Texte intégral
Grand-Croix de la Légion d'honneur, Prix Nobel de la Paix, inhumé au Panthéon, René Cassin a accumulé les honneurs les plus rares de ce siècle. Pourtant, il demeure étrangement peu connu du grand public. Je souhaite que la célébration du 50e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme, à laquelle il prit une part déterminante, soit l'occasion de renverser cet état de fait. C'est pourquoi je suis particulièrement heureux d'ouvrir un colloque sur René Cassin.
Mais je le suis plus encore en ouvrant le colloque d'aujourd'hui, car il a inscrit à son programme une face encore plus méconnue de René Cassin. En effet, si le juriste et l'apôtre des droits de l'homme ont un minimum de notoriété, René Cassin, ancien combattant, ne s'est pas imposé dans la mémoire nationale. Et pourtant ! René Cassin avait connu les deux guerres mondiales, vous le savez. De la première, il avait conservé des séquelles physiques ; de la seconde, une profonde douleur morale. Sur le pommeau de son épée d'académicien, il avait fait graver un casque et une croix de Lorraine, pour rappeler sa participation aux deux grandes tragédies de ce siècle. Ayant répondu à l'Appel du général de Gaulle dès le 19 juin 1940, il avait été à Londres le « Grand légiste » de la France libre : secrétaire permanent du Conseil de défense de l'Empire et commissaire national à la justice et à l'éducation au sein du Comité français de Libération nationale. Fonctions très importantes, qui lui valut la médaille de la Résistance avec rosette, et surtout le titre de compagnon de la Libération.
Avant cela, il avait été grièvement blessé sur la Meuse, en octobre 1914, dans des circonstances héroïques qui lui valurent la médaille militaire et la Croix de guerre 14-18. Or c'est au contact du feu, je crois, lors de cette Première guerre mondiale – de la fin de laquelle nous célébrons cette année le 80e anniversaire – que René Cassin, inspirateur de la loi sur le droit à réparation pour les victimes de guerre, a forgé ses convictions. Par là, René Cassin paraît, mieux que quiconque, illustrer le lien entre la mémoire combattante et les valeurs qui lui sont sous-jacentes.
L'ancien combattant épris de justice qu'est René Cassin va trouver à exprimer son sens de l'humain avant même la fin de la guerre. Dès 1917, il participe à la création, à Aix-en-Provence, d'une des toutes premières associations départementales de victimes de guerre. Bientôt, à l'un des moments les plus terribles de la guerre, en février 1918, au cours d'une réunion à Lyon des représentants d'associations analogues, c'est la fondation de l'Union fédérale des mutilés et veuves de guerre à laquelle il restera fidèle tout au long de sa vie. Il en sera secrétaire général en 1920, puis président en 1922.
C'est alors que va être créée la doctrine du droit à réparation, sous l'impulsion de René Cassin. Cette nouvelle doctrine, qui triomphera dans la loi du 31 mars 1919, est fondée sur la réquisition des citoyens par la Nation à son service et sur le dommage personnel. C'est-à-dire qu'elle institue un droit égal pour tous, tenant exclusivement compte de l'invalidité, sans considération du grade ou des circonstances.
Un peu plus tard, en 1922, René Cassin obtient une loi pour réviser le statut des pupilles de la Nation. Il est nommé vice-président du conseil supérieur des pupilles et on l'appelle bientôt « le Père des pupilles de la Nation », alors qu'il a 32 ans. Grâce à lui, les pupilles purent accéder à l'enseignement secondaire, puis aux études supérieures.
Luttant pour l'emploi de ses mandants, il a rédigé en 1923 la loi sur les emplois réservés et, trois ans plus tard, celle sur les emplois obligatoires. En 1930, il obtient la création de la retraite du combattant. Son action au service de la cause des anciens combattants est si importante qu'Edouard Herriot lui proposa le ministère des pensions, qu'il déclina.
Si l'oeuvre de René Cassin me paraît tellement emblématique de l'esprit ancien combattant, c'est qu'elle met en évidence, avec un relief remarquable, le lien indissoluble entre l'action concrète en faveur des anciens combattants, et les valeurs humanitaires sur lesquelles elle s'appuie.
Lutte pour la dignité, pour le droit au travail, pour le reclassement des hommes, rééducation de 96 000 mutilés entre les deux guerres, prêts d'honneur, sollicitude pour les orphelins... telle est, en peu d'années, l'oeuvre de l'Union fédérale devenue une des puissances de la Nation. Mais cette oeuvre, René Cassin a toujours tenu à ce qu'elle ne fût pas l'objet de récupération partisane et qu'elle s'inscrivit dans un cadre strictement légal. Quels que fussent les besoins, aussi douloureuses que se fissent les doléances, René Cassin répétait inlassablement : « Nous obtiendrons tout par la loi, par des moyens démocratiques. »
Pour lui, les anciens combattants, ayant été les victimes de la guerre, devaient être au premier plan de toute action visant à éviter qu'elle ne se reproduisit. C'est ainsi qu'il a participé aux travaux du Bureau international du travail (BIT), que dès 1921, il a rencontré des représentants d'anciens combattants alliés et ceux des mutilés allemands. Sacrifiant ses vacances pour réaliser le « traité des obligations », il partit en mission à Genève, et devint membre de la délégation de la Société des Nations à partir de 1924. Il aura un rôle essentiel dans la fondation en 1925, de la conférence internationale des mutilés anciens combattants et obtiendra, sur un plan entièrement apolitique, l'adhésion des anciens ennemis.
C'est que pour René Cassin, il ne suffisait pas de réparer, il fallait également prévenir. Toute son action, à l'Union fédérale, a consisté à ne pas se borner à obtenir de légitimes avantages, mais aussi à user de l'expérience de la guerre pour sauvegarder la paix et l'organiser : « Sitôt assurées les réparations, nous avons commencé la préparation de l'avenir. » disait-il. Dans une déclaration faite au congrès du BIT à Clermont-Ferrand, en 1922, il avait été encore plus clair sur sa philosophie de l'action des anciens combattants : souffrance humaine nous paraît dépasser tout domaine restreint. Mais notre participation signifie encore que nous voulons contribuer dans la mesure de nos moyens à former un monde meilleur, à assurer la paix. Nous sommes convaincus que la paix durable que nous souhaitons voir régner en Europe n'est possible que si les peuples français et allemand, se complétant l'un et l'autre dans tous les domaines, en viennent de nouveau à se comprendre mutuellement en vue d'une coopération véritablement loyale.
C'est donc par cette activité de militant ancien combattant, qui l'a mené à la Société des Nations, que René Cassin, au départ professeur de droit privé, va devenir un spécialiste de droit international. Toute son action va consister à assurer une protection sûre aux droits de la l'individu. La Première guerre mondiale avait voulu, en créant la Société des Nations, laisser entre les mains des États des questions qui relevaient par essence de l'individu. Chacun connaît le sort que l'histoire a réservé à ce système.
Après les horreurs de la Seconde guerre mondiale, l'individu en tant que tel devient enfin l'objet d'une protection internationale. Projet utopique ? René Cassin était-il un doux rêveur ? Il est vrai que vouloir dépasser la sphère interétatique en droit international, en allant plus loin qu'un strict « volontarisme », a pu parfois faire sourire de nombreux juristes. L'histoire de ce siècle ne saurait tolérer pareille dérision.
« Universelle » et non pas « internationale », la Déclaration universelle des droits de l'homme, inspirée par René Cassin – qui en rédigea le préambule –, fait entrer l'individu dans le champ international. Elle consacre la victoire des valeurs de liberté et de dignité de la personne humaine. Ce sont là des valeurs universelles, qui reposent sur l'idée d'humanité – la seule idée régulatrice en droit international, selon Hannah Arendt.
René Cassin avait lui-même tirer les enseignements de cet acte profondément novateur qu'était la Déclaration universelle des droits de l'homme : « Conçue à l'origine comme une simple annexe de la charte des Nations unies, la Déclaration universelle des droits de l'homme s'est révélée très tôt comme un monument durable et dominant à la fois les institutions internationales et les États. Quelque chose de nouveau est entré avec elle dans le monde ; elle est le premier document de valeur éthique adopté par l'ensemble de l'humanité. »
En ce 50e anniversaire, quel meilleur hommage rendre à la Déclaration universelle des droits de l'homme que la création de la Cour pénale internationale ? En matière de défense des droits de l'homme, un hommage exige des faits. Cette institution nouvelle, voulue depuis longtemps par le monde ancien combattant, sera soutenue par celui-ci de toutes ses forces. Il s'agit de faire en sorte que nulle part les criminels de guerre puissent se sentir en sécurité. Puissions nous garder toujours comme principe de notre action cet avertissement de René Cassin : « Il n'y aura pas de paix sur cette planète tant que les droits de l'homme seront violés en quelque partie du monde. »