Texte intégral
Le Monde : Les événements de ces derniers mois en Afrique – putsch au Niger, mutineries militaires en Guinée, au Congo et en Centrafrique, retour de l’ex-dictateur du Bénin, Mathieu Kérékou, à la tête de l’Etat – ne doivent-ils pas inciter la France à revoir son attitude à l’égard du processus de démocratisation ?
Jacques Godfrain : Comme le roi du Maroc l’a récemment dit devant l’Assemblée nationale, la démocratie n’est pas une usine que l’on exporte, clés en main. La démocratie est le fruit d’une longue maturation. Cela fait moins de dix ans qu’elle est à l’ordre du jour en Afrique. Soyons donc indulgents à l’égard des autres.
Ce n’est pas seulement par idéologie que nous devons soutenir cette démocratisation. Pendant les premières décennies des indépendances, le développement économique était presque intégralement entre les mains des Etats. Personne d’autre qu’eux n’était en mesure de faire ce qu’ils ont fait. Aujourd’hui, le temps est venu de laisser s’épanouir les initiatives individuelles. D’où la nécessité, pour les encourager, d’établir un lien solide entre libéralisation économique et pluralisme politique. Le processus de démocratisation est plus que jamais à l’ordre du jour.
Le Monde : Ne faut-il pas être plus vigilant sur le respect des droits de l’homme que sur la stricte application du processus démocratique ?
Jacques Godfrain : L’un ne va pas sans l’autre. Le respect des droits de l’homme est l’un des matériaux du processus démocratique. Mais il ne faut pas que ce que nous pensons être bon pour nous soit mécaniquement et à l’identique exporté chez les autres : ce serait du néocolonialisme intellectuel.
Le Monde : Quand les militaires africains sont sortis de leurs casernes, la France a tout de même réagi…
Jacques Godfrain : Lorsqu’un pouvoir démocratique élu et respectueux des droits de l’homme est en danger, la France lui apporte son secours. Elle le fait à la demande d’Etats indépendants et responsables. Nous ne nous mêlons pas de ce qui ne nous regarde pas. Aux Comores, par exemple, l’accord de défense de 1978 a été appliqué à la lettre après l’agression extérieure de septembre 1995.
Le Monde : En Centrafrique ?
Jacques Godfrain : Il y a eu un appel des autorités légales.
Le Monde : Et en Guinée ?
Jacques Godfrain : Nous ne sommes pas intervenus car il n’y a pas eu de demande.
Le Monde : Le retour de Mathieu Kérékou sur le devant de la scène politique béninoise, même par voie démocratique, n’est-il pas un recul ?
Jacques Godfrain : A ce jour, il n’y a pas d’âge pour la mise à la retraite des hommes politiques !
Le Monde : Mais pour des hommes politiques qui ont conduit leur pays dans une impasse…
Jacques Godfrain : Je vous réponds que le peuple est souverain. En outre, l’élection présidentielle au Bénin a été organisés dans la transparence. Les rares incidents n’ont pas fondamentalement changé le vote.
M. Kérékou revient dans un autre contexte. Il a été élu. Il a la légitimité pour lui. J’ajoute qu’il a dû, aujourd’hui, composer son gouvernement en fonction de l’état des forces politiques du pays, lesquelles n’existaient pas quand il était jadis au pouvoir. Il ne peut plus tout diriger en solitaire. Il le savait, d’ailleurs, depuis la conférence nationale en 1990.
Le Monde : Le coup d’État au Niger n’est-il plus qu’un mauvais souvenir ?
Jacques Godfrain : Au départ, la sévérité a été de mise à l’encontre des auteurs du putsch. Il n’y a rien à regretter car il fallait obtenir d’eux qu’ils s’emploient à rétablir, dans les meilleurs délais, un ordre constitutionnel. Des élections ont été décidées après que l’on eut mis en garde les nouvelles autorités de Niamey : « Vous avez voulu prendre le pouvoir, on sait pourquoi, on comprend pourquoi ; il y avait blocage des institutions démocratiques. Mais cela vous donne le devoir d’organiser des élections démocratiques le plus tôt possible.
Le Monde : Et au Tchad ?
Jacques Godfrain : Idriss Déby est candidat à la magistrature suprême. J’ai senti récemment, à N’Djamena, qu’il s’en fallait de peu que les élections soient reportées. Je peux vous dire que la France a joué un rôle déterminant pour qu’il n’en soit pas ainsi. Il faut désormais s’assurer que la campagne est loyale pour tous les candidats.
Le Monde : Êtes-vous prêt à favoriser les Etats africains qui s’engagent dans arrière-pensées sur la voie de la démocratisation comme le Mali, plutôt que ceux qui s’y résignent mal comme le Zaïre ?
Jacques Godfrain : Nous faisons, bien entendu, une différence entre les uns et les autres. Avec le Mali, nous cherchons les moyens de juguler l’émigration erratique, notamment dans la région de Kayes.
Nous travaillons ensemble, depuis peu de temps, sur un projet de développement local qui pourrait enrayer cette émigration et dissuader la population d’aller chercher l’eldorado dans les couloirs du métro parisien !
Quand je pense au Zaïre, je ne pense pas exclusivement au président Mobutu. Je pense d’abord aux centaines de milliers de Rwandais et de Burundais qui sont réfugiés dans ce pays. Le Zaïre est un immense pays, et l’ignorer serait aussi ignorer ses sept voisins. Il n’y a donc rien de choquant à ce que nous ayons récemment rencontré le président Mobutu, et que nous reprenions avec cet Etat une coopération pour la santé et l’éducation.
Le Monde : Ce qui veut dire que la France entend conduire avec des Etats comme le Zaïre un dialogue très critique ?
Jacques Godfrain : Un dialogue qui doit servir nos principes.
Le Monde : Certains pays occidentaux sont-ils trop sévères à l’encontre du Nigeria, s’agissant d’embargo ?
Jacques Godfrain : L’embargo, on connaît ses dérives. Il fait la fortune des contrebandiers ; il resserre le pays autour de ses gouvernants ; il déstabilise les Etats riverains. Soyons donc prudents sur l’utilisation de cette médication un peu facile.
Le Monde : De quelle marge de manœuvre dispose la France pour plaider le maintien d’un certain niveau d’aide ?
Jacques Godfrain : La France doit inciter les puissances industrielles à augmenter leur aide, et c’est notre devoir d’être avocat de la demande des pays en développement.
Le Monde : Dans un contexte de grande lassitude des pays donateurs…
Jacques Godfrain : Ce n’est pas que de la lassitude, c’est aussi une méconnaissance des pays en développement. Notre travail, c’est d’expliquer aux responsables des institutions financières internationales et à nos partenaires donateurs : « Attention, la réalité africaine n’est pas celle que l’on décrit dans les modèles économétriques.
Le sommet du G7, du 27 au 29 juin, à Lyon, sera, à cet égard, déterminant. Il sera largement consacré au développement, et la France sera très certainement mandatée par les pays en développement pour parler en leur nom.
Le Monde : Qu’attendez-vous concrètement de ce sommet ?
Jacques Godfrain : J’espère qu’un coup d’arrêt sera donné à la diminution des aides publiques au développement, à laquelle devrait répondre une croissance de l’aide privée. Mais celle-ci n’est possible que dans un Etat de droit, qui respecte l’indépendance de la justice et assure une certaine sécurité des personnes et des biens.
Le Monde : Les récentes explosions de colère en Guinée, en Centrafrique et au Congo reposaient notamment sur des revendications salariales : nombre d’Etat africains, obligés de réduire leurs dépenses, ne vont-ils pas avoir des fins de mois très difficiles et demander de nouvelles qu’on les aide à les assurer ?
Jacques Godfrain : Selon les recommandations du FMI, la masse salariale de la fonction publique africaine doit diminuer. Dans ce contexte-là, cette transition doit être confortée. C’est l’objet de nos subventions d’ajustement structurel.
Le Monde : On vous aide, leur dites-vous, à payer vos fonctionnaires, mais en même temps vous en diminuez le nombre ?
Jacques Godfrain : Oui, c’est bien cela l’ajustement structurel. A mon sens, ce doit être donnant, donnant. C’est l’objet d’une discussion à trois, entre les pays africains, la coopération française et les institutions financières internationales.
Le Monde : Aviez-vous cessé d’assurer les fins de mois de certains Etats ?
Jacques Godfrain : Complétement. Depuis deux à trois ans.
Le Monde : N’avez-vous pas l’impression que le rôle de la France en Afrique agace les Etats-Unis ?
Jacques Godfrain : Le secrétaire d’État américain au commerce, Ron Brown, qui a récemment trouvé la mort dans un accident d’avion, l’avait déclaré sans ambages : « Il faut dorénavant promouvoir nos intérêts commerciaux en Afrique. » Nous ne disons rien de plus. L’Afrique est un continent ouvert, que le meilleur gagne.
Dans les appels d’offres, aujourd’hui, en Afrique, les entreprises candidates sont sélectionnées par des jurys nationaux et internationaux au sein desquels ne siège souvent aucun représentant français. Et, à la sortie, il est vrai que les firmes françaises l’emportent dans la plupart des cas.
Le problème, c’est que la France apporte souvent son concours financier dans des secteurs, comme l’éducation nationale, qui ne génèrent aucun dividende commercial. « Il n’empêche : nos entreprises réalisent, dans les pays francophones de la zone franc, un chiffre d’affaires de l’ordre de 35 milliards de francs par an.
Le Monde : Il faut donc continuer à aider l’Afrique…
Jacques Godfrain : Abandonnons l’Afrique à son sort, et nous assisterons immédiatement à une déstabilisation générale de ce continent, qui ne manquera pas d’avoir des répercussions chez nous.
Si nous supprimons un poste de médecin quelque part en Afrique, il y aura toujours des soins, mais c’est le marabout qui les donnera. Si nous supprimons un poste de professeur, il y aura toujours une école, mais ce sera une école coranique ! Alors, je dis que l’argent dépensé en Afrique n’est pas de l’argent jeté par les fenêtres… »