Texte intégral
Question
La décision du Conseil constitutionnel, la considérez-vous comme un revers ?
M. Aubry– « Vous savez, le problème n’est pas de savoir si c’est un revers personnel ou pas. Le problème est de savoir – et je crois que c’est ce à quoi les Français tiennent – si l’on va arriver à ramener notre sécurité sociale à l’équilibre, pour que chacun soit mieux soigné – chacun : c’est-à-dire tout le monde. Mais aussi que nous arrivions à le faire sans payer plus. Car je crois – et c’est pour cela que nous l’avons fait cette année, depuis deux ans –, qu’il ne faut plus continuer à augmenter les cotisations ou à les rembourser. »
Question
Mais la sanction collective n’était-elle pas injuste, vis-à-vis de certains médecins, des médecins raisonnables qui sont certainement la majorité ?
M. Aubry– « Mais je voudrais l’expliquer très simplement. Tout d’abord, cette régulation que nous avions mise en place, pour nous, elle n’était qu’un ultime recours, si tout le reste n’avait pas marché. Pour nous, l’essentiel c’est tout le reste de la loi ; c’est-à-dire : la mise en réseau des médecins ; c’est-à-dire : l’informatisation, la formation, l’évaluation collective ; les dépenses de médicaments moins fortes, en poussant les génériques ; le travail avec l’ensemble des médecins pour évaluer et pour mieux pratiquer. C’est cela l’essentiel. Et puis nous avions mis en place une transparence des statistiques, tout au long de l’année, pour pouvoir réagir afin d’arriver, nous l’espérions, à ne pas appliquer cette clause, dont j’ai toujours dit qu’elle était une clause de dernier recours. Elle a été annulée.
Question
Je voudrais dire deux mots – parce que chacun pense que c’est le bons sens, que de dire : il faut sanctionner les médecins qui dérapent et pas les autres. Mais qu’est-ce que c’est qu’un médecin qui dérape ? Un bon médecin, un bon pédiatre, il a une clientèle qui augmente, à l’inverse d’un autre. Est-ce que je dois le sanctionner ? Deux médecins, dans une petite ville, qui prennent la clientèle d’un troisième qui a pris sa retraite, est-ce qu’ils doivent être sanctionnés ? Un médecin qui, brutalement, a, dans sa clientèle, des malades atteints d’un cancer ou d’un Sida et qui voit les prescriptions augmenter brutalement parce que ce sont des médicaments chers, dois-je les sanctionner ? Donc vous voyez que ce qui apparaît simple, juste, rationnel et de bon sens, n’est pas aussi simple que cela dans la réalité. C’est la raison pour laquelle, à la demande d’ailleurs, d’un certain nombre de médecins – puisque c’est un groupe de travail, avec les médecins, qui l’avaient proposé –, nous avions mis en place un système de régulation collectif, proportionnel aux revenus – donc qui prenait quand même en compte les résultats de gens – que le Conseil constitutionnel vient de considérer comme non légal. Donc nous allons le changer. »
Question
A partir de là, parce qu’il va bien falloir trouver quelque chose, M. Aubry, est-ce que vous envisagez ou vous excluez de baisser les tarifs des médecins pour faire des économies ?
M. Aubry– « Le Gouvernement a effectivement la possibilité de bouger les tarifs des consultations médicales. Mais on ne joue pas avec les tarifs tous les jours, vous l’imaginez bien. Nous l’avons fait au mois de juillet pour les radiologues ; nous nous sommes d’ailleurs rendus compte, après neuf mois, que les radiologues avaient fait plus de la moitié des dépassements, à eux seuls – des dépassements de spécialistes cette année. »
Question
Donc appel au Conseil d’Etat et ça veut dire que ce n’est pas gagné non plus…
M. Aubry– « Oui, mais enfin, le Conseil d’Etat ne pourra pas dire totalement le contraire du Conseil constitutionnel. Nous l’avons fait à titre exceptionnel, car nous n’avons pas réussi à nous mettre d’accord. Mais j’espère qu’on va reprendre la discussion avec eux et que nous y arriverons. Nous pouvons le faire dans des cas exceptionnels – lorsqu’une spécialité dérape de manière importante et n’accepte pas la discussion. Mais je crois qu’on ne peut pas jouer là-dessus. Il faut qu’on arrive à trouver un système qui rende notre système de sécurité sociale pérenne.
Encore une fois, les médecins, en France, ils ont une chance extraordinaire : ils ont une sécurité sociale qui solvabilise les malades, ce qui fait qu’ils sont sûrs d’avoir quelqu’un qui paye, en face. Il y a la liberté médicale et la liberté du choix du médecin. On est attaché à tout cela. Mais on ne peut pas, à la fois, vouloir cela et dire : moi je n’ai rien à voir avec la Sécurité sociale : et si elle dérape il faut augmenter les cotisations payées par les malades. Les malades on ne leur demande pas, quand on augmente les cotisations, si ils sont très malades ou pas malades, pour moins ou plus les appeler à cotiser.
Donc je crois qu’il faut qu’ils acceptent l’idée que, si nous n’arrivons pas à trouver des moyens de rester dans les clous – et j’espère que nous y arriverons par tous les autres mécanismes qu’on a mis dans la loi et qui n’ont pas été censurés par le Conseil constitutionnel –, ils doivent effectivement y contribuer par des critères que nous allons rechercher avec eux, pour qu’ils soient jugés conformes par le Conseil constitutionnel. Mais je crois que nous ne pouvons pas, aujourd’hui, laisser déraper la sécurité sociale. »
Question
Mais d’où vient cette incompréhension entre eux et vous ? Parce que eux, ils viennent de vous écouter ; ils ont donc pris connaissance de la décision du Conseil constitutionnel, et ils maintiennent le report des soins non-urgents, au 1er janvier prochain…
M. Aubry– « D’abord, eux et nous… Je voudrais d’abord rappeler que les médecins généralistes ont, non seulement signé une convention avec la Caisse nationale d’assurance maladie, mais ont considéré qu’ils étaient d’accord avec cette clause. Il s’agit, aujourd’hui, essentiellement des médecins spécialistes ; et il s’agit, en fait, de ceux qui parlent au nom d’un certain nombre de syndicats. Je connais, aussi, beaucoup de médecins spécialistes, qui veulent soigner ; qui savent très bien que la sécurité sociale, en France, c’est une protection, y compris pour eux.
Si demain nous avions des assurances privées, comme en appellent certains qui crient victoire aujourd’hui, il y aurait 30 % de médecins en moins dans notre pays. Il faut quand même le rappeler. Nous avons 30 %, en moyenne, de médecins en plus que dans les autres pays. C’est parce qu’il y a la sécurité sociale qui rembourse, qui solvabilise, leurs malades, qu’ils existent aujourd’hui. Donc il faut que les médecins comprennent qu’il y a une responsabilité collective. D’ailleurs, je pense que la majorité le comprend. Il faut que nous trouvions un mécanisme sur lequel nous nous mettons d’accord. Mais encore une fois, je le répète, pour nous, ce n’est pas l’essentiel. »
Question
Mécanisme toujours collectif ?
M. Aubry– « Non, le Conseil constitutionnel nous demande de mettre une part d’individuel. J’appliquerai bien évidemment… »
Question
Mais M. Johanet a maintenu, dans la Tribune, ce matin, l’idée d’une sanction collective…
M. Aubry– « Je suis respectueuse des institutions de la France. Le Conseil constitutionnel a pris une décision, je l’appliquerai. Mais je voudrais redire, encore une fois, aujourd’hui, aux médecins – et d’ailleurs aux malades – que ce qui m’importe moi, c’est qu’on fasse bouger le système de soins et le système de santé, pour qu’on arrive à dépenser moins. Quand, avec l’informatisation, les médecins seront mieux informés ; lorsque le protocole de médicaments qu’ils donneront mettra plus la place aux génériques qui coûtent 30 % moins chers ; lorsque les médecins évalueront – comme nous le prévoyons dans la loi grâce à leurs unions régionales des médecins, les pratiques des uns et des autres ; lorsqu’ils se mettront en filière – comme ils ont commencé à le faire – autour d’un médecin généraliste référent ou autour de la pathologie d’un malade, nous dépenserons moins. Et pour moi, c’est cela l’essentiel. Et d’ailleurs la clause de sauvegarde, rappelez-vous, nous ne l’avions prévue qu’en mécanisme d’ultime recours, et de manière temporaire. L’essentiel, c’est de faire bouger, avec le médecin, notre système de soins, pour qu’on soigne mieux, et pour qu’on soigne moins cher. C’est cela l’essentiel. »
Question
On retient en tout cas M. Aubry, de vos propos, qu’aucune décision en sera prise dans l’immédiat, avant concertation avec les médecins. Est-ce que ça veut dire que l’objectif d’équilibre de la sécurité sociale, en 1999, ne sera pas atteint ?
M. Aubry– « Non, bien sûr que non. Nous consultons le Conseil d’Etat pour qu’il nous dise comment il voit les choses au plan juridique ; et comme nous le faisons depuis 18 mois avec B. Kouchner, nous travaillons avec les médecins. Nous avons le droit d’être en désaccord avec certains syndicats de médecins ; nous ne sommes pas en guerre contre les médecins. C’est avec eux que nous ferons avancer le système de soins et de santé – et il a déjà beaucoup avancé. Donc je leur fais confiance, pour accepter de se mettre autour d’une table, et pour que nous arrivions à discuter. Les médecins ne sont pas en dehors des lois ; ils savent très bien que c’est grâce à la sécurité sociale, aujourd’hui, que beaucoup existent et vivent, parce que leurs malades peuvent se faire soigner ; Ils doivent nous aider à la remettre en équilibre. Ils n’ont pas toute la responsabilité ; ils en ont une part. Nous sommes convaincus qu’ils prendront la leur, comme les médecins généralistes l’ont déjà fait. »