Texte intégral
Date : lundi 26 mai 1997
Source : RTL
RTL : Le Parti socialiste est en forte hausse mais avec environ 26 % des suffrages, il est encore loin de ses scores des années 80, 26 %, est-ce suffisant pour constituer un pôle de rassemblement pour une nouvelle majorité ?
Dominique Strauss-Kahn : Le pôle est déjà constitué. Ce qui, hier, a fait la surprise, c’est les résultats du Parti socialiste et de l’ensemble de ses alliés, c’est-à-dire du Parti radical-socialiste, des Verts, des communistes aussi. Je crois que ce qu’il faut souligner ce matin, quand même, c’est que la stratégie que Lionel Jospin a voulu mettre en œuvre depuis deux ans, c’est elle qui réussit. Et on a suffisamment plaisanté sur la manière dont Lionel Jospin voulait réorganiser la gauche, vous vous rappelez Les Guignols, etc., pour qu’aujourd’hui, chacun reconnaisse que le succès de la gauche, c’est le succès de Lionel Jospin.
RTL : C’est donc une sorte de troisième tour de présidentielle pour vous ?
Dominique Strauss-Kahn : Non, il ne faut pas dire cela comme cela parce que l’époque a bougé. Il s’est passé deux ans. Mais je crois que les Français se sont rendus compte de ce que les promesses de Jacques Chirac en campagne électorale présidentielle n’avaient pas été tenues, de ce que la gauche avait changé, de ce que Lionel Jospin avait remis sur pied le Parti socialiste, de ce que les propositions des socialistes et de leurs alliés, les Verts notamment, séduisaient l’opinion et contrairement à ce que l’on a essayé de laisser croire, ces propositions sont réalistes. Elles ont été sinon approuvées parce que rien n’est fait encore, le deuxième tour doit venir et on verra quels seront ses résultats, mais on ne peut pas dire qu’elles ont été rejetées par l’opinion. Bref, deux ans de travail et de reformation de la gauche sont le résultat que Lionel Jospin présente aujourd’hui.
RTL : Avez-vous le sentiment que ce résultat est davantage une sanction pour la majorité ou une adhésion aux thèses du Parti socialiste ?
Dominique Strauss-Kahn : Je crois qu’il faut rester modeste. Il est clair que c’est un grand désaveu de la majorité et que les Français ont clairement dit au pouvoir qu’ils n’avaient pas l’intention de continuer comme cela. Pour autant, je ne pense pas encore que les Français soient totalement convaincus par nos propositions. Nous avons du travail à faire pendant la semaine qui vient pour arriver à leur montrer qu’en effet, il y a quelque chose qui peut changer. Voyez-vous, le message est simple : les Français veulent que les choses changent parce que les Français en ont assez de cette politique qui dure maintenant depuis quatre ans, deux ans de Balladur et deux ans de Juppé. Que nous dit la droite ? Elle nous dit, nous n’avons pas changé d’idées, nous avons les mêmes idées, nous voulons aller dans le même sens et nous n’avons pas l’intention de changer les hommes. Si on ne change pas les idées, si on ne change pas les hommes, on fait la même politique. Si on fait la même politique, cela ne change pas. Les Français qui veulent que cela change, qui savent que c’est à portée de la main, que dans quinze jours, la vie politique peut changer pour eux, qu’en matière d’emplois des jeunes, qu’en matière de réduction du temps de travail, qu’en matière de pouvoir d’achat, tout cela peut changer et que c’est là juste devant la porte, eh bien, les Français savent que s’ils veulent que cela change, en dépit des discours car tous les hommes politiques parlent du changement, cela ne peut être qu’avec la gauche parce qu’avec la droite, on aura Juppé bis. Chacun le sait.
RTL : Quels sont les thèmes sur lesquels vous avez l’intention d’insister avant dimanche prochain ?
Dominique Strauss-Kahn : En termes politique, le rassemblement. Vous avez souligné en commençant que les socialistes n’étaient pas aux scores aussi importants qu’ils avaient fait dans le passé mais c’est très bien. Le Parti socialiste n’a pas l’intention d’être hégémonique à gauche. Le Parti socialiste veut être une force de rassemblement mais qui regroupe autour de lui un ensemble d’autres éléments politiques ou de Françaises et de Français qui ne se sont pas attachés à un parti politique mais qui veulent rejoindre ce mouvement. Nous n’avons pas l’intention d’être dominants. C’est le thème politique. Le thème concret, c’est l’emploi, l’emploi, l’emploi, l’emploi, encore l’emploi ! Toutes les propositions que nous faisons tournent autour de l’emploi. Il y a d’autres questions, dans la société française, qui méritent réflexion mais au cœur, il y a l’emploi el le pouvoir d’achat. Je pense par exemple aux retraités. Les retraités ont de très grandes craintes pour leur pouvoir d’achat. Il faut qu’ils sachent que la seule manière de maintenir le pouvoir d’achat, c’est que justement on veuille mettre l’accent sur le système de répartition, sur le système de retraite tel qu’il existe et ne pas le mettre à bas, comme la majorité a commencé à le faire.
RTL : Un mélange de rouge et de vert avec une grosse tache rose qui vient soutenir le tout, cela fait une majorité ?
Dominique Strauss-Kahn : C’est une façon péjorative de présenter les choses. Mais voyez-vous, il y a beaucoup de pays en Europe aujourd’hui où il y a une majorité de gauche. Il y a dix pays en Europe, sur quinze, ce n’est pas si mal. Et dans tous ces pays-là, c’est une coalition. C’est une coalition de différentes teintes de rose ou de rouge comme vous dites, que ce soit en Italie, au Pays-Bas, en Suède, en Finlande. Dans ces conditions, ce qui peut se passer en France est exactement la même chose. Je crois que nous avons une homogénéité sur des grandes lignes politiques. Ces partis sont différents, ils sont divers et c’est normal car sinon, il y aurait un seul parti. Mais regardez, au sein de la majorité, honnêtement, est-ce qu’entre Philippe Séguin qui réclame plus d’État et M. Monory qui veut supprimer le Smic, il y a de l’homogénéité ?
RTL : Parlons de vous. Le Parti communiste est-il un allié sûr qui désire la victoire autant que vous, malgré la différence ?
Dominique Strauss-Kahn : Écoutez, nous avons déjà gouverné avec les communistes. Je crois que l’argument des « socialo-communistes » avec lequel la droite essaye de faire peur, c’est quand même un argument d’un autre âge. Nous avons déjà gouverné avec les communistes et personne ne peut dire que l’un a écrasé l’autre à ce moment-là, en tous cas pas les communistes. Dans ces conditions, le fait que nous ayons aujourd’hui des alliances diversifiées avec les Verts, les radicaux, le Mouvement des Citoyens, les communistes, fait que nous sommes effectivement au centre d’une coalition avec des alliés que je crois sûrs. Je n’ai aucune raison de penser le contraire.
RTL : Est-ce que vous avez d’autres idées à proposer avant dimanche, que vous n’auriez pas encore évoquées ?
Dominique Strauss-Kahn : Je ne crois pas et je crois que ce serait très dangereux. Il faut se méfier des partis qui, entre les deux tours, sont capables, comme cela, de sortir de leur poche des idées qu’ils n’auraient pas présentées aux Français avant. La campagne électorale a été courte, certes, mais nous n’y sommes pour rien et la campagne électorale est le moment où on dit aux Français ce que l’on veut. On ne change pas d’orientation ; on ne tourne pas casaque entre les deux tours. Ce que l’on dit entre les deux tours, cela doit être la continuation de ce que l’on a dit avant sinon, c’est que l’on a menti !
RTL : Lionel Jospin réclame un débat avec Alain Juppé mais celui-ci rétorque que les majorités alternatives doivent s’affronter et non pas seulement deux hommes. En effet, ce n’est pas une élection présidentielle.
Dominique Strauss-Kahn : Il y a deux solutions : soit Alain Juppé contre Lionel Jospin, mais j’ai l’impression qu’Alain Juppé ne tient pas trop à la confrontation et je le comprends. L’autre solution, c’est effectivement les majorités alternatives mais dans ce cas-là, c’est d’un côté Monsieur Juppé, Monsieur Léotard, patron de l’UDF, Monsieur de Villiers, patron du Mouvement pour la France et de l’autre côté, Lionel Jospin, Robert Hue, Jean-Pierre Chevènement, Dominique Voynet, Jean-François Baylet, président du Parti radical-socialiste. Ce sont les deux majorités.
RTL : On dit que le président de la République devrait intervenir avant dimanche prochain, qu’attendez-vous de lui précisément ?
Dominique Strauss-Kahn : Très honnêtement ? Pas grand-chose. Cela fait longtemps que je n’attends pas grand-chose de Jacques Chirac.
RTL : Et c’est avec lui que vous avez l’intention de cohabiter ?
Dominique Strauss-Kahn : Bien sûr, cohabiter c’est une chose. Je n’attends pas de lui qu’il dise quelque chose dans la semaine qui vient. Il est déjà beaucoup intervenu et je ne pense pas que ce soit l’intérêt du pays qu’il intervienne encore trop.
RTL : Comment pourrait se combiner cette cohabitation avec un président qui enregistrerait une défaite de sa majorité dans des élections qu’il a provoquées ?
Dominique Strauss-Kahn : Par définition, quand il y a cohabitation c’est que le président n’a pas une majorité de la couleur qu’il souhaite. Le fait qu’il l’ait provoqué montre sans doute que c’était pour lui une, mauvaise opération. Ceci dit, chacun a compris pourquoi il l’avait provoqué. Il l’a provoqué parce qu’il pensait qu’en mars 1998, ce serait pire encore. Dans ces conditions, si nous gagnons – et je suis très humble de ce point de vue là car je suis sûr que nous pouvons gagner mais je ne suis pas encore sûr que ce sera le cas, il faut que les Françaises et les Français se mobilisent pour cela – mais si nous gagnons, le président de la République, j’en suis sûr parce qu’il est républicain, se pliera au fonctionnement tel qu’il a existé au cours des deux cohabitations précédentes.
RTL : Le Front national n’est pas seulement arbitre, il est dans certaines circonscriptions en position de gagner. Alors là, où il peut vaincre des candidats de droite, que demandez-vous aux électeurs de gauche de faire ?
Dominique Strauss-Kahn : Comme nous l’avons toujours fait dans le passé et notamment à Dreux, il n’y a pas si longtemps, pour une élection locale, lorsqu’il y a une confrontation entre le Front national et un candidat de droite républicain, RPR ou UDF, nous appelons les électeurs du Parti socialiste et les électeurs de gauche en général, à voter pour ce candidat et à faire barrage au Front national. J’aimerais que les mêmes partis, le RPR et l’UDF, dans notre pays en fassent autant ! J’ai entendu François Bayrou sur votre antenne tout à l’heure, il ne m’a pas semblé qu’il répondait clairement à votre question. J’attends d’Alain Juppé et de François Léotard qu’ils disent clairement que, partout où un Front national se trouve opposé à un candidat socialiste, ils appellent leurs électeurs, avec vigueur et enthousiasme, à voter pour le candidat socialiste.
RTL : Et vous le ferez même si cela peut vous coûter une majorité qui pourra se jouer éventuellement à deux ou trois sièges ?
Dominique Strauss-Kahn : Absolument.
Date : 29 mai 1997
Source : Les Échos
Les Échos : Quels enseignements tirez-vous du premier tour ?
Nicolas Sarkozy : Les résultats sont un avertissement pour la majorité. Avertissement dont nous avons tiré toutes les conséquences. Il faut remobiliser l’électorat de droite en lui indiquant plus clairement que nous mettrons en œuvre la politique de liberté pour laquelle il aura voté ! C’est tout le sens de la dernière intervention de Jacques Chirac.
Dominique Strauss-Kahn : Ce premier tour traduit un rejet puissant de la politique du Gouvernement. En même temps, il montre que les Français ont bien compris que la majorité sortante ne leur proposait aucun projet vraiment nouveau. Les phrases creuses sur la liberté, l’initiative ou « le gouverner autrement » ne peuvent tenir lieu de programme. Ce premier tour n’est pas un message qu’il faudrait entendre et dont Alain Juppé vient de faire les frais. C’est le début d’un choix que les Français concrétiseront peut-être dimanche prochain. Nous serons alors le neuvième pays de l’Union européenne à passer de la droite à la gauche en quatre ans. C’est un choix décisif pour la France, mais aussi pour l’Europe.
Les Échos : La droite et la gauche s’opposent sur le rôle de l’État. La première veut le faire reculer, la seconde considère que cela n’est pas la priorité. Pouvez-vous vous expliquer ?
Nicolas Sarkozy : La France a deux particularités : le poids des dépenses publiques dans la richesse nationale, mais aussi celui de l’emploi public dans l’emploi total qui y sont parmi les plus importants du monde développé. Notre conviction est qu’il faut dépenser moins en dépensant mieux. Ce constat a deux conséquences. La première est la nécessité de réduire le nombre des fonctionnaires en ne remplaçant pas tous les départs à la retraite. Je considère qu’un objectif de 10 000 à 12 000 par an est possible, raisonnable et adapté à la situation de nos finances publiques. Il faut recruter moins mais former mieux, payer mieux, considérer mieux les fonctionnaires. Deuxième axe : je souhaite une accélération du programme des privatisations, car le périmètre de l’État doit être réduit. Ce qui implique un certain nombre de réformes de structures. J’en citerai deux : la réforme de la carte sanitaire avec l’absolue nécessité de la suppression d’un certain nombre de lits « actifs » et la réforme de la carte judiciaire, qui n’a pas été modifiée depuis 1958.
Les Échos : Toute la majorité, sur ce terrain est-elle sur la même longueur d’onde ? N’y a-t-il pas, par exemple, une différence d’approche entre vous et Philippe Séguin ?
Nicolas Sarkozy : Dans la majorité, il y a plusieurs sensibilités. Elles sont une richesse car elles correspondent à la diversité de nos compatriotes. Pour le reste, il faut prendre garde à ne pas caricaturer. Je n’ai jamais plaidé pour la disparition de l’État. Je souhaite que nous dépensions mieux et moins. Philippe Séguin, à l’évidence n’a jamais demandé que l’on dépense davantage et plus mal ! La synthèse s’imposera donc.
Les Échos : Dominique Strauss-Kahn, sur le poids des dépenses publiques et la nécessité de faire reculer l’État…
Dominique Strauss-Kahn : Je crois qu’il faut éviter la confusion entre la dépense publique et la redistribution. À l’intérieur du taux global de 46 % de PIB de prélèvements obligatoires – qui a d’ailleurs récemment augmenté assez sensiblement –, 17 % de prélèvements financent l’État, à peu près 7 % financent les collectivités territoriales et un peu plus de 20 % financent la Sécurité sociale. Dans les deux premiers cas, la dépense publique est prélevée sur la richesse nationale pour rendre des services publics. Dans le dernier cas, l’argent est prélevé sur le secteur privé, mais il est restitué au secteur privé. Si nous avons un taux de prélèvements obligatoires élevé, c’est parce que la redistribution est particulièrement importante. En revanche, la proportion de ce qui est effectivement prélevé sur la sphère privée pour alimenter les services collectifs – l’État et collectivités territoriales – est proche de ce qui se passe chez nos principaux voisins. Ce qui compte, ce n’est pas tant de dépenser moins. C’est le dépenser mieux. Le vrai problème est celui de l’efficacité de la dépense publique.
Les Échos : Vous considérez donc que le pourcentage affecté à la redistribution n’est pas trop élevé en France ?
Dominique Strauss-Kahn : Je n’ai pas dit cela ! Le débat n’est pas de savoir si on va baisser la dépense publique ou l’augmenter de 1 %, mais de savoir comment on peut dépenser mieux. Quand j’entends Nicolas Sarkozy expliquer qu’il faut moins de fonctionnaires, je voudrais qu’il donne des exemples de fonctionnaire à supprimer. Ensuite, il ne faut pas s’illusionner sur l’économie procurée par 10 000 fonctionnaires de moins. À 200 000 francs le fonctionnaire, cela ne fait que 2 milliards.
Nicolas Sarkozy : Vous comprenez bien que c’est cumulatif.
Dominique Strauss-Kahn : Si la réduction est pratiquée pendant vingt ans, cela signifie non pas 10 000, mais 200 000 fonctionnaires en moins. Mais, dans ce cas, il faut dire lesquels !
Nicolas Sarkozy : Cela ne me gêne absolument pas de dire que l’effort de réduction des dépenses publiques doit se juger sur plusieurs années consécutivement. Mais j’ai du mal à suivre le raisonnement sur la différence entre la redistribution, l’État et les collectivités territoriales. J’en reste à des idées simples : la part de l’emploi public dans l’emploi total est de 25 % en France contre 17 % en Italie, 15 % en Allemagne et 14 % en Grande-Bretagne. Dominique Strauss-Kahn considère qu’on ne dépense pas trop et qu’on dépense bien. Je considère qu’on ne dépense pas trop et qu’on peut dépenser mieux. Je souhaite effectivement que l’effort de baisse des effectifs de toutes les fonctions publiques – c’est-à-dire 5 millions de personnes – se prolonge, par exemple, sur quatre ou cinq ans. N’y a-t-il aucune conséquence à tirer de la décentralisation ? L’évolution démographique ne doit-elle avoir aucun effet sur les effectifs de l’éducation nationale ? Ou faut-il considérer, comme Lionel Jospin quand il était ministre de l’éducation nationale, qu’un bon ministre doit dépenser forcément plus chaque année, Je ne suis pas d’accord !
Dominique Strauss-Kahn : Je retiens que Nicolas Sarkozy propose de diminuer le nombre de fonctionnaires de 50 000 sur un total de 5 millions, soit 1 %. Avec la grande réforme de l’amaigrissement de (...) que réclame la droite en France, il s’agit donc de gagner 10 milliards au bout de cinq ans !
Nicolas Sarkozy : Comme vous proposez de rajouter 350 000 emplois publics pour les jeunes, l’écart avec notre projet est quand même de 400 000 !
Dominique Strauss-Kahn : Si vous vouliez économiser 100 milliards, la différence entre nous serait réelle. Mais si c’est 10 milliards, on voit bien que ce qui compte, ce ne sont pas les arguties sur le montrant des dépenses, ce qui compte, c’est l’efficacité de la dépense publique.
Les Échos : En dehors des fonctionnaires, sur quoi voulez-vous diminuer la dépense publique ?
Nicolas Sarkozy : Nous ne devons pas hésiter à nous interroger sur un certain nombre de budgets. Le logement, par exemple. On a rarement dépensé autant ces dernières années en aides à la personne, à la pierre et en avantages fiscaux. Et jamais le nombre de mises en chantier n’a été si faible. Il faut donc engager une réflexion sur ce budget d’une cinquantaine de milliards.
Dominique Strauss-Kahn : Je suis d’accord sur le constat. Mais il y a deux manières de voir les choses. On peut supprimer les aides, mais cela n’améliorera pas les mises en chantier ! Ou bien on cherche à rendre la dépense publique plus adaptée aux besoins de notre temps pour obtenir, dans le cas évoqué, un véritable redémarrage des mises en chantier.
Nicolas Sarkozy : Nous sommes donc dans un système assez extraordinaire qui consiste à multiplier des aides, financées naturellement par l’impôt qui pèse sur les classes moyennes. Et on se dit : c’est curieux, l’immobilier ne marche pas ! Alors que l’on fait tout pour que l’épargne des classes moyennes ne puisse s’y investir puisqu’elle est confisquée par la fiscalité.
Dominique Strauss-Kahn : Mais c’est un rêve d’espérer changer la situation en diminuant légèrement les impôts ! Si on a construit pendant des décennies en France de façon assez massive, c’est justement parce qu’ont été mises en place des procédures de solvabilisation qui ont coûté de l’argent à la collectivité. Qu’aujourd’hui nos mécanismes ne soient plus adaptés, je suis le premier à le reconnaître. Il faut les rendre donc efficaces.
Nicolas Sarkozy : Là est bien notre deuxième point de désaccord. À mes yeux, il faut rendre du pouvoir d’achat aux classes moyennes, trop riches pour être pauvres et trop pauvres pour être riches. Je suis un ardent partisan de la diminution de l’impôt sur le revenu qui pèse sur 16 millions de familles. Je soutiens le plan Juppé d’allègement de 75 milliards en cinq ans et j’aurais même souhaité que l’on aille plus vite. Je suis consterné de voir qu’un homme comme Michel Rocard trouve scandaleux l’idée d’abaisser l’IRPP…
Dominique Strauss-Kahn : Vous avez cité le logement comme lieu où on pourrait améliorer l’efficacité de la dépense publique. On pourrait prendre le contrat initiative-emploi !
Nicolas Sarkozy : Je n’ai jamais été partisan du CIE, je n’ai pas l’intention de me renier.
Dominique Strauss-Kahn : C’est trop facile de répéter sans cesse que la dépense publique est inutile. Toutes les théories, aujourd’hui montrent son rôle dans l’environnement de la croissance, en matière d’infrastructures, de recherche, etc. Aux États-Unis, ce sont les dépenses militaires et de recherche spatiale qui constituent le canal d’intervention de la puissance publique.
Nicolas Sarkozy : Il y a encore d’autres propositions d’économies à faire. Le deuxième budget de la nation, c’est celui de la défense. De tous les grands pays du monde, la France est le seul qui a continué pendant trop longtemps à ne pas réduire ses dépenses militaires. Qui peut contester que la réforme engagée par le président de la République sur la remise à niveau de notre outil militaire ne soit pas nécessaire ? C’est un représentant de la majorité de droite qui souhaite diminuer le budget de la défense et le représentant de la gauche qui s’interroge encore sur le niveau de ce budget de 250 milliards de Francs !
Dominique Strauss-Kahn : Je propose à Nicolas Sarkozy de faire l’exercice d’une budget reconstruit à partir de zéro. Sans tenir compte du passé, en ne se référant qu’aux besoins actuels. Il constatera que la réduction du nombre de base militaires ne change pas grand-chose à son équilibre global.
Nicolas Sarkozy : Je vous avais connu plus volontariste ! Je crois que la France s’éteint de ne vouloir que des grandes réformes et de ne pas faire la petite réforme nécessaire.
Les Échos : Dominique Strauss-Kahn, baisser les impôts est-ce un moyen de redonner du pouvoir d’achat aux classes moyennes ?
Dominique Strauss-Kahn : Il faut toujours essayer de baisser les impôts, parce que c’est toujours plus agréable de payer moins d’impôts que d’en pays plus. La question est de savoir comment on le fait.
Les Échos : Ça fait partie de votre programme ?
Dominique Strauss-Kahn : Bien sûr. Si j’étais vraiment polémique à l’égard du Premier ministre sortant, je dirais qu’au cours des deux dernières années les impôts ont augmenté massivement et non baissé. Mais si les marges budgétaires le permettent, qui serait contre une baisse ? La différence à mon avis entre nous porte sur le choix des impôts à diminuer. À mes yeux, il faut commencer par la TVA.
Les Échos : C’est-à-dire que vous proposez de baisser d’un demi-point le taux minimum ?
Dominique Strauss-Kahn : Nous proposons en priorité de baisser le taux minimum. Pour des raisons européennes on ne peut le baisser que de 5,5 % à 5 %.
Nicolas Sarkozy : Il y a un point d’accord et un point de désaccord très fort. Le point d’accord, c’est qu’il faut trouver plus de croissance et pour cela relancer la machine. Le désaccord porte sur la manière de le faire. Quels sont les accélérateurs possibles ? Le budget : j’écarte évidemment une relance par la dépense. D’où mon refis de la proposition socialiste des 350 000 emplois publics pour les jeunes.
Dominique Strauss-Kahn : Non, cette mesure ne coûtera pas un sou de plus ! Son financement est entièrement assuré par redéploiement des aides à l’emploi qui existent et qui ne sont pas très efficaces de l’aveu même du Gouvernement.
Nicolas Sarkozy : Deuxième accélérateur, la monnaie qui a été au centre du débat pendant plusieurs années. Quel est le débat ? L’euro sera-t-il une monnaie comme le mark, monnaie de réserve, ou comme le dollar un accélérateur commercial ?
Dominique Strauss-Kahn : Je préfère, comme vous semble-t-il, la deuxième version.
Nicolas Sarkozy : Je suis plus hésitant, parce que pour moi la seule bonne politique monétaire, c’est une politique pragmatique. Disons qu’en la matière, grâce à la baisse des taux d’intérêt, nous avons gagné la plus grande part des marges disponibles.
Le troisième accélérateur de la croissance, ce sont les salaires. Je ne crois absolument pas à une augmentation des salaires généralisée compte tenu de la très grande différence entre les entreprises. Reste la fiscalité. C’est le levier le plus efficace qui n’a jamais été employé dans une logique forte dans les vingt dernières années. Il faut maintenir la baisse de l’IRPP, réduire les droites de mutation et rapprocher notre taux de TVA du taux moyen européen.
Les Échos : Sur les salaires, vous n’avez pas d’ordre à donner aux entreprises mais vous pouvez avoir quand même un avis sur le partage de la valeur ajoutée.
Nicolas Sarkozy : La conférence nationale sur les salaires proposée par les socialistes serait totalement contre-productive. Ou bien elle ne sert à rien et vous aurez une fois de plus fait rêver les gens avec des promesses fallacieuses. Ou bien elle sert à quelque chose et l’on est revenu à l’époque du Gosplan.
Dominique Strauss-Kahn : L’accélérateur monétaire n’est pas à notre disposition aujourd’hui. L’accélérateur budgétaire est en effet à bout de course, compte tenu du niveau des déficits. Reste le pouvoir d’achat avec deux modalités possibles : l’augmentation des salaires et la diminution des impôts. Je privilégie la distribution du pouvoir d’achat d’abord parce que le partage de la valeur ajoutée qui s’était fortement dégradé au dépens des entreprises pendant les années 70 est aujourd’hui déséquilibré en faveur des profits. D’où la faiblesse de la demande. C’est sur cette répartition-là qu’il faut jouer. L’État n’a certes pas beaucoup de moyens mais il peut et doit fixer l’objectif.
Les impôts me paraissent un accélérateur de croissance tout à fait insuffisant : si on baisse de 10 % l’impôt sur le revenu, ou gagne 30 milliards. Avec le plan Juppé, ce sont 75 milliards réinjectés dans l’économie en cinq ans. Mais pour obtenir la même somme, par la hausse des salaires, il faut une progression de pouvoir d’achat de l’ordre de 1 ou 2 %. C’est donc beaucoup plus rapide et beaucoup plus puissant. Si on doit agir par l’impôt, c’est par la TVA qu’il faut le faire.
Nicolas Sarkozy : Je trouve que Dominique Strauss-Kahn a beaucoup d’ambition là où les hommes politiques n’ont aucun pouvoir, mais excessivement peu là où les hommes politiques en ont.
Dominique Strauss-Kahn : Je ne veux pas me laisser caricaturer sur ce point. Je ne dis pas qu’il faut limiter la baisse de la TVA au taux réduit. Il faut commencer par cela. Je ne dis pas que l’État va décider de la hausse des salaires, je dis qu’il doit jouer un rôle dans l’organisation de la société en réunissant les partenaires sociaux. La conférence prévue par Lionel Jospin portera sur les salaires et sur la réduction du temps de travail. Or celle-ci est aussi un des moyens de distribuer du pouvoir d’achat.
Les Échos : Il y a une autre façon de distribuer un peu de pouvoir d’achat en basculant une partie de la cotisation maladie des salariés sur la CSG. Vous êtes d’accord sur l’idée, pas sur l’idée, pas sur l’ampleur de ce transfert.
Dominique Strauss-Kahn : Nous souhaitons un basculement complet de façon progressive quoique relativement rapide. Mais s’il faut l’étaler sur une législature, ce sera une législature. Commencer par deux points me paraît bien. Au terme de l’opération, la majorité des salariés y gagneront en termes de pouvoir d’achat. Quant aux retraités, 84 % seront gagnants et 16 % en pâtiront. L’effet redistributif est le même que chez les non-retraités.
Nicolas Sarkozy : J’approuve un transfert de 2 points parce que c’est prudent. Le but, c’est d’asseoir les recettes de Sécurité sociale sur une assiette plus large. Je mets quand même en garde contre le politique du su à l’épargne, qui est irresponsable. Faute d’épargne, les entreprises ne peuvent pas investir, prendre des parts de marché et créer des emplois. Je voudrais ensuite rappeler que l’épargne n’est rien d’autre que de l’argent déjà taxé.
Dominique Strauss-Kahn : Si on explique que l’épargne a déjà payé l’impôt quand le revenu a été perçu et qu’il est inutile de la taxer une seconde fois, il faut aller au bout de la logique et détaxer les revenus de l’épargne.
Nicolas Sarkozy : Je n’ai pas dit cela, j’ai dut qu’on est arrivé à un point d’équilibre.
Les Échos : Que faites-vous, chacun, des 75 à 80 milliards de déficits cumulé de la Sécurité sociale ?
Nicolas Sarkozy : Ce qui est le plus important, c’est le retour à l’équilibre. Sur un budget d’environ 1 700 milliards de Francs, ma préoccupation, c’est l’évolution du déficit récurrent annuel. Je suis opposé à toute forme d’augmentation de prélèvement quel qu’il soit. La solution, pour moi, est dans la maîtrise des dépenses. Je rappelle que 51 % du budget de l’assurance-maladie concerne l’hôpital public.
Dominique Strauss-Kahn : Il est exact que plus de la moitié des dépenses de la Sécurité sociale concerne l’hôpital. La surabondance des lits d’hôpitaux est réelle. Il reste que la réforme qui nous avait été proposée est une réforme portant sur la médecine ambulatoire. On en voit aujourd’hui l’échec.
Les Échos : Est-ce que vous laissez en état, l’un et l’autre, les régimes spéciaux de retraite ?
Nicolas Sarkozy : J’ai été membre du Gouvernement qui a réformé les régimes de retraites en faisant passer les années de cotisation de 37 ans et demi à 40 pour 21 millions de Français. Comment peut-on expliquer que ce qui est valable pour 21 millions de Français ne le serait pas pour les autres ? J’ose le dire en campagne électorale. C’est irresponsable d’expliquer aux gens qu’en travaillant moins, on va garantir les retraites. Rien que pour cette raison, la suppression annoncée par le Parti socialiste des fonds de pension mettrait un peu plus en danger l’équilibre du régime par répartition.
Dominique Strauss-Kahn : Il est exact que l’allongement de la durée de la vie pose le problème de l’allongement de la durée des cotisations. Et c’est pourquoi nous ne proposons nullement de revenir aux 37 ans et demi. Et la réforme qui a été faite par Édouard Balladur, préparée par Michel Rocard…
Nicolas Sarkozy : … et combattue par le Parti socialiste…
Dominique Strauss-Kahn : Pas du tout. La preuve c’est qu’on ne propose pas d’y revenir. C’est une mesure qui s’impose. Je ne partage pourtant pas l’idée qu’il faille avoir une France uniforme. La différence sur les retraites est une différence, parmi d’autres, entre les salariés du secteur privé et ceux du secteur public. Pourquoi vouloir uniformiser les conditions de départ à la retraite quand tout le reste du contrat de travail reste différent (salaire, sécurité de l’emploi, promotion, etc.). On a aucune raison de faire perdre aux salariés des avantages qui font partie de leur contrat avec l’entreprise publique dans laquelle ils sont entrés.
Les Échos : Sur les fonds de pensions, vous avez apparemment mis un peu d’eau dans votre vin par rapport au début de la campagne.
Dominique Strauss-Kahn : Les fonds de pension tels qu’ils ont été votés nous paraissent, contrairement à ce que disait Nicolas Sarkozy tout à l’heure, mettre en péril l’avenir des régimes par répartition. En revanche, nous n’avons pas d’obstacle à l’idée que l’on puisse prévoir des produits financiers qui aujourd’hui n’existent pas et qui manquent pour compléter financièrement sa propre retraite.
Nicolas Sarkozy : Heureusement que la campagne est courte pour le Parti socialiste parce que nous venons d’assister à un nouveau tête-à-queue spectaculaire !
Dominique Strauss-Kahn : Mais non, je dis ça depuis toujours !
Les Échos : Venons-en aux privatisations. Quelle est votre position sur France Télécom ?
Dominique Strauss-Kahn : On a dit qu’on arrêterait le processus de privatisation, et Lionel Jospin a précisé que, s’agissant de France Télécom, le personnel serait consulté pour recueillir son opinion sur la question.
Nicolas Sarkozy : La légitimité du politique, c’est quand même de décider ce genre de chose !
Les Échos : C’est le personnel qui va décider su son entreprise doit être privatisée ou non ?
Dominique Strauss-Kahn : Je n’ai jamais dû que c’était le personnel qui allait décider ; j’ai dit qu’il serait consulté.
Les Échos : Et si le vote est favorable ?
Dominique Strauss-Kahn : Le pouvoir politique décidera à ce moment-là ce qu’il veut faire, mais il me semble que l’opinion du personnel de France télécom est un élément intéressant.
Nicolas Sarkozy : Je dis donc « bon courage » au Parti socialiste, entre les communistes au Gouvernement, la CGT et le syndicat SUD dans l’entreprise, c’est cette coalition hétéroclite qui fera la stratégie de France Télécom ?
Les Échos : Nicolas Sarkozy, vous voulez ouvrir le capital, mais faut-il privatiser ?
Nicolas Sarkozy : Oui. Nous n’avons pas besoin d’autres Crédit Lyonnais.
Dominique Strauss-Kahn : Et airbus, et Ariane ! Il y a de mauvaise entreprises et de mauvaises entreprises privées.
Nicolas Sarkozy : Je ne jette pas le bébé avec l’eau du bain ! Je dis simplement qu’en 1997 avoir France Télécom comme unique entreprise mondiale de télécommunications appartenant à l’État, c’est parfaitement irresponsable. Je souhaite donc à nouveau une privatisation large, rapide, qui touche des entreprises comme Thomson, bien sûr, Air France… Pourquoi le contribuable français serait-il condamné à subventionner Air France, alors que British Airways gagne de l’argent…
Les Échos : La SNCF, EDF… ?
Nicolas Sarkozy : Je considère qu’un certain nombre d’entreprises qui ne sont pas dans le secteur concurrentiel doivent rester publiques, par exemple la SNCF, dont la privatisation, naturellement, est hors de question. S’agissant de grandes entreprises comme EDF et GDF, leur privatisation n’est pas d’actualité aujourd’hui, mais si la question m’est posée de savoir, dans le cadre de la libéralisation européenne du marché de l’énergie, si un jour ou l’autre il faudra ouvrir le capital d’EDF, ma réponse est « oui ». Et si, un jour ou l’autre, dans plus longtemps, il convenait d’avoir une majorité privée dans le capital d’EDF, cela ne me choquerait point.
Les Échos : En ce qui concerne les 35 heures, est-ce que la loi Robien n’a pas ouvert un boulevard à la proposition des socialistes ?
Nicolas Sarkozy : La réduction généralisée du temps de travail, les 35 heures payées 39, ça sera la même chose qu’en 1982. Je vous rappelle qu’en 1982 l’augmentation du chômage par rapport à 1981 n’a été ni plus ni moins de 25 %. Comme, là, les socialistes nous proposent 4 fois plus, ce sera 4 fois pire. Nulle part dans le monde, on ne fit aux gens : travaillez moins, vous gagnerez plus et on créera des emplois de surcroît. S’agissant de la loi Robien, je ne l’approuve que dans son volet défensif.
Dominique Strauss-Kahn : Tout est faux là-dedans. D’abord, l’INSEE considère que les mesures de 1982 sur la réduction du temps de travail ont été à l’origine d’environ 150 000 emplois. On ne peut contester ce chiffre, et dire que c’était une catastrophe nationale est évidemment complètement grotesque.
Le deuxième point, beaucoup plus important, est que partout dans le monde le temps de travail baisse. Nos pères travaillaient plus que nous et gagnaient moins, et, comme toute l’histoire de l’évolution de notre société le montre, le progrès technique conduit en même temps à la réduction du temps du travail et à l’augmentation des salaires.
Nicolas Sarkozy : Mais, c’est faux. Croyez-vous que l’ambition des salariés est de travailler quatre heures par jour ? Non l’ambition des salariés, c’est d’avoir un travail intéressant et donc épanouissant.
Dominique Strauss-Kahn : Certes. Chacun souhaite avoir un travail intéressant. Le problème posé par la réduction du temps de travail n’est pas celui-là. On ne peut avoir une économie dans laquelle on enregistre 3 % de gains de productivité tous les ans sans que le temps de travail baisse. C’est le cas dans tous les pays qui nous entourent. En France, ce processus s’est bloqué il y a près de vingt ans. Il faut le remettre en marche à l’instar de ce que les Hollandais ont su faire avec succès.
Nicolas Sarkozy : Mais, c’est faux. Les États-Unis, la Grande-Bretagne nous donnent l’exemple parfaitement inverse.
Les Échos : Nicolas Sarkozy, supprimerez-vous la loi Aubry sur les plans sociaux ?
Nicolas Sarkozy : Oui.