes divergences, en particulier sur l’euro.
Edj. - Tout à l’heure, quand vous nous avez parlé des gauches, vous n'en avez énuméré que trois. Pourquoi avez-vous oublié la quatrième, avec Arlette Laguiller et Alain Krivine ?
Daniel Cohn-Bendit. - Je n'ai pas oublié. Vous m'avez parlé de trois droites et j'ai répondu sur trois gauches. Quant à Laguiller et à Krivine, ils ne sont que l' expression simpliste de la gauche sociale-démocrate existante.
Edj. - Voilà qui va faire hurler dans les chaumières révolutionnaires !
Daniel Cohn-Bendit. - Vous savez, ce n'est pas parce qu'on dit toujours plus qu'on est radicalement différent. Déjà chez Lénine, l’idéologie et la conception de la société, de l'État sont sociales-démocrates traditionnelles. Pas besoin d'aller chercher midi à 14 heures : les racines sont dans le marxisme, d'où est issue la social-démocratie, qui fait le bien des êtres humains par l’État.
Edj. - Vous disiez quelque part de Lutte ouvrière que c'était une secte…
Daniel Cohn-Bendit. - Il y a une grande différence entre la Ligue communiste et Lutte ouvrière. La Ligue est une organisation trotskiste qui a essayé, ces dernières années, de s'adapter à une nouvelle réalité sociale : elle a permis l'émergence de quelqu'un comme Christophe Aguiton (le leader du mouvement des chômeurs, NDLR) qui exprime une certaine volonté de radicalité sociale. Mais la Ligue continue à se tromper quand elle plaque la théorie trotskiste traditionnelle du mouvement de masse sur des franges marginales de la société.
Reste que c'est une organisation ouverte qui, dans les années 70, a abandonné les fantasmes militaro-clandestins alors que LO vit dans le mythe total de la clandestinité, de la double identité qui est la définition par excellence des sectes. Prenez le cas de leur gourou Hardy. Il a une identité publique : le patron qui licencie, qui fait comme tous les patrons parce que sa boîte doit continuer à vivre, et il y a l’autre Hardy, celui de l'organisation secrète, qui définit quand on a le droit de faire l’amour, quand on doit militer, comment on passe ses vacances…
Edj. - En France, on aime les étiquettes, il y en a une qui vous colle à la peau : c'est « Dany le Rouge ». On peut y ajouter si vous voulez « Dany le Vert »…
Daniel Cohn-Bendit. - Il y en a même qui me surnomme le « Tapie Vert » !
Edj. - En tout cas, et même si c'est à votre corps défendant, vous incarnez un symbole de gauche, il va bien falloir, pendant la campagne, que vous alliez chasser sur les terres de la gauche et de l’extrême-gauche.
Daniel Cohn-Bendit. - Depuis le début, il y a une polémique : où va chasser Dany ? Dans l'électorat du PC, du PS, etc. ? Eh bien, vous savez ce que j'ai envie de dire ?
Peuple d'extrême gauche, peuple communiste, peuple socialiste, ne m'écoutez pas. Je parle à ceux qui ne s'identifient à aucun peuple. Abstentionnistes, écoutez moi, parce que je ne chasse sur aucune terre. Moi et les Verts, nous parlons à toute la société française. Nous parlons à ceux qui ont du boulot et qui se posent des questions sur l'environnement et la qualité de la vie. À ceux qu'il n'ont pas de boulot et qui se posent un peu moins de questions sur l’environnement. Nous voulons leur dire quelles sont les possibilités d'évolution de la société et pourquoi l'Europe peut être quelque chose d'important pour le futur. Il y a des gens à sensibilité d'extrême-gauche qui se reconnaissent plus quand je parle de la drogue et des sans-papiers. Et puis, quand j'évoque les institutions européennes, la démocratie européenne, le fédéralisme, d'autres s'y reconnaissent mieux, y compris des gens de droite.
Edj. - C'est votre stratégie ?
Daniel Cohn-Bendit. - Oui, et comme toute stratégie elle a un devoir de résultat. Après le 13 juin 1999 on pourra se revoir autour d'une bonne table, et se dire si cela a marché ou pas.
Edj. - Vous vous donnez combien points ?
Daniel Cohn-Bendit. - Je veux passer la barre des 5 %. Au-delà, je n'en sais rien. J'ai vécu de très près le problème des Verts allemands. Sept mois avant les élections, on leur donnait 12 ou 13 %, puis ils se sont retrouvés sous la barre des 5 % et, grâce à Joschka Fischer, ils ont finalement atteint 6,7 %.
Edj. - Au cœur de votre discours, il y a le nucléaire. Pensez-vous qu'aujourd'hui les Français peuvent abandonner leur consensus sur cette question et vous écouter quand vous leur dites qu'il faut absolument sortir du nucléaire ?
Daniel Cohn-Bendit. - Le nucléaire ne constitue pas le cœur de mon discours, mais c'est quand même un problème exemplaire et fondamental. Un consensus s'est fait en France, dans les années 70, autour de l'idée gaullienne de l'indépendance politique et énergétique. Et ce consensus va pratiquement de l'extrême droite à l'extrême gauche. Et il entraîne une espèce d'omerta sur tout ce qui pourrait nuire au nucléaire. L’exemple le plus extraordinaire c'est l'histoire du nuage de Tchernobyl avec ce silence d’État accepté par tout le monde. Qui a pipé mot quand le représentant de l'EDF à expliqué aux Français que le nuage avait été stoppé par les Alpes ? Plus de 20 ans après, un site comme celui de l'usine de retraitement de La Hague est toujours synonyme de cette omerta franco-française. L'EDF et la COGEMA sans des entreprises publiques qui sont en guerre avec l'idée d'une société ouverte et démocratique.
Edj. - Vous pensez qu'on nous a caché quelque chose ?
Daniel Cohn-Bendit. - Oui, on a caché des choses dans les années 70 et on en a caché après Tchernobyl. On a caché la vérité telle que les Allemands l’ont connue. On peut réagir de manière moins dramatique qu’eux, on n’est pas obligé d'en faire un psychodrame comme eux, mais, sur la réalité des répercussions de Tchernobyl en Europe, on a caché la vérité aux Français. On a bafoué cette idée fondamentale de la démocratie : la liberté de l'information et de la discussion. Si l'on veut prendre le risque du nucléaire - pourquoi pas ? - qu'on sache au moins de quel risque il s’agit.
Edj. - Ce sera votre argument pendant la campagne ?
Daniel Cohn-Bendit. - Mais pas le seul. Faire du catastrophisme sur le nucléaire de genre « vous allez avoir Tchernobyl », je ne pense pas que cela fera réfléchir les Français. Il y a autre chose à dire. The Economist, qui n'est pas un journal d'extrême gauche que je sache, a fait son mea culpa sur le nucléaire : nous nous sommes trompés sur le nucléaire, nous étions pour et nous nous sommes trompés, non pas sur le danger mais sur le prix. Ça coûte très cher, le nucléaire. Car ce n'est pas seulement l'exploitation des centrales, c'est leur construction, c'est la sécurité, ce sont les déchets qu'il faut enfouir. Le nucléaire n'est pas seulement dangereux, il n'est plus concurrentiel !
Edj. - Pensez-vous que Lionel Jospin soit réceptif à ce langage ?
Daniel Cohn-Bendit. - Si c’est seulement moi qui parle, non. Mais il y a la ministre de l’environnement, Dominique Voynet. Il y a l’Allemagne, qui a décidé de sortir du nucléaire. Il y a Tony Blair qui dit : on ne construit plus de nouvelle centrales en Angleterre. Il y a les Suisses, les Autrichiens, les Italiens, les Suédois, qui sont sur la même ligne : le nucléaire n’a pas d’avenir. Et puis la stratégie nucléaire française pour survivre économiquement est un scandale : l’exportation de centrales vers des pays totalitaires ou en proie à des conflits : la Chine, l’Inde et le Pakistan. Merci les enfants… Merci Chirac pour la centrale nucléaire livrée à Saddam Hussein en 1974…
Et si Lionel Jospin n’entend pas assez bien ces arguments, Dominique Strauss Kahn va lui faire comprendre : parce que c’est lui qui tient les comptes. En 2010, il va falloir décider du renouvellement ou de l’aménagement du parc nucléaire français. Ça va coûter la peau des fesses !
Edj. - Vous attendez beaucoup de quelqu’un qui vous a traité d’irresponsable à propos des sans-papiers…
Daniel Cohn-Bendit. - Etes-vous bien sûr qu'il a parlé de moi ? Il n'a jamais prononcé mon nom. Aucun socialiste, à part Georges Sarre, n'a jamais prononcé mon nom. Je n'existe pas. C'est Dominique Voynet qui a tout pris avec les Verts, alors que mon nom était partout…
Edj. - Vous ne croyez pas que vous lui avez fait du tort ?
Daniel Cohn-Bendit. - Dominique a beaucoup de courage, et je trouve qu'elle a très bien réagi, calmement, pendant le conflit de ces derniers jours. Nous défendons des idées en commun. Mais si, par hasard, Lionel Jospin pensait à moi en parlant de l’immigration, il faut qu'il se renseigne. Je me suis colleté avec ce problème : j'ai été pendant huit ans adjoint au maire de Francfort, une ville de 600 000 habitants où vivent 30 % d’immigrés…
Fort de cette expérience, j'ai écrit un livre qui s’appelle Heimat Babylone et qui vient d'être traduit en français sous le titre de Xénophobies. J'y explique qu’une position jusqu’au-boudiste sur l'immigration ne mène à rien. Donc, quand Jospin parle des irresponsables qui veut une immigration incontrôlée, il ne s'agit pas de moi. Ou alors, encore une fois, qu'il se renseigne…
Edj. - Vous avez quand même demandé la régularisation de tous les sans-papiers ?
Daniel Cohn-Bendit. - Seulement de ceux qui en ont fait la demande jusqu'à la date butoir, pas celle des sans-papiers qui le feraient maintenant. C'est ce qui me différencie de l’extrême-gauche, qui demande la régularisation de tous les sans-papiers qui en font la demande. Et puis, sur ce débat difficile, je voudrais rafraîchir la mémoire de quelques uns. Je me souviens que, trois mois avant les dernières législatives, Lionel Jospin était interviewé par un journaliste qui lui avait demandé : « Un sans-papiers, vous le recevez chez vous ? » Et Lionel Jospin a répondu : « Lionel, oui ; Jospin est réticent. » Aujourd’hui, moi, je veux renforcer Lionel.
Il doit comprendre que la circulaire Chevènement laisse dans une situation difficile 140 000 personnes victimes de la politique de la droite, c'est-à-dire des lois Pasqua-Debré contre lesquelles la gauche a fait une mobilisation qui a été une des raisons de sa victoire électorale. Et je note qu'à la fin de cette campagne Lionel a pris le pas sur Jospin puisqu'il a demandé l'abrogation des lois Pasqua.
Pour aller plus loin dans ce domaine, j'aimerais expliquer à la France comment font les Américains, qui ont une certaine expérience du problème de l’immigration. Ils changent leurs lois sur l’immigration, les rendent plus ou moins répressives en fonction du moment. Mais que font-ils chaque fois qu'ils changent les lois ? Ils disent : à la date butoir du tant, tous ceux qui sont aux États-Unis sont régularisés sans critère aucun. Lionel et Jospin devraient y penser. L'irresponsabilité, ne serait-ce pas de maintenir en clandestinité « officielle » 50 000 personnes qui alimentent en permanence le marché noir et les esclavagistes de ce marché ? Là-dessus, les réflexions de Pasqua sont assez pertinentes.
Edj. - Vous croyez que Jospin fait un blocage sur cette question ?
Daniel Cohn-Bendit. - Pour une part, je le comprends. Quand j'ai pris connaissance de sa déclaration au Parlement sur les « irresponsables », j’ai aussitôt pensé que c’était la réaction émotionnelle de Jospin qui répondait à Lionel. Et je sais de quoi je parle. Quand j’étais adjoint au maire à l’immigration à Francfort, quand je voyais le malheur arriver, je devais me forcer à dire : oui, je suis pour un contrôle des flux migratoires. Il y a des moments où j’ai même été très dur, en particulier avec les Kurdes. En même temps, je d défendais leur droit à l’autonomie et à l’expression culturelle, tout en sachant que leur parti, le PKK, était interdit en Allemagne. Ils avaient un centre culturel dont la police voulait les déloger, parce que le PKK avait été mis hors la loi. J’ai négocié toute la nuit et je suis parvenu à un compromis : les Kurdes permettraient la perquisition de la police mais, après, rentraient à nouveau dans leur centre. Dedans, il y avait 500 personnes avec une cinquantaine de litres d’essence, prêtes à s’immoler. Tout ce passe bien, et les Kurdes m’invitent dans leur centre, m’applaudissent…
Et là, je leur ai dit : je défend toujours vos droits, mais je suis pour l’autodissolution du PKK, car c'est un parti stalinien et, s’il arrive au pouvoir en Turquie, il sera exactement comme le pouvoir turc contre vous. Silence de mort… Je leur avais quand même sauvé la mise, donc ils ne m'ont rien fait. En politique, tout n'est pas unidimensionnel.
Edj. - C'est Daniel et Cohn-Bendit ?
Daniel Cohn-Bendit. - Encore plus simple, c'est Marc et Daniel, car je m'appelle Marc, Daniel Cohn-Bendit. Au début des années 80, on m'avait demandé de faire un discours sur mon rapport à l'Allemagne. J'ai fait un dialogue entre Marc et Daniel. Un qui dit : oui, mais l'Allemagne c'est le passé. L'autre qui dit : oui, mais l'Allemagne c'est quand même autre chose. On va tous une double vision des choses.
Edj. - Mais ne pensez-vous pas qu’en dehors des sans-papiers il y a un phénomène beaucoup plus global à gauche : une inertie tranquille, un conservatisme comme on l’a vu à propos du PACS ?
Daniel Cohn-Bendit. - C’est vrai que, pour des forces politiques minoritaires, ayant une histoire comme la nôtre, c'est facile de dire oui au PACS. On a vécu tout le temps en PACS. On a des tas de copains qui sont homosexuels, des copines qui sont lesbiennes : ça fait partie de notre quotidien. Mais c'est le député de base socialiste qui fait, ou pas, la majorité. Nous, avec notre vie et notre manière d’être, on ne fait pas 50 %.
C'est un vrai problème politique. Avec cette lancinante question : qu'est-ce que ça nous rapporte d'avoir raison mais d'être minoritaires ? Peut-être la campagne des européennes nous aidera-t-elle à changer les choses.
Edj. - Dans le même ordre d'idées, allez-vous prendre une grande initiative pendant la campagne sur la dépénalisation des drogues douces en France ? C'est un tabou qui est presque aussi fort que celui du nucléaire.
Daniel Cohn-Bendit. - Je crois que c'est beaucoup plus facile. Parce que, là aussi, l'Europe va nous aider. J'ai un pot incroyable, les Verts ont un pot incroyable : c'est ce qui se passe en Allemagne. La ministre de la santé va, sur la politique de la réduction des risques, se mettre à la pointe du mouvement en Europe. Et elle est appuyée par l’hyper majorité des préfets de police allemands, donc elle n'est pas seule. Aussi curieux que cela puisse paraître en France, la police allemande soutient une politique radicale de la réduction des risques liés à la drogue avec en alternative la méthadone et l’héroïne sous contrôle médical. C'est ce qui va aider Bernard Kouchner à convaincre Jospin.
Edj. - Au fait, qui serait pour vous le meilleur candidat socialiste aux européennes ?
Daniel Cohn-Bendit. - La seule chose que je demande aux socialistes et à tous les autres est de mettre un candidat tête de liste qui siégera et travaillera à Strasbourg et à Bruxelles. On ne peut pas cumuler impunément. S'identifier à la fonction de député européen déjà pendant la campagne, c'est défendre l'idée de la souveraineté de l'espace politique européen. Pas de faux-semblants.
Edj. - Vous avez dit : « Je soutiendrai Jospin à la présidentielle. » Ça n'a pas plu à tous vos amis Verts…
Daniel Cohn-Bendit. - Pour que la gauche gagne la présidentielle, une évidence : ce sera Jospin qui se retrouvera au second tour contre Chirac et là, pour moi, il n'y a pas photo. C'est Lionel Jospin, un point c'est tout. Pour le premier tour, les Verts décideront.
Edj. - Parlons un peu de vous. Cohn-Bendit est un « bâtard européen ». La formule est de vous ?
Daniel Cohn-Bendit. - Elle est de moi : je suis bâtard. Je suis bâtard par destin personnel. Mes parents ont quitté l'Allemagne en 1933, le lendemain de l’incendie du Reichstag. Mon père était avocat, il était de gauche, et allait être arrêté. Donc il a quitté l'Allemagne pour des raisons politiques. Pas pour des raisons ethniques. Ma mère est venue en France avec lui en 1933. Mon frère, né en 1936, devient français grâce à la loi du sol. Les Alliés débarquent en juin 1944 en France, mes parents font l'amour en juillet, parce qu'ils trouvaient qu’une nouvelle vie recommençait, que l'espoir renaissait. Et je nais neuf mois après, en avril 1945. Mes parents étaient à Montauban où, avec des amis, ils avaient créé une maison pour les enfants dont les parents étaient morts dans les camps en France entre 1939 et 1945. Une partie de leurs amis partent pour les États-Unis, où se trouvait une amie de ma famille : Hannah Arendt. Et mes parents décident de les rejoindre, ce qui fait donc qu'à ma naissance ils ne me déclarent pas français, puisque j'allais devenir américain. Or, pour des raisons compliquées, mes parents sont finalement restés en France. Et moi, sans déclaration de nationalité, je suis devenu apatride, ce qui est la définition par excellence du bâtard. Mon père, qui aimait son boulot d’avocat, n'avait pas le droit d'exercer en France, puisqu'il avait fait ses études en Allemagne. Donc, pour travailler, il rentre en Allemagne en 1950.
Edj. - Comment s'est passé son retour, puis le vôtre ?
Daniel Cohn-Bendit. - Eh bien, mon père arrive au Grand Hôtel de Francfort, à la réception et il dit : « Je m'appelle Cohn-Bendit, est-ce que, maintenant, les juifs ont le droit d'avoir une chambre chez vous ? » Il s'est installé une semaine là, puis il a ouvert son cabinet. Mes parents étaient séparés. En 1958, mon père étant très malade, ma mère choisit de le rejoindre en Allemagne pour le soigner. Et elle décide que je vais la suivre parce que j'ai 13 ans et que mon frère restera en France car il a 23 ans, qu'il fait ses études ici et qu'il est français. J'arrive en Allemagne en 1959 comme apatride, ce qui est un statut très compliqué, il faut des visas spéciaux, surtout par rapport au pays qu'on est supposé avoir fui, c'est-à-dire précisément l’Allemagne. Mon père me disait à l’époque : « Ecoute, Dany, prends la nationalité allemande, de plus tu n'as pas besoin de faire ton service militaire. » Parce que, à l'époque, les enfants de juifs n'y étaient pas contraints. Deux ou trois ans après, je deviens allemand, surtout pour ne pas faire mon service militaire et parce que cela me donne une liberté de circulation. Voilà tout. J'ai un passeport allemand, je parle mieux français qu’allemand… Je suis un bâtard franco-allemand.
Edj. - Il y a des gens en France pour se demander comment il se fait qu'un allemand puisse être tête de liste à une élection française ? Estimez-vous qu'ils sont dignes d'une réponse ou qu'ils appartiennent au même camp que ceux qui vous traitaient de « juif allemand » en 1968 ?
Daniel Cohn-Bendit. - Tout le monde est digne d'une réponse. Même ceux qui me haïssent. L'évolution politique de notre continent a permis que tout citoyen européen puisse se présenter aux élections européennes n'importe où en Europe. Mon histoire personnelle est fondamentalement liée à l'histoire de la France et de l’Allemagne de 1945 à 1999. Je crois que cette double identité symbolise bien l'évolution de l’Europe.
Edj. - Votre candidature ne s'est pas faite sans mal. Au début, chez les Verts français, on ne vous a pas accueilli à bras ouverts. Vous avez même été un peu bizuté…
Daniel Cohn-Bendit. - Depuis mon élection au Parlement européen, il y a cinq ans, l'idée me titillait. Je me disais que passer d’une liste allemande à une liste française, cela symboliserait quelque chose d'extraordinaire. Et pour moi, et, en même temps, pour l'Europe. Un an après, je me suis retrouvé à l'université des Verts quand ils débattaient encore sur une alliance avec la gauche. Je suis intervenu en disant que, si l'on se met avec la gauche, il faut aussi se mettre en position de participer à un gouvernement de gauche, et donc d'accepter un certain pragmatisme, un certain réformisme. J'ai plaidé pour une évolution des Verts français parce que l'échec électoral aux européennes de 1994 avait été catastrophique. Et là, j'ai été très applaudi. Sur ce, Dominique - sans doute l'enthousiasme du moment - prends son stylo et me marque sur mon badge : « Tête de liste des Verts en 1999 ». L'idée a ensuite été reprise par une partie des écologistes qui n'était pas chez les Verts : les écologistes de Noël Mamère. À partir de là, mon problème était d’expliquer, de faire comprendre à Dominique, à Jean-Luc Bennahmias, au groupe dirigeant chez les Verts, que je n'étais pas un Scud de Noël Mamère, que je n'étais pas un homme de pouvoir, que je ne cherchais pas à prendre un parti. Je suis arrivé à faire passer cela, et les Verts ont fini par comprendre que, dans la situation politique actuelle en France, Dominique ne pouvait pas être tête de liste, parce qu’étant ministre elle ne pouvait pas jouer librement le jeu de la compétition électorale. Et les Verts se sont fait à l’idée, mais c'était d'abord un mariage de raison. Puis il est devenu plus sincère, plus émotif, après mes interventions devant les militants écologistes. Cela leur a permis de faire connaissance avec moi, et de ne plus avoir simplement l'image de Dany la vedette des médias.
Edj. - On a quelquefois l'impression que vous les surprenez encore. À la fin de votre émission avec Michel Field, vous avez déclaré très tranquillement : « Débattre avec Le Pen, pas de problème, quand il veut. » Il y a eu un plan sur Dominique Voynet, elle était livide.
Daniel Cohn-Bendit. - Pourtant, je le dis depuis longtemps. J'ai dit que je voulais une campagne de dialogue. Il y a plusieurs possibilités de dialogue : entre partenaire et concurrent, c'est le dialogue avec la majorité plurielle ; avec un ex-partenaire, Alain Krivine, c'est une histoire un peu commune ; avec des adversaires politiques, c'est la droite. Et puis il y a le dialogue avec l’ennemi, et l'ennemi, c'est le Front national. Ça, c'est pour les politiques. Et puis le dialogue avec la société dite civile et les intellectuels à qui je dois beaucoup, comme Alain Touraine, André Glucksmann, Edgar Morin, André Gorz et René Dumont.
Edj. - S'il y a demain un débat entre vous et Jean-Marie Le Pen, vous irez comme à n'importe quel autre débat ? Ne craignez-vous pas une banalisation de Le Pen par vous ou de vous par Le Pen ?
Daniel Cohn-Bendit. - Est-ce que Le Pen va accepter ? Pour l'instant, il a toujours refusé. Et si Le Pen n'accepte pas, m’a-t-on demandé, pourquoi pas Mégret ? Pour l'instant, je dis non : le Pen est le chef et c'est lui que je veux affronter.
Edj. - Chez les Verts, cela passe comment cette idée ?
Daniel Cohn-Bendit. - Ils ont peur. Ils ont peur que je me fasse enfoncer. Je le dis franchement, si Le Pen dit oui et que je n'y arrive pas, c'est un risque pour la campagne et ce serait bon pour lui. Mais si j’y arrive, et je crois un peu que j'y arriverai, c’est très bon pour la campagne et c'est mauvais pour lui. Une partie de la société se dit que, de toute façon, aux européennes, il n'y a pas de majorité ni de vote utile. Eh bien, peut-être pensera-t-elle que vote Cohn-Bendit, c'est très utile !
Edj. - C'est ce qu'ont dit tous ceux qui ont essayé de battre Le Pen dans un débat.
Daniel Cohn-Bendit. - Le problème est que Tapie, une fois élu au Parlement européen, n'a servir à rien. Donc, le soir des élections, il s'est avéré que ce vote a été inutile et dénaturé.
Edj. - Vous parlez de Tapie. Lui, c'était pour faire du tort à Rocard, nul ne l’ignore. Vous, c'est pour faire du tort à personne ?
Daniel Cohn-Bendit. - Bernard Tapie était soutenu par le Président de la République François Mitterrand pour abîmer Michel Rocard. Pour l'instant, le Président de la République Jacques Chirac ne m'a pas encore dit qu'il me soutenait… (Rire)
Edj. - Vous avez dit que votre ambition aux européennes était de faire 5 % et de dépasser le PC.
Daniel Cohn-Bendit. - Première barre, 5 % : si on ne fait pas les 5 %, c'est un échec. Deuxième barre, doubler le dernier score des Verts aux européennes (en 1994) : 2,96 % multiplié par deux cela fait 6 %. Troisième barre, un résultat s'approchant des 8 % et qui feraient que les Verts en France se comportent mieux que les Verts en Allemagne.
Edj. - Un résultat à deux chiffres, comme on dit pour l’inflation, est exclu ?
Daniel Cohn-Bendit. - Je ne suis pas capable aujourd’hui d’analyser qu’elle peut être la dynamique d’une liste Verte telle qu’elle est. Mon rêve - et c’est sûrement un rêve impossible - serait que la liste Verte fasse plus que le Front national. Ce serait beau qu’on puisse dire un jour qu’en 1999 un bâtard européen du nom de Cohn-Bendit a fait plus que Le Pen. Je suis peut-être irréaliste, mais j’en rêve… Si l’on inscrivait ça dans les livres d’histoire, j’avoue que je trouverais que l’année 1999 vaut l’année 1968. Ce serait un moment aussi jouissif que Mai 68. Mais l’histoire n’est pas un éternel recommencement, au contraire. Elle se répète souvent en tant que farce, dixit Karl Marx. Et lui, pour les uns il a tout bon, pour les autres il a tout faux. Alors, allez savoir.