Article de M. Jean-François Trogrlic, secrétaire national de la CFDT, sur les enjeux et les perspectives de l'Europe sociale, intitulé "L'Europe et son modèle social", paru dans "La Revue de la CFDT" de juin 1997.

Prononcé le 1er juin 1997

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Média : La Revue de la CFDT - Revue de la CFDT

Texte intégral

Face aux nouveaux défis européens et pour freiner la « tentation hexagonale », il faut défendre à la fois « plus d’Europe » et « mieux d’Europe ».

L’Europe est à la croisée des chemins. Nous voici à la veille d’une nouvelle phase de la construction européenne, phase qui suscite de nouveaux engagements et de nouveaux engagements et de nouvelles confrontations, phase qui rapporte avec elle de revendications es négociations, des compromis et des accords qui seront à haute teneur politique.

Alors que des hésitations sur les étapes à venir du projet européen s’accroissent, alors que le débat sur la monnaie unique rebondit, et s’exacerbe, alors que l’on se réinterroge sur les vertus de l’euro et qu’on insiste encore parfois sur les contraintes que l’unification monétaire fera naître, nous souhaitons prendre le temps, dans cet article, d’expliquer comment il est possible, aujourd’hui, de poursuivre la construction européenne sans pour autant remettre en cause les avancées auxquelles nous sommes déjà parvenus.

Pour clarifier le débat et les enjeux autour de la question européenne, il nous semble intéressant de proposer, il nous semble intéressant de proposer une démarche par étape : faite tout d’abord le bilan de la construction de l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui. Quel était le projet de départ ? A quel stade en sommes-nous ?

Cerner et identifier ensuite les problèmes qui sont actuellement posés à l’Europe et, de fait, à la société française. Cela nous amène à exercer notre critique sur tout ce qui ne fonctionne pas : le Chômage (et les sélections qu’il opère), l’état de la protection sociale et son avenir, les inégalités et les situations de pauvreté.

Nos difficultés sont-elles dues à l’Europe ou à la mondialisation ? En quoi les différentes réalités que l’on met sous ces termes en modifiant les données et en rendent plus complexes la solution ?

Ces difficultés seraient-elles mieux prises en compte dans une stratégie européenne alternative ?

Il nous appartient de réfléchir aux moyens à mettre en œuvre pour que l’Europe devienne un cadre permettant d’apporter de meilleures réponses à des questions. Cela implique l’approfondissement de nos revendications dans et pour la construction européenne.

* Aux origines du projet européen

Les communautés européennes sont nées de la lente progression de l’idée européenne inséparable des évènements souvent tragiques qui ont marqué l’histoire de l’Europe. Les aspirations des Pères fondateurs du traité de Rome étaient de mettre un terme à soixante-quinze ans de guerres en Europe, de jeter les bases d’une paix durable par la coopération entre les pays et d’améliorer la compréhension entre les peuples. Ces objectifs sont pour l’essentiel atteints.

A partir de 1950, la Déclaration Schuman, traduisant les aspirations de Jean Monnet, propose de s’engager dans un processus original dépassant le cadre traditionnel de la coopération inter gouvernementale par l’acceptation de certains abandons de souveraineté en faveur d’institutions communes. L’action entreprise devrait toucher en premier chef la France et l’Allemagne car le rassemblement des nations européennes exigeait que l’opposition séculaire entre la France et l’Allemagne disparaisse. La création de la CECA devait permettre d’expérimenter une formule : l’intégration sectorielle susceptible d’être progressivement étendues à d’autres domaines.

Si l’on regarde en arrière, et depuis 1948 (Congrès de la Haye), la tentative de certains des Pères fondateurs de l’Europe de commencer par la politique n’ont pas abouti. En particulier, l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) en 1952 a montré les impasses auxquelles aboutissait ce type de choix. Cet échec a conduit – et pour longtemps – à une mise entre parenthèses de l’Europe politique.

Au plan européen, nous avons donc continué à avancer selon la stratégie du spill over effect (1) : l’engrenage par l’économique dont la dernière étape de cette forme d’intégration sera l’union économique et monétaire (UEM).

Tout cela a beaucoup de conséquences.

Du traité de Rome à l’acte unique, Européen, la construction de l’Europe s’est réalisé sans débat public digne de ce nom. De même, le référendum sur Maastricht allait donner lieu non à un débat mais à une simple question focalisée sur « pour ou contre l’Europe » alors que l’interrogation essentielle, et qui demeure, est celle du contenu de la construction européenne : quelle Europe voulons-nous ? Pourquoi faire ? Le Traité de Maastricht devrait être l’occasion de mettre en évidence des grands choix concernant la construction européenne comme l’orientation économique, la notion de Communauté, la place des services publics, l’Europe sociale. On en a fort peu parlé. L’actuel débat pour les législatives ne sera pas non plus favorable pour aborder les questionnements de fond.

Des questions identiques pour l’Europe et pour la France.

Les questions posées au plan européen recoupent bien souvent celles qui sont posées au niveau national : Comment va la démocratie ? Quel est le sens d’action collective ? Où en est le sentiment d’appartenance ? A quel niveau transférer les pouvoirs ? Où en sont les vraies solidarités ?

Avec ou sans l’Europe, ces questions demeurent. Les démocraties modernes sont confrontées à des problèmes communs que l’Europe, rend ni plus complexes ni plus graves : simplement elle en est le reflet.

Voilà pourquoi, il ne s’agit pas de rouvrir le débat – désormais sans intérêt – de savoir si l’Europe aurait pu se construire d’une autre façon. Il nous faut partir du point où nous en sommes arrivés.

Il nous faut distinguer parmi les différents problèmes qui se posent à la société française, à l’Europe, aujourd’hui, ce qui relève de l’achèvement du marché unique, de l’euro, et enfin de la nécessaire construction de l’Europe à poursuivre : construire un espace européen économiquement et socialement intégré, et doter l’Europe d’un État (fédéral) démocratique.

Comme Jacques Delors, nous rejetons l’idée trop facile selon laquelle l’Europe serait le cheval de Troie de la mondialisation et une menace pour la souveraineté nationale. Le choix de l’Europe, comme nous avons eu maintes fois l’occasion de le dire, est stratégique. Plusieurs raisons peuvent être évoquées. Tout d’abord, parce que pour la France, la première concrétisation de la mondialisation c’est le degré élevé d’interdépendance avec ses voisins et ses partenaires européens. Un échec de l’Europe et un recul de l’intégration seraient catastrophiques. Les salariés seraient les premiers à en supporter les conséquences. Ensuite, il faut rappeler et souligner que sur le plan géopolitique, le XXIe siècle va voir émerger de nouvelles puissances régionales, notamment en Asie, en Amérique Latine. Ce sont des évolutions normales et souhaitables si elles permettent de réduire les écarts de développement tellement considérables à travers le monde. Mais que pèserons-nous petits Européens si nous restons cloisonnés dans nos petits espaces nationaux ?

L’unité de l’Europe, dont la monnaie unique est un maillon décisif dans l’état décisif du monde à venir, est nécessaire : c’est à cette condition que l’ensemble et non pas un seul des pays européens est susceptible de retrouver une croissance économique plus vigoureuse, d’entamer une décrue du chômage et de maintenir un modèle social et un modèle social et un modèle de société auxquels nous sommes tous attachés. Le siècle qui s’annonce va voir la fin des avantages acquis des privilèges pour les vieilles nations européennes. Le magister européen st terminé et les Européens ne seront entendus, ne feront valoir leurs intérêts, leurs conceptions politiques et philosophiques que s’ils font partie des puissances qui comptent.

Dans ce contexte de la mondialisation, l’Europe apparaît comme un contrepoids, un espace de régulation possible. Le mouvement de régionalisation possible. Le mouvement de régionalisation participe au mouvement de mondialisation, mais l’intégration régionale ne constitue pas, par elle-même, une réponse ou une protection à l’égard des effets de la mondialisation. La construction européenne dispose d’une avance considérable sur les autres formes de régionalisation dans le reste du monde. L’Europe ne doit pas redouter d’affronter la mondialisation car elle dispose de nombreux atouts. L’ancienneté de son projet, au-delà des hésitations et des critiques, lui confère une certaine autorité morale et politique au plan internationale. L’Europe se fait entendre avec succès en pesant de son poids au sommet social de Copenhague par exemple, ou en faveur de nouvelles régularisations sociales à la réunion de l’OMC à Singapour plus récemment. Sa construction inachevée l’empêche à l’inverse de jouer son rôle dans le conflit de la Bosnie.

* Existe-t-il une stratégie alternative ?

Existe-t-il pour l’Europe une stratégie alternative ? C’est ce que prétendent ceux qui combattent l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui. On entend même des professions de foi qui se veulent européennes nous expliquer que l’Europe n’est pas aujourd’hui le bon cadre de régulation. Pourrait-on résoudre plus facilement les problèmes sans l’Europe ? Par exemple pourrait-on relancer seuls ou laisser se creuser les déficits sociaux, et faire l’économie de la réforme de la protection sociale ou réduire les différentiels de compétitivité entre les pays européens par la manipulation des taux de change, comme cela a été évoqué ?

Aujourd’hui pourtant, aux questions pertinentes qui sont posées, il n’est pas possible de répondre par des solutions de facilité, aussi gratuites que non avenues. C’est évidemment le cas de la reconstruction de politiques de l’emploi, qui ne peuvent se réduire uniquement à une politique de relance macro-économique, pays par pays, ou au niveau européen, qu’elle qu’en soit par ailleurs la nécessité. L’exercice est plus complexe.

C’est le cas également de toutes les questions de fiscalité qui ne se réduisent pas à la seule question de la mobilité du capital, aussi importante soit-elle. C’est le cas aussi du financement de la protection sociale et l’adaptation des systèmes de santé, comme des systèmes de retraites, du fait des évolutions socioculturelles et démographiques. C’est le cas pour des politiques d’adaptation et de transformation de l’appareil productif, ce qu’on pourrait appeler les politiques sectorielles (et que l’on nommait avant les politiques industrielles), ou encore pour la politique de la recherche développement, etc.

Même chose en ce qui concerne la négociation collective et la politique salariale. La fin de l’inflation et la croissance plus faible obligent à repenser toute la politique syndicale salariale en lien avec la transformation du système de relations professionnelles Là encore, on pourrait dire que l’Europe complique les choses du fait des différences institutionnelles dans le fonctionnement des marchés du travail et les systèmes de négociations collectives, en même temps elle est une opportunité pour s’enrichir des pratiques des autres et pour nous obliger à innover.

A côté de l’arbitraire technocratique, leitmotiv constamment invoqué, il faut rappeler la propension de certains responsables politiques à vilipender la construction européenne, en la rendant responsable de tous nos maux. Il est vrai aussi que l’Europe a largement servi d’alibi pour ceux qui ont été en charge de affaires, ou qui y sont aujourd’hui, pour justifier des politiques nécessaires mais pas nécessairement populaires (lutte contre l’inflation et les déficits publics), qu’il faut de toute façon conduire.

La manière dont l’Europe se construit impose en permanence d’emporter l’adhésion des peuples et des nations qui composent l’Europe. Le plus souvent, quand les citoyens réagissent face aux insuffisances et aux tergiversations de Bruxelles, ils se trompent de cible. C’est avant tout à leur gouvernement que les critiques devraient être adressées, car en vertu du mécanisme des décisions communautaires, celles-ci, in fine, appartiennent au seul Conseil des ministres et non pas à la Commission, tellement vilipendée – même si son action n’est pas neutre.

En même temps, l’Europe de ces vingt dernières années a permis aux gouvernements de gérer des sociétés de plus en plus complexes en s’auto-imposant, si l’on peut dire, une contrainte extérieure, laquelle leur a permis de franchir un certain nombre d’étapes et d’écueils.

Cependant, pour d’autres responsables de partis, la dénonciation de l’Europe apparaît comme une politique en soi, on semble être le cache misère d’une tentation d’immobilisme complet. Celui-là même qui plonge aujourd’hui 18 millions d’Européens dans le chômage et crée 50 millions d’exclus ! Les partenaires sociaux peuvent être tentés, eux aussi, par cette attitude, même si, heureusement, au plan syndical, la Confédération européenne des syndicats évite, avec constance et détermination ce piège.

Quant à la focalisation sur des « absolus » comme la politique sociale préalable à l’UEM, ou encore l’Europe politique préalable à l’union monétaire, ce sont autant d’éléments qui desservent un débat et une construction raisonnée. L’Europe ne peut se penser ni se gérer en démarche linéaire ; elle est, au contraire, le résultat d’interactions, de chevauchement. Rien n’est prémédité tout est à dessiner ou à inventer, en tenant compte de la réalité et de l’environnement.

L’ampleur du malaise en France n’est pourtant pas telle qu’elle conduise à la résignation. La naissance d’un débat, non pas un débat confisqué par de considérations de politique intérieure, mais un véritable débat sur l’Europe est en réalité une chance et un signe de la maturité démocratique de notre pays.

On le voit, il n’y a pas d’issue dans une « autre » Europe, ou dans une « Europe alternative ». Mais, de même que nous critiquons les anti-européens qui crient « Maastricht ! Maastricht ! », en accablant l’Europe de tous les maux, nous ne pouvons pas davantage nous contenter de réclamer « plus d’Europe » sous la forme d’un super État providence européen dont on souhaiterait qu’il ressemble au plus gros à l’État français.

Voilà pourquoi, nous devons nous demander par quels moyens l’Europe peut-être un cadre pour apporter de meilleures réponses à ces questions ?

* Vers l’Europe de demain

Le rappel des intentions des pères fondateurs de l’Europe, l’évocation des problèmes qui se posent aujourd’hui à la construction européenne et à la société française, la mise en lumière de stratégies de ruptures avancées par diverses forces anti-européennes, montre assez clairement que l’Europe doit trouver un second souffle et qu’une approche strictement économique de l’Europe est maintenant dépassée.

L’économiste Élie Cohen ne disait pas autre chose lorsqu’il affirmait qu’avec « l’union économique et monétaire, on atteint le stade ultime de la méthode Monnet : l’intégration menée par l’économique. Les avancées supplémentaires doivent être politiques et pensées comme telles » (2). C’est encore le sens d’une formule de Jacques Delors pour qui « les dirigeants politiques de l’union n’étaient pas aveugles et ils voyaient bien que ce couronnement de l’intégration économique que constituait l’UEM ne pouvait être accepté sans une contrepartie politique. C’est d’ailleurs la condition que mettait l’Allemagne fédérale à l’acceptation d’un traité sur l’UEM » (3)

Rien n’autorise à penser que la cause d’une Europe politique et sociale est perdue ou irrattrapable. Au contraire, l’unification économique et monétaire, et donc financière, la rend nécessaire, sans elle, elle n’y survivra pas !
C’est parce que l’État nation n’est plus en mesure d’apporter des solutions à un grand nombre de problèmes urgents auxquels sont confrontés les populations européennes comme le chômage, la défense des acquis sociaux, la protection de l’environnement, que la construction politique de l’Europe devient nécessaire. L’Europe souffre aujourd’hui d’insuffisance et non d’excès de construction.

En parallèle, la mise en œuvre d’institutions supranationales soumises au contrôle des citoyens européens est aujourd’hui une condition de la démocratie (4). L’adhésion des peuples est d’autant plus nécessaire qu’il s’agit de construire un ensemble de nations par la coopération, et non comme l’ont fait les empires, par la domination d’une nation sur l’autre (5).

Mais, contrairement à ce qui a été espéré, on ne passe pas mécaniquement d’une Europe économique à une Europe politique, et ce d’autant plus que la méthode initialement choisie pour construire l’Europe fut une construction par le haut, élitaire et diplomatique (6).

Le reproche le plus souvent exprimé à l’égard de l’Europe est précisément cet « éloignement », le fait qu’elle s’intéresse davantage à la stabilité monétaire qu’aux problèmes de citoyens, c’est-à-dire aux problèmes sociaux e parmi eux, tout d’abord au chômage. Avec Renault Vilvorde, on est passé de l’idée selon laquelle il n’y avait absolument pas d’Europe sociale, que celle-ci était mort-née, à l’idée que c’était l’Europe sociale qui venait de naître. Il faut alors dresser le bilan de ce l’on appelle la dimension sociale de l’Europe.

* Les conditions d’existence d’une Europe sociale

L’Europe sociale passe d’abord par les politiques comme celle de l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, désormais transversale à l’ensemble des politiques européennes. La politique de cohésion économique et sociale est à inscrire dans la rubrique des succès inachevés de l’union européenne. Les politiques structurelles, initiées par l’Acte unique et les réformes des fonds structurels de 1988 et 1993, contribuent – et dans certaines régions sont mêmes déterminantes – à la réduction des inégalités socio-économiques entre les États-membres. Mais beaucoup reste encore à faire pour atteindre une véritable cohésion des Quinze. Les politiques de développement régional représentent maintenant plus d’un tiers du budget communautaire et bénéficient à 46% du territoire français. La France perçoit, au titre des fonds structurels, pour la période de 1994-99, 12,93514 milliards d’écus soit 9% du total communautaire (141 milliards d’écus, soit 915 milliards de francs).

Le dialogue social initié par Jacques Delors a été maintenu contre vents et marées. L’article 118 A de l’Acte unique européen a permis de créer un socle minimum très intéressant en matière de conditions de santé, d’hygiène et de sécurité sur le lieu de travail limitant le temps de travail à 48 heures hebdomadaires et sur le déplacement des travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services (7). Au total, c’est une cinquante de directives qui ont été prises soit dans le cadre de l’Acte unique soit dans celui du Protocole social de Maastricht. L’Europe sociale a donc, déjà, une existence, certes insuffisante, mais néanmoins réelle.

Au-delà, le protocole social annexé au traitement de Maastricht constate la volonté de quatorze États-membres de procéder à des avancées significatives en matière de politique sociale. Depuis 1994, grâce aux effets positifs de ce protocole, la politique sociale communautaire a pris un nouvel essor ; la décision récente de la Grande-Bretagne d’y adhérer le renforce encore considérablement.

De l’exigence d’un droit à l’indispensable information-consultation dans les entreprises transnationales est né le comité d’entreprise européen (8), source de garanties nouvelles pour les salariés français concernés, sans rien retirer à l’efficacité de notre modèle de comité d’entreprise, ou plus largement, de notre système de représentation des salariés.

La négociation collective, élément d’un dialogue social, constitue un enjeu de taille pour fonder un système de relations sociales et professionnelles performant. Elle trouve sa place au niveau européen dans le développement de l’espace contractuel prévu dans le traité de Maastricht. Elle a déjà produit un premier résultat, avec l’accord conclu entre la CES, l’Union des industries de la Communauté européenne (UNICE) et le Centre européen de l’entreprise publique (CEEP) sur le congé parental en 1995 et, peut-être, un second en gestation sur le temps partiel. Modestes résultats, compte tenu de l’ampleur des problèmes sociaux posés aujourd’hui ? C’est plutôt un début, car c’est à partir de confrontations sur des thèmes concrets que s’élabore le nécessaire apprentissage entre des partenaires qui, hier encore, s’ignoraient.

La CES, qui regroupe 61 confédérations dans 34 pays, est garante des solidarités d’aujourd’hui, et de demain. Elle est devenue progressivement un acteur social et un promoteur acharné d’une politique active de création d’emplois. Elle permet, sur des champs interprofessionnels, sectoriels et interrégionaux, de rendre compte de la diversité européenne. Elle s’est engagée résolument, pour définir et faire vivre un espace contractuel au niveau européen. Mais ses interlocuteurs patronaux, regroupés dans l’UNICE, ne sont pas donnés les moyens structurels de tenir ce rôle d’interlocuteur ou de partenaire dans les négociations. En instituant une prise de décision à l’unanimité, le patronat européen a consenti un droit de veto à chaque organisation patronale nationale.

En matière d’emploi, les résultats sont plus discutables. L’Europe, malgré une croissance qui pointe le bout de son nez, ne créé pas d’emploi en nombre suffisant pour réduire un chômage qui atteint 18,1 millions de personnes, soit près de 10,8% de la population active. Avec près de 50 millions d’exclus, l’Europe ne porte pas de remède à l’installation d’une société à plusieurs vitesses, ferment de bien de dangers. Si la démocratie est le fondement de l’union, l’exclusion en devient le péril majeur. La mise en œuvre des mesures que le Livre blanc « Croissance, compétitivité et emploi » préconisait, n’ont pas été concrétisées, le Conseil des ministres de l’Économie et des Finances a refusé, à l’unanimité, le financement des travaux de réseaux d’infrastructure proposé par la commission et approuvé par le Conseil européen. Ceci n’est pas sans poser un problème de cohérence entre les différentes instances participant à la prise de décision au niveau européen. Cela illustre, une fois de plus, que les structures compétentes en matière d’emploi n’ont pas le même poids décisionnel que celles qui le sont en matière économique et monétaire. Ce n’est le nouveau Comité de l’emploi et du marché du travail, créé auprès du Conseil des ministres des Affaires sociales, simple formalisation de l’ancienne réunion des Directeurs généraux de l’emploi dans les États-membres, qui parviendra à faire émerger une approche intégrée à la stratégie européenne pour l’emploi. La CES revendique la création d’un Comité emploi établi sur les mêmes principes que le Comité économique et financier évoqué dans la troisième phase de l’union économique et monétaire. En pratique, la CES suggère que le nouveau Comité emploi contribue à la définition de ces grandes orientations, plutôt que d’en laisse le soin au seul comité de politique économique. La CES est aussi favorable à une redéfinition du rôle du Comité permanent de l’emploi.

Une coopération macro-économique peut apporter une valeur ajoutée aux politiques menées dans chacun des pays. Au-delà, seul un nouveau modèle de développement peut permettre de concilier la compétitivité de l’économie européenne avec une diminution sensible du chômage. Un nouveau modèle qui serait plus respectueux de l’environnement, plus ouvert à la gestion du temps choisi (9), notamment, mais pas exclusivement, par la réduction du temps de travail et plus soucieux de répondre aux nouveaux besoins de nos sociétés. Cela passe par une réforme de nos systèmes de protection sociales pour les pérenniser comme pour assurer davantage de solidarité. La construction de la cohésion sociale et la solidarité qu’elle suppose réclament de s’interroger sur les rentes de situation de toutes sortes, nécessitent un effort pour réduire les inégalités excessives. Cela ne sera possible qu’avec plus de transparence et surtout un énorme effort de dialogue social, de recherche de compromis acceptables, de négociations collectives.

* Quel modèle social

Enfin, évoquons le modèle social européen parce qu’il est déjà au cœur de grands débats économiques.

Nous voulons lui donner un sens qui réside dans le refus d’une économie de marché libérale livrée à elle-même, misant sur l’idée que les garanties sociales sont l’affaire de chaque individu. A cette conception, nous opposons celle d’une Europe qui, dans le cadre de la mondialisation, opte pour la réconciliation de l’économie avec la cohésion sociale, la solidarité de la justice, au centre de systèmes collectifs cohérents et performants. Dans une Europe à quinze, appelée à s’étendre, il ne s’agit pas de viser la reproduction ou la simple transposition de nos propres modèles de garanties individuelles et collectives. Il s’agit plutôt, et plus simplement, de faire partager des principes et des finalités établis, acceptés par tous et susceptibles d’être concrétisés par différentes voies.

La résistance doit s’organiser au niveau national et européen en renforçant le dialogue social. La CES réclame l’intégration du protocole social de Maastricht et de Charte des droits sociaux fondamentaux dans le corps du prochain traité.

L’Europe, si elle repose sur un fonctionnement intergouvernemental et supranational, a aussi besoin d’acteurs qui combattent le déterminisme de l’économie de marché, censé régler automatiquement la distorsion entre l’offre et la demande de travail ou celle entre la production et la distribution de richesses. La reconnaissance de ces acteurs comme protagonistes d’une confrontation pour ériger les principes de base du modèle social européen est le meilleur garde-fou contre le courant du tout libéral qui, en niant la solidarité, s’inscrit à l’inverse de la construction européenne que nous voulons.

C’est par la voie d’une plus grande reconnaissance des acteurs sociaux et économiques, dans l’accroissement d’une Europe des citoyens que nous pourrons contribuer à rendre l’Europe plus accessible et plus efficace. Cela passe également par l’intégration de la « dimension emploi » dans le dispositif relatif à la coordination de politiques macro-économiques. Cette bataille doit aussi être menée sur le plan des valeurs des valeurs en intégrant les apports des acteurs de la société civile.

On peut emprunter une conclusion à Jacques Delors : « Si pour l’Europe, il faut tuer le modèle social européen, alors je dis non ! » (10). C’est également l’avis de la CFDT, mais elle n’est pas renseignée à ce que qu’il en soit en soit ainsi.


Notes
(1) « Spill over effect » : expression qui désigne une approche où l’intégration économique es menée avant intégration politique, partant de l’idée que l’unification du marché suscitera un besoin de coordination ultérieur et imposera la mise en place des outils politiques nécessaires. C’est selon cette logique qui se sont développées les compétences communautaires.

(2) Elie Cohen : « La Tentation hexagonale, la Souveraineté à l’épreuve de la mondialisation », Fayard, 1996. Voir le compte-rendu de cet ouvrage à la fin de ce numéro de La Revue de la CFDT.
(3) Jacques Delors : Il faut mener la bataille contre l’ultralibéralisme », entretien à Alternatives économiques, Mars 1997, n° 146.
(4) Voir Yves Salesse, « Propositions pour une autre Europe, Construire Babel », éditions du Félin, 1997.
(5) Voir Jacques Delors, opus cité.
(6) Voir Yves Salesse, opus cité.
(7)  Directive 96/71/CE du Parlement et du Conseil, du 16 décembre 1996, concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre de prestations de services.
(8)  Directive 94/95/CE du Conseil du 22 septembre 1994.
(9)  Voir Jacques Delors, opus cité.
(10) Jacques Delors, opus cit.