Articles de M. Yves Cochet, porte-parole des Verts, dans "Vert Contact" des 14 et 28 octobre 1995, sur "l'affaire Balabagan", les conséquences des prescriptions de l'OMC, les perspectives de l'Internet et la chute de popularité de MM. Chirac et Juppé.

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Média : Vert contact

Texte intégral

Date : 14 octobre 1995
Source : Vert Contact

Des millions de Sarah

Sarah Balagan a tué son employeur des Emirats arabes unis parce que celui-ci entreprit de la violer sous la menace d’un couteau dont elle se saisit pour le retourner contre son agresseur. Le procès en appel de Sarah est reporté au 30 octobre.

Judith Yanira Viera travaillait à l’usine Mandarin International, dans la zone franche de Salvador. A 17 ans, elle cousait des tee-shirts 18 heures par jour, en terminant de travailler à 3 heures du matin pour reprendre à 7 heures. Elle fut licenciée le 13 juin dernier pour cause d’activités syndicales.

Gardons-nous de penser que la situation de Sarah n’est due qu’au mode de vie archaïque des Emirats, et celle de Judith à la brutalité du PDG de Mandarin. Elles sont, au contraire, représentatives des conditions de travail imposées par le Nouvel Ordre Mondial, fondé sur la croissance de l’esclavage, le recul de la démocratie et la mise en place de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC, ex-Gatt). Présentée au public comme un accord commercial destiné à accroître la « prospérité », l’OMC est, en fait, un être juridique puissant qui imposera la loi du libéralisme à tous les Etats.

Entre autres perles, toutes les législations nationales ou européennes concernant le droit au travail, la santé et l’environnement, et qui seraient contraires aux normes de la « liberté du commerce » édictées par les groupes d’experts de l’OMC, devront être modifiées en un temps prescrit. Si ces changements ne sont pas effectifs à l’issue de cette période, des sanctions commerciales s’appliqueront à l’encontre des pays récalcitrants. Ceci n’est pas encore advenu, car les parlements des pays signataires de l’accord OMC ne l’ont pas tous ratifié. La France l’a fait, le 15 décembre 1994. C’est un coup mortel porté au principe de la souveraineté du peuple représenté par son parlement élu, base de la démocratie. Abdiquant leur propre responsabilité, les parlementaires français, et certains de leurs collègues étrangers, ont remis une partie essentielle de leur pouvoir entre les mains de l’OMC, qui devient ainsi la plus puissante institution législative (non élue !) du monde.


Date : 14 octobre 1995
Source : Vert Contact

Clair et Internet : lire, voir et entendre

Une mode ? Une mutation de la société ? Un avenir inévitable ? Que penser d’Internet, du multimédia et des autoroutes de l’information ?

D’un point de vue matériel, Internet est une immense base d’informations enregistrées dans des milliers d’ordinateurs répartis sur toute la planète et interconnectés ; le multimédia indique que ces informations sont un mélange de textes, de sons et d’images, qui transitent sur les « autoroutes » que sont les câbles et les liaisons hertziennes. Bref, une simple quincaillerie moderniste, en apparence.

Cependant, comme l’a bien analysé Régis Debray (1) une telle circulation massive de l’information produit des effets concrets sur les fonctions sociales supérieures (politique, idéologie, mentalités), sans parler des évidentes mobilisations économiques qu’elle suppose et suscite. Chacun pressent que le développement de ces technologies électroniques va bouleverser nos habitudes, comme l’automobile ou l’électricité l’ont fait en quelques décennies.

Ainsi, par exemple, il me semble que la question politique de l’autoréduction de la production et de la consommation matérielle, dans les pays de l’OCDE, ne pourra être socialement acceptable que si l’on offre à l’imaginaire collectif une voie alternative de dépense symbolique illimitée. Tel pourrait être le rôle du « cyberspace » (= Internet + multimédia) : les possibilités d’activités, autonomes et collectives, voire démocratiques et conviviales, permettraient à chacun d’échanger son savoir et sa sensibilité, tout en étant beaucoup moins chères en énergie, en matières premières et en pollution que les activités économiques actuelles.

Bien que les innovations scientifiques et techniques, dans ce domaine, émergent actuellement plus vite que la pensée individuelle et collective de leur maîtrise, certaines opinions sont déjà énoncées, contradictoires entre elles. Cela va de l’enthousiasme réfléchi de Pierre Lévy (2) pour « l’intelligence collective », jusqu’à la philosophie critique de Paul Virilio (3) contre le risque de désintégration sociale, en passant par l’appel au débat, constamment relancé par les intellectuels de la revue Transversales. Ce débat, les Verts (4) doivent le tenir en un prochain Cnir car, pour paraphraser les situationnistes, « l’importance de cette mutation ne devrait échapper à personne, car personne, avec le temps, n’échappera à ses conséquences.


(1) Régis Debray – Manifestes médiologiques, Gallimard, 1994. Lire aussi son interview dans Télérama no 2354, 22/02/95.

(2) Pierre Lévy – L’intelligence collective, la Découverte, 1995. Lire aussi son article dans Le Monde diplomatique, octobre 1995.

(3) Paul Virilio – La vitesse de libération, Galilée, 1995. Lire aussi son interview dans Le Monde, 30/09/95.

(4) Dominique Voynet, Yves Cochet, Yves Frémion, Enzo Lauriola, Emmanuel Videcoq, Autoroutes de l’information et multimédia, document campagne présidentielle, février 1995.


Date : 28 octobre 1995
Source : Vert Contact

Grand écart

La popularité de l’exécutif français est en chute libre, révélant les contradictions entre les promesses du candidat Chirac, les décisions du gouvernement Juppé, et les réalités de la société française.

Annoncer à grands coups de menton que ça va changer, que le centre de vos préoccupations est la résorption de la « fracture sociale » et que toute votre action politique future sera tendue vers l’emploi, est une façon classique de se faire élire. Voir ensuite sa popularité baisser pendant les premiers mois de gouvernement est également usuel et, pourrait-on dire, normal. Mais trois traits de l’action gouvernementale s’éloignent de ce classicisme.

D’abord, la mise en œuvre des promesses électorales chiraquiennes : dès son discours d’investiture, Juppé annonçait en filigrane qu’il ferait autre chose. En 1981, les socialistes avaient au moins tenté, pendant deux ans, de réaliser ce qu’avait dit le candidat Mitterrand…

Ensuite, conséquence des renoncements aux promesses, la déception profonde de nombreuses couches sociales ou catégories professionnelles : depuis les commerçants, artisans et MPE, en passant par les fonctionnaires et les étudiants, et jusqu’à aux associations familiales, chacun manifeste son mécontentement.

Enfin, la rapidité et l’intensité de la décote de Juppé, de 59 % au départ à 29 % aujourd’hui : aucun Premier ministre de la cinquième République n’a connu cela en cinq mois, pas même Edith Cresson qui n’avait commencé qu’à 43 %.

Si l’on y ajoute les erreurs de Chirac concernant la reprise des essais nucléaires, la rencontre ratée avec Zeroual, la série d’attentats, et les multiples « affaires » touchant Juppé, le RPR, le CDS ou le PR, on obtient une configuration politique française étrangère, dans laquelle une apparente majorité détient l’essentiel des pouvoirs au sein des institutions, tandis que son image et son action sont clairement disqualifiées aux yeux d’une majorité de citoyens. Ce type de situation, qui ne profite qu’aux extrémismes, est inquiétante pour la démocratie, et révélatrice des dysfonctionnements d’une cinquième République inadaptée à la société contemporaine.