Texte intégral
Le Figaro Magazine. – Vous avez récemment accordé aux fonctionnaires une augmentation de 2,6 % de leurs traitements, alors que ces traitements étaient déjà supérieurs de 10,7 % en moyenne à ceux du secteur privé. N’aurait-il pas été plus utile pour l’ensemble de la collectivité de consacrer cet argent (5,3 milliards en 1998, 9,5 milliards en 1999 et 23,3 milliards en 2000) aux investissements, à la redistribution sociale ou au paiement de la dette ?
Emile Zuccarelli. – Il n’y avait pas eu d’accord salarial dans la fonction publique depuis 1993 ; il importait en outre d’augmenter le niveau des plus bas salaires et de maintenir le pouvoir d’achat des fonctionnaires pour les deux années à venir. J’estime donc qu’il était parfaitement normal, et de ma responsabilité de négocier un tel accord. Cela dit, je m’inscris en faux contre l’assertion que vous énoncez : à qualification égale, il est faux de dire que les fonctionnaires sont mieux rémunérés que les salariés du privé. Car il est impossible de comparer la rémunération moyenne de deux populations aussi différentes ! L’une comptant seulement 15 % de cadres, et l’autre en 40 % et 45 %…
F. M. – Avec plus de 3 millions de chômeurs et près de 11 millions d’individus vivant en dessous du seuil de la pauvreté, vous estimez donc que la France peut continuer à consacrer 56 % de ses recettes fiscales au financement d’emplois publics, et seulement 12 % à la redistribution sociale et aux investissements ?
E. Z. – Il existe plusieurs moyens pour soutenir la croissance et relancer la consommation. La progression du pouvoir d’achat en fait incontestablement partie. Ce soutien à la consommation par le pouvoir d’achat de la fonction publique, comme pour les salariés du privé, ne m’apparaît pas comme le plus mauvais des moyens ; surtout quand je compare à l’efficacité – qui me semble loin d’être évidente – dès 150 à 200 milliards d’aide ou d’incitation à la création d’emplois que l’Etat distribue aux entreprises privées. Or, c’est bien la croissance qui crée des emplois.
F. M. – Vous avez déclaré à de nombreuses reprises que vous n’entendiez pas diminuer les effectifs de la fonction publique, et que la « mauvaise graisse » n’existait pas. Pas même dans des administrations aussi notoirement pléthoriques que les Français, l’agriculture ou les anciens combattants ?
E. Z. – Je n’utiliser pas ce type d’expression parce que les estime parfaitement inappropriées pour parler de la fonction publique. Les fonctionnaires jouent un rôle essentiel dans ce pays : à commencer par le renforcement de la cohésion sociale. J’aimerais que l’on sorte un peu de cette image caricaturale d’une administration parasitaire où les fonctionnaires travailleraient peu : ce n’est pas la réalité de la fonction publique ! En matière d’effectifs, les besoins du service public sont en outre quasiment illimités : permettez-moi de vous rappeler que les députés qui dénoncent le plus volontiers les sureffectifs de la fonction publique sont aussi ceux qui trouvent toujours qu’il n’y a pas assez de fonctionnaires dans leur circonscription ! Maintenant, ce que je dis, c’est qu’il n’est pas bon « en soi » que les effectifs diminuent : mais cela n’interdit pas les redéploiements, et la réduction raisonnable de l’effectif de certaines administrations à côté d’autres qui augmenteront.
F. M. – « Moins d’État pour mieux d’État », c’est la devise de Tony Blair. Ce n’est donc pas la vôtre ?
E. Z. – Non, ce n’est pas ma devise. Je considère que l’État n’a pas à être plus « modeste », plus « maigre » ou plus « svelte », comme le réclament certains. Je considère qu’il doit être plus moderne. Et cela passe selon moi par une amélioration de la productivité des fonctionnaires : je ne crains pas d’utiliser ce mot… « Rentabilité » ne me plaît pas car il n’est pas adapté à de nombreux services publics, mais « productivité » est un mot qui ne me fait pas peur et que j’emploie souvent.
F. M. – Existe-t-il une réflexion, ou une étude, pour mesurer et améliorer celle de l’administration ?
E. Z. – Il existe une obligation permanente, c’est tout l’enjeu de la réforme de l’État. Et notamment celle de la réorganisation des services déconcentrés de l’État que nous voulons effectuer. Je compte sur trois facteurs pour améliorer cette productivité : d’abord sur la déconcentration des décisions administratives que je viens d’évoquer, mais aussi sur l’introduction des nouvelles technologies ainsi que sur le résultat des plans pluriannuels de modernisation que les ministères ont reçu pour consigne d’établir et d’appliquer. Nous venons en outre de prendre un décret qui relance l’évaluation des politiques publiques. Je pense en effet qu’il est temps de bousculer un peu nos traditions : le grand respect que j’éprouve pour la fonction publique ne m’empêche pas de croire aussi au management, à l’amélioration de la productivité, à l’évaluation.
F. L. – Passons aux sujets qui fâchent… Dès son arrivée à la présidence de la Cour des comptes, en 1995, Pierre Joxe avait affirmé son intention de « passer au crible le système des primes et rémunérations des agents des trois fonctions publiques avant 1997 ». Aujourd’hui, la cour annonce que, « dans le meilleur des cas », elle ne sera pas en mesure de produire un premier cinquième de cette enquête « avant avril 1999 ». Un retard que la Cour explique par « l’impénétrabilité du système » et « la mauvaise volonté » de certaines administrations. Que répondez-vous à cela ? Avez-vous donné des consignes pour stimuler un peu l’ardeur des administrations à communiquer les données que leur réclame la Cour ?
E. Z. – Nous sommes ici devant un trait de caractère national : les Français dans leur ensemble – et pas uniquement les fonctionnaires – répugnent à parler ou à communiquer sur leurs salaires…
F. M. – Sauf qu’il s’agit d’argent public. Et qu’il est invraisemblable que des documents qui devraient être aussi transparents que les grilles de rémunérations et de primes demeurent à ce-jour inconnus de la Cour des comptes.
E. Z. – Parlons de ce que j’ai fait avec le Gouvernement. Très concrètement, nous avons commencé à publier au JO les régimes indemnitaires des différents corps : il y a déjà un an pour la police, et ces jours-ci pour les préfets et les sous-préfets. Ce n’est qu’un début, j’en conviens… mais je suis d’accord aussi pour dire qu’il faut aller vers plus de transparence.
F. M. – Autre sujet délicat : les retraites. Les fonctionnaires ont la sécurité de l’emploi, des salaires généralement plus élevés que ceux du secteur privé, et l’assurance que ces salaires augmenteront automatiquement, quelle que soient leurs performances et leur productivité. Dès lors, comment peut-on encore justifier qu’en cotisant moins que les salariés du privé. Ils partent avant eux en retraite avec des pensions plus élevées ?
E Z. – Là non plus, je ne suis pas d’accord avec votre présupposé, et je suis même certain du contraire : à qualification comparable, la retraite des fonctionnaires n’est pas plus élevée que celle des anciens salariés du secteur privé ! C’est la même chose pour les avantages et j’aimerais qu’on dédramatise un peu cette question : les fonctionnaires ne sont pas les seuls, loin de là, à pouvoir partir en retraite à l’âge de 55 ans après 37,5 annuités de cotisations. Si vous cumulez tous les systèmes de préretraite, de FNE, d’Arpe, qui existent, vous vous apercevrez sûrement que le nombre de salariés du secteur privé qui profitent de leur retraite dès 55 ans est plus élevé que celui des fonctionnaires.