Interview de M. Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, dans "Le Nouvel Observateur" du 7 décembre 1995, sur l'attitude du PS face au plan de réforme de la protection sociale d'Alain Juppé et la nécessité de l'ouverture des négociations.

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Média : Le Nouvel Observateur

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Le Nouvel Observateur : Le plan Juppé sur la Sécurité sociale a été présenté le 14 novembre devant l’Assemblée nationale. Le mouvement social qu’il a déclenché entre dans sa troisième semaine, et pourtant la position du PS n’apparaît toujours pas clairement !

Lionel Jospin : Elle est pourtant claire. J’ai critiqué le plan Juppé dès le début. Le PS est solidaire du mouvement social en cours. Il est acteur et non spectateur. Mais un acteur politique, doté de son autonomie, agissant sur le plan qui lui est propre et ne se confondant pas avec le mouvement syndical, qui est divers et même parfois divisé. Nos militants, lorsqu’ils sont syndicalistes ou parce qu’ils sont, comme les salariés, les étudiants et les assurés sociaux, concernés par les attaques du Gouvernement, sont dans le mouvement. Et en même temps, notre rôle consiste à éclairer les enjeux, à critiquer le fond des projets du Gouvernement et la méthode de celui-ci, à approuver ce qui peut l’être, à faire des propositions aux Français. Le mouvement social a sa vie propre : il a été provoqué par le Gouvernement, les mécontentements se coagulent, s’additionnent, la contestation monte. Alors, je dis au Gouvernement : vous avez provoqué cette crise sociale. Il est de votre devoir d’y répondre. Il y a urgence. Négociez !

Le Nouvel Observateur : Le PS a paru pris de court par le plan Juppé.

Lionel Jospin : Surpris, oui. Comme tout le monde ! Pendant trois jours, le pouvoir s’est félicité d’avoir réussi un coup politique : la majorité a paru ressoudée, les syndicats divisés et l’opposition prise de court, comme vous dites. Mais on ne traite pas des questions sensibles par des coups politiques. Très vite on s’est rendu compte que la méthode qui consistait à asséner des mesures sans la moindre concertation n’était pas la bonne. Le Gouvernement doit traiter ses interlocuteurs sociaux en partenaires et non en adversaires qu’on surprend. Quant au PS, il travaillait depuis plusieurs semaines au dossier de la Sécurité sociale. Comme tout le monde, il a été gêné quelques jours par la volonté de dissimilation et de surprise du Premier ministre. Nos positions sur la protection sociale et la santé ont été adoptées depuis, à la quasi-unanimité.

Le Nouvel Observateur : Quelles sont les différences essentielles entre vos propositions et le plan Juppé ?

Lionel Jospin : D’abord, la méthode choisie par le Gouvernement est détestable. En aucun cas nous n’aurions agi ainsi, avec ce style autoritaire. Les réformes doivent se faire avec les partenaires sociaux et non contre eux. Sur le fond, les seuls points sur lesquels nous soyons d’accord, c’est la maîtrise des dépenses de santé et le rôle accru du Parlement. Nous sommes contre les prélèvements et leur injustice, contre la façon d’aborder la question des retraites, contre la fiscalisation des allocations familiales (j’avais fait d’autres propositions), contre l’étatisation de la protection sociale, même si nous sommes pour un paritarisme élargi et rénové.

Le Nouvel Observateur : À gauche, certains vous reprochent d’adopter une opposition trop systématique. Une centaine d’experts qui affirment se situer à gauche ont, d’autre part, soutenu publiquement Nicole Notat, la secrétaire générale de la CFTC, qui avait approuvé les grandes lignes du plan Juppé. Qu’en pensez-vous ?

Lionel Jospin : Par principe, je ne porte jamais de jugement sur les leaders syndicaux. Leur tâche a été rendue très difficile. Chacun a réagi en conscience. Le Gouvernement a semblé vouloir jouer avec eux, humiliant l’un, déstabilisant l’autre, ignorant le troisième. Tout le monde y a perdu. Quant à moi, en tant que politique, mon problème n’est pas de m’inscrire dans les différences syndicales mais d’élaborer une politique qui rassemble. En ce qui concerne ces experts de gauche, dont plusieurs sont des amis, il me semble qu’ils étaient loin d’approuver tout le plan Juppé. De toute façon, expert ou pas, quand on est de gauche, il est souhaitable de rester proche de ceux qui peinent, quand ils expriment et se mettent en mouvement. Attention aux réformes appuyées par les élites parce qu’elles demandent du « courage » – mais aux autres – et que le peuple rejette parce qu’il est las de payer et d’attendre.

Le Nouvel Observateur : D’autres, à gauche, vous reprochent au contraire de ne pas être assez solidaire du mouvement social, et certains, comme Henri Emmanuelli, voudraient que vous participiez aux manifestations.

Lionel Jospin : Le PS, je vous l’ai dit, est solidaire des mouvements. Mais je ne dirige ni un comité d’experts ni un groupe gauchiste. Je dirige le premier parti de France, en tout cas le premier parti de l’opposition, qui a vocation à gouverner. Ce parti doit donc adopter une position réfléchie à chaque étape du mouvement en cours, une position conséquente qui tienne la route du début à la fin du mouvement. C’est ce à quoi je veille. Quant aux manifestations, dans la tradition française de séparation du syndical et du politique, syndicats et partis se retrouvent ensemble dans la rue lorsqu’il s’agit de questions très larges : les droits de l’homme, les libertés, l’émancipation des femmes, la laïcité… Mais les leaders de la gauche ne défilent pas en tête de cortège avec les dirigeants syndicaux dans des luttes revendicatives conduites par eux. Ils n’y sont d’ailleurs pas invités. Leur solidarité, leur engagement se marquent autrement. Et c’est bien ainsi.

Le Nouvel Observateur : La crise se politise chaque jour davantage. Le PS ne va-t-il pas s’engager plus ? Envisagez-vous, par exemple, de demander le retrait du plan Juppé ?

Lionel Jospin : Nous sommes opposés au plan Juppé, à l’exception de la maîtrise des dépenses de santé. Si le Gouvernement veut trouver une issue à cette crise sociale – hors d’une aventureuse épreuve de force politique –, échappera pas à une négociation, à une mise à plat et à des concessions, c’est-à-dire à une renonciation à son plan.

Le Nouvel Observateur : Êtes-vous d’accord avec ceux qui, à gauche, reconnaissent un certain courage à Alain Juppé dans la mesure où son plan préconise un certain contrôle des professions de santé et heurte ainsi une partie de l’électorat de droite ?

Lionel Jospin : Le courage aurait consisté pour Jacques Chirac, Alain Juppé ou Philippe Séguin à proposer la maîtrise des dépenses de santé pendant leur campagne présidentielle. J’ai fait des propositions dans ce sens pendant la mienne : maîtrise des dépenses de santé, revalorisation du rôle du généraliste. Mais s’il pouvait y avoir un consensus sur ce seul aspect positif, c’est raté. La marée de la protestation contre les autres mesures du plan et de la politique sociale – augmentation des annuités pour la retraite, gel des salaires, augmentation des impôts, attitude dilatoire face aux étudiants, mauvaise façon d’aborder le contrat de plan à la SNCF – risque de tout engloutir.

Le Nouvel Observateur : Avez-vous vu venir ce mouvement social et pressenti son ampleur ?

Lionel Jospin : Ma façon de recadrer une certaine expression socialiste juste après l’annonce du plan Juppé devrait vous le laisser penser. Surtout, je pressentais que le retournement complet de Jacques Chirac après la présidentielle aurait des effets dévastateurs. Les Français ont légitimement le sentiment d’avoir été abusés, d’avoir été victimes d’une manipulation électorale. Au départ le pouvoir n’avait pas été mal accueilli par les principaux dirigeants syndicaux. L’un d’eux semblait avoir de la sympathie pour Jacques Chirac. Une autre s’était réjouie de la possibilité de nouer un dialogue social avec un pouvoir élu sur un discours de lutte contre la fracture sociale, qui annonçait la hausse des salaires et la diminution des impôts. Regardez où nous sommes sept mois après !

Le Nouvel Observateur : La Volte-face de Jacques Chirac et les maladresses du Gouvernement n’expliquent pas tout. La crise sociale exprime aussi le manque de confiance des Français dans les hommes politiques, qu’ils soient de droite ou de gauche…

Lionel Jospin : Pendant la campagne, je me suis efforcé de restaurer cette confiance et j’y suis en partie parvenu. Je continue à penser qu’on ne peut pas, d’un côté, dire qu’il faut lutter contre l’exclusion, la pauvreté, les inégalités et prôner une politique économique orthodoxe qui les secrète. J’ai mis les socialistes au travail. Je veux redéfinir, avec eux, une nouvelle politique économique de gauche. Et retrouver la voie de vraie dialogues sociaux. Précisément parce que la situation est difficile – qui le nie ? –, parce que cette société se sent fragile, il ne faut ni lui mentir ni l’agresser. Que fait le pouvoir ? Il a suscité de faux espoirs puis brusquement les a enterrés. Tout se passe comme si le Gouvernement, qui s’est affaibli très vite, tentait d’utiliser sa faiblesse comme une arme pour se relancer. Comme s’il espérait que son intransigeance lui redonnera de la force. C’est jouer avec le feu.

Le Nouvel Observateur : Quelle pourrait être dans les jours à venir la bonne méthode pour sortir du conflit ?

Lionel Jospin : Je ne suis pas le conseiller du Gouvernement ! Mais j’ai le souci de l’intérêt de mon pays. Je ne souhaite ni un blocage économique ni une crise sociale durable. Il appartient au Gouvernement de trouver des solutions. C’est lui qui porte la responsabilité de la situation. C’est lui qui a avancé imprudemment sur plusieurs fronts en même temps : retraites, protection sociale, impôts, contrats SNCF, gel des salaires. C’est lui qui a négligé le mouvement étudiant. Le Gouvernement peut être guetté par deux tentations : celle du pourrissement ou celle de l’épreuve de force esquissé par la maladroite tentative du RPR de monter contre les grévistes des comités d’usagers.

Dans le premier cas, il court le risque de la contagion sociale. Dans le second, celui de la politisation et de l’affrontement entre Français. La sagesse voudrait qu’il négocie enfin. Il ne suffit pas de proclamer une volonté de dialogue. Il faut que sur chacun des dossiers la négociation s’ouvre. Il y a un problème universitaire et étudiant : le gouvernement a commencé à y répondre. S’il veut réussir, il lui faudra reprendre la politique que j’avais mise en œuvre, c’est-à-dire l’augmentation du budget, la poursuite du plan Université 2000, la création de postes, une politique d’orientation des lycées vers les premiers cycles universitaires, etc. L’éducation doit redevenir une priorité. Depuis 1993, il y a eu une cassure : les Gouvernements de droite ont vécu sur l’acquis. Aujourd’hui, on est revenu au point de rupture. L’État doit aussi discuter avec la SNCF, assumer sa responsabilité d’actionnaire principal. Le problème des retraites doit être traité à part et autrement.

Le Nouvel Observateur : Comment satisfaire les revendications légitimes et réduire les déficits ? Si vous aviez été élu, qu’auriez-vous fait ?

Lionel Jospin : J’avais avancé pendant ma campagne l’idée d’une conférence salariale. On y aurait posé à la fois la question de la progression maîtrisée des salaires, de la productivité et de l’inflation, mais aussi la réduction du temps de travail dont le pouvoir ne parle pas. On aurait bien sur abordé le problème des déficits, mais dans un autre climat et en accordant la priorité aux dépenses favorables à l’emploi. En tout cas, je n’aurais pas eu de problème de cohérence. Je n’aurais pas fait le contraire de ce que j’avais annoncé.

Le Nouvel Observateur : Si les échéances politiques étaient précipitées, si le président de la République décidait rapidement de dissoudre l’Assemblée, seriez-vous prêt ?

Lionel Jospin : La dissolution six ou sept mois après l’élection serait un aveu d’échec et un signe de faiblesse. La décision ne nous appartient pas. Mais nous serions prêts. On peut aller à la bataille même s’il nous manque quelques voulons de guêtres.

Le Nouvel Observateur : Comment interprétez-vous la poussée socialiste aux législatives partielles ?

Lionel Jospin : Comme une approbation par les électeurs de notre orientation. Comme un avertissement adressé au Gouvernement pour sa politique. Je me réjouis aussi de voir qu’il n’y a pas de poussée du Front national. Il reste à transformer l’essai au second tour. Pour le reste, travaillons, réagissons aux événements avec calme et maîtrise. Préparons l’avenir. Telle est ma détermination.