Interview de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, à Europe 1 le 17 février 1999, sur la prévention du tabagisme, le déficit de la sécurité sociale, la couverture maladie universelle, le procès du sang contaminé.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q - La presse fait un grand cas de l'initiative de la caisse d'assurance-maladie de Saint-Nazaire — qui sera probablement imitée – d'attaquer les quatre grands fabricants de tabac devant les tribunaux civils. Est-ce que c'est une bonne idée de plus pour lutter contre les méfaits du tabac ou, comme le dit France Soir, “une bêtise” ?

— “Je pense qu'on rentre là dans une société américaine, qui attaque devant les juges des sociétés de tabac. Pour moi, l'important n'est pas tant de récupérer de l'argent que d'essayer d'éviter des morts. Vous savez qu'il y a 60 000 morts par an par le tabac. Nous avons plusieurs mesures : l'augmentation du prix du tabac, et notamment du tabac à rouler, pour éviter que les jeunes commencent à fumer ; nous avons augmenté très fortement – multiplié par trois – les crédits du Centre de formation pour l'éducation et la santé, pour essayer de faire, dans les écoles, dans les lieux publics, un certain nombre de campagnes pour expliquer les dangers du tabac. Je préfère cette méthode-là. Mais je n'ai pas encore vu la proposition de la caisse primaire d'assurance-maladie.”

Q - Mais le principe “tu pollues, tu payes”, c'est un bon principe ?

— “Le problème, pour le tabac, c'est qu'il ne faut pas trop fumer et qu'il faut expliquer aux gens qu'il ne faut pas le faire, et notamment aux jeunes que, s'ils commencent tôt, ils fumeront beaucoup et qu'ils ont beaucoup de risques d'être malade et d'avoir un cancer et de mourir.”

Q - Ça veut dire : chacun accepte les risques qu'il prend s'il fume ou c'est encore l'Etat qui est responsable, et peut-être les ministres, qui sont responsables des morts du tabac ?

— “Le rôle de l'Etat est d'éduquer, le rôle de l'Etat est de prévenir. Et à partir de là, je pense que chacun doit aussi prendre sa part de responsabilité.”

Q - La Sécurité sociale, Mme Aubry, a dérapé en 98, surtout au début. Les dépenses maladies ont augmenté de près de 4 %, c'est-à-dire dépassé de 9 milliards l'objectif fixé par le Parlement : 622 milliards. Vous aviez vu, prévu l'équilibre de la Sécurité sociale fin 99. La promesse sera-t-elle tenue ?

— “Nous allons tout faire pour cela. Tout simplement, cette année, c'est vrai que les dépenses maladie ont beaucoup dérapé au premier semestre, mais elles se sont stabilisées au second après les mesures que nous avons prises. Je voudrais dire que malgré les 9 milliards de dépenses maladie en plus, le déficit de la Sécurité sociale sera, à 2 milliards près, celui que nous avions prévu, parce qu'il y a eu…”

Q - Bon, alors vous dites : ça va ?

— “Non, non. Ça ne va pas, ça ne va pas ! Il faut une vigilance absolue en matière de Sécurité sociale, et croyez bien que je l'ai et que je suis déterminée à ce que nous essayions de tenir l'objectif.”

Q - Mais alors ce qui…

— “Permettez-moi juste de dire que si nous n'avons que 2 milliards de plus que prévu  – ce qui est déjà beaucoup -, c'est parce qu'il y a eu des économies ; c'est parce que nous avons transféré les cotisations sur la CSG et que ça a rapporté plus que prévu ; et parce qu'il y a eu plus de recettes. Mais nous devons continuer avec détermination, car la Sécurité sociale, c'est la cohésion sociale.”

Q - Vous niez que le déficit, en 99, sera de 10-15 millions ?

— “Je n'ai pas à la nier ; nous sommes au début de l'année. Je mets toute ma détermination, pas seulement avec les médecins – car le tout-médecin ne suffit pas – mais aussi par une politique du médicament, mais aussi en travaillant avec les pharmaciens, mais aussi un hôpital qui tient la route. Ça fait des années que ça n'existe pas !”

Q - Les hôpitaux ont bien tenu, les généralistes aussi…

— “Oui, oui, mais il faut le dire quand même.”

Q - On voit bien que ce sont certains spécialistes avec leurs honoraires et les médicaments. Vous dites : les médicaments, etc. Qu'est-ce que vous faites, justement, pour les médicaments ? Est-ce que vous avez prévu un ordre global d'économies sur les médicaments, chiffré ?

— “La première chose à dire, c'est que nous arriverons à un équilibre de la Sécurité sociale si nous organisons les soins mieux : si l'hôpital ferme les services en trop – et nous avons fermé, cette année, 3 000 lits ; si, par ailleurs, les outils structurels qui permettent aux médecins de mieux soigner – l'informatique, la formation, la mise en réseaux marchent. Et aujourd'hui, 70 % des médecins sont informatisés et ils sont branchés à un réseau qui leur permet de mieux diagnostiquer, de mieux prescrire et donc, de moins dépenser. Enfin, sur le médicament : le médicament n'avait pas du tout été traité. Nous avons travaillé avec les laboratoires pharmaceutiques et signé un accord qui rapportera dès cette année 1,7 milliard à la Sécurité sociale. Nous avons prévu dans la dernière loi de substituer les médicaments génériques aux médicaments dits « princeps », c'est-à-dire la même molécule qui coûte 30 % moins cher en général. Nous avons signé, la semaine dernière…

Q - Economies : combien ?

— “… un accord avec les pharmaciens ; ça doit rapporter entre 500 millions et 1 milliard dès cette année. Et puis nous allons mener une grande politique du médicament, où dans chaque classe de médicament, c'est-à-dire les médicaments qui soignent la même maladie, nous allons homogénéiser les prix et les taux de remboursement.”

Q - Ça veut dire quoi ?

— “Un exemple : actuellement, les vasodilatateurs, ont des remboursements qui varient de 35 à 65 % ; les veinotoniques ont des écarts de prix, pour les mêmes médicaments, qui vont du simple au triple. Par ce biais-là, nous allons gagner, sur quelques années, 4 milliards de francs.”

Q - C'est la confirmation qu'il y a des abus ?

— “c'est la confirmation qu'il n'y avait pas de politique de cohérence.

Q - Et des abus ?

— “Et je crois que les laboratoires en ont aussi besoin, car ça permettra une meilleure concurrence et ça nous permettra, aussi, de financer les laboratoires innovants, en leur donnant des prix de la concurrence internationale.

Q - Je ne veux pas vous choquer, mais quand on en finit avec le bricolage – toutes ces mesures –et les appels à la bonne volonté, est-ce qu'on ne peut pas, vraiment, réformer ?

— “La réforme c'est ça vous savez ; c'est une réforme qui ne fait pas de bruit, qui fait qu'on ferme des lits, qui fait que les médecins sont mieux formés et informés, ce qui fait qu'ils se mettent en réseaux, ce qui fait, aujourd'hui, que, par exemple, nous avons signé un accord avec les radiologues qui permet de « rester dans les clous », comme j'aime le dire. Nous allons travailler aussi avec les autres…”

Q - Et les autres dépensiers ?

— « Les autres dépensiers, nous allons les… »

Q - Les cardiologues, les ophtalmos, ceux-là vous allez…

— “Absolument. Nous allons les voir. Car vous savez, je pense aussi que cette politiques ne peut pas se faire contre le monde médical et contre les médecins. Elle doit se faire par la concertation et la négociation. Alors parfois, il y a des crises, vous l'avez vu avec les radiologues, mais on s'est retrouvés autour d'une table, et on a signé un accord. On l'a fait avec les pharmaciens, on l'a fait avec dix autres professions. Et je m'en réjouis. C'est comme ça, me semble-t-il, que les Français seront mieux soignés à un moindre coût.”

Q - Il y a un plan de redressement de la Cnam avec votre bénédiction. Il va être lancé en mars, comme prévu ?

— “Oui. Les médecins nous ont dit, et ils ont raison : il faut contrôler les abus et ceux qui fraudent, avant de nous demander d'être responsables collectivement. C'est ce que nous faisons, c'est ce que la Cnam va faire, et je m'en réjouis.”

Q - Vous allez proposer, M. Aubry, la CMU — la Couverture Maladie Universelle —, qui élargira à 6 millions de démunis la gratuité totale de soins. Il y aura une loi. Est-ce qu'elle sera votée dans les quelques mois qui viennent, avant l'été ?

— “Elle sera votée au premier semestre. Car vous savez qu'une des plus grandes inégalités dans notre pays c'est l'accès aux soins ; un Français sur cinq renonce à se faire soigner pour des raisons financières ; et l'espérance de vie est très différente selon le niveau de vie des gens.”

Q - On a prévu que le coût était, pour la première année, de 6 milliards. Est-ce que ça veut dire que s'il y a des dérives, l'Etat s'engage, quels que soient les chiffres et les augmentations des dépenses de santé, à payer ?

— “Oui, bien sûr, c'est une mesure de solidarité, qui n'est pas payée par la Sécurité sociale. Mais je voulais vous dire que, quand on soigne quelqu'un, au début d'une maladie et non pas à la fin en voyant, aujourd'hui, des personnes démunies qui arrivent avec des cancers du foie éclaté dans les urgences des hôpitaux, c'est à la fois bien évidemment sur le plan social, ce que doit attendre un pays en fin du XXème siècle, mais c'est aussi, les économies à terme pour la Sécurité sociale.”

Q - Mais en même temps c'est un coût ? Vous ne m'avez pas répondu. C'est un coût ? Pourquoi vous voulez que ce soit…?

— “Non, mais c'est en même temps des économies, car nous prévenons les maladies graves.”

Q - Pourquoi vous voulez que ce soit un régime complémentaire au sein de la Sécurité sociale — qui a déjà un déficit — qui s'en occupe, et pas les mutuelles, les assureurs, etc, qui se sont pourtant mis d'accord, si j'ai bien lu ?

— “Une seconde pour vous dire : le régime général, c'est le régime de tous et tout le monde va avoir sa sécurité sociale. Aujourd'hui, 85 % des Français ont une complémentaire ; nous souhaitons que les personnes démunies puissent l'avoir de la même manière. Et nous leur proposons, soit de choisir une mutuelle — une société d'assurance, une entreprise de prévoyance —, soit la caisse primaire d'assurance-maladie. Je suis convaincue pour ma part, qu'au fur et à mesure que les mutuelles, les sociétés d'assurance proposeront de la prévention, proposeront de l'éducation à la santé, toutes ces personnes choisiront, comme les autres Français, une assurance et une mutuelle. Mais en attendant, je souhaite que pour eux ce soit simple, car je ne souhaite pas qu'ils ne puissent pas se faire soigner. D'où ce régime mixte que nous avons prévu, et que soutiennent quasiment l'ensemble des organisations syndicales et l'ensemble des organisations qui s'occupent des exclus.”

Q - M. Aubry, vous n'avez jamais de doute ?

— “Si, très souvent, et d'ailleurs c'est pour ça que nous avons changé de système et que nous proposons celle-là, parce qu'elle nous a été demandée par les associations qui défendent les…”

Q - E.-A. Seillière, estime que le paritarisme se meurt aujourd'hui, et que le Medef quittera bientôt les organismes sociaux si rien ne change. Vous lui dites qu'il faut qu'il vienne vous voir, vite ?

— “Mais ma porte est toujours ouverte pour recevoir M. Seillière, c'est toujours un plaisir.”

Q - Deux questions : le procès du sang se déroule tant bien que mal. Je ne vous demande aucun jugement sur ce qui s'y passe mais est-ce que la leçon des événements va servir ?

— “Vous savez, c'est très difficile de s'exprimer alors qu'un procès dur — dur pour tout le monde, dur pour les victimes, dur pour ceux qui sont de l'autre côté de la barre — a lieu actuellement. Je dirais simplement que peut-être les Français se rendront compte aussi que pour les hommes politiques, qu'ils soient ministres ou qu'ils soient maires ce n'est pas un métier facile. Même si bien évidemment tous les jours nous prenons nos responsabilités et je crois que c'est vrai.”

Q - Mais vous sentez le poids de la responsabilité à l'égard des élus, des politiques comme s'il y avait beaucoup de gens aussi qui s'exonéraient de leur propre responsabilité ?

— “Je crois que chacun prend bien le poids de sa responsabilité, je le vois avec les ministres du Gouvernement, je le vois avec les politiques que je connais, chacun sait que c'est difficile et que nous sommes responsables et que nous avons été élus pour cela.”

Q - S'il y avait une crise, une épidémie nouvelle, est-ce que les informations circuleraient très vite, remontraient vite vers vous, vers le Premier ministre ?

— “Nous avons pris énormément de mesures à la suite de cette affaire puisque nous avons vu que tous n'étaient pas au courant. J'espère que maintenant cela marche mieux. Mais vous savez, les risques dans une société comme la nôtre c'est qu'il arrive des choses auxquelles on n'a pas pensé.”

Q - Je ne vous pose pas de questions sur les 35 heures, ce sera pour une prochaine fois.

— “Cela marche.”

Q - C'est ce que vous dites, mais il y a beaucoup de scepticisme.

— “Les emplois-jeunes, on était aussi sceptique et nous avons fait ce que nous avions prévu.”

Q - Vous êtes toujours optimiste.

— “Non j'essaye d'être réaliste.”

Q - Vous êtes aussi ministre de la femme : on vous entend peu sur la parité qui est en débat. Comment vous conciliez la différence homme-femme avec l'égalité ?

— “J'étais au banc avec E. Guigou pour soutenir ce texte et avec N. Pery. Je pense que la parité maintenant est une nécessité si on veut que les choses changent. Très longtemps, j'ai hésité mais je n'ai maintenant plus aucun doute et je dois dire que je ne comprends pas les débats qu'il y a eu au Sénat et qui ont parfois été…”

Q - Même chez des intellectuels dits de gauche ?

— “Il faut avoir vécu dans les partis politiques pour se rendre compte ce que c'est aujourd'hui l'accroche, la façon dont les hommes sont accrochés aux postes. Je crois qu'il faut que le Sénat change d'avis. Ils nous ont dit qu'ils ne voulaient pas d'une société sexuée. Nous, nous ne voulons pas d'une société sexiste.”

Q - P. Sollers publie au Seuil, son journal des 98. “Au cours du déjeuner avec M. Aubry, écrit-il, j'ai trouvé conviction, énergie, connaissance des dossiers. Mais elle est surtout sexy.” Quand vous lisez cela, qu'est-ce que vous dites ?

— “Enfin une bonne nouvelle — après tout.”

Q - Mais cela ne veut pas dire qu'il y a encore beaucoup de chemin pour que les héritiers de Casanova se fassent à l'idée de la femme et que la femme devient autre chose que ce qu'ils croyaient ?

— “Là oui, on a beaucoup de chemin à faire. Il faudra plus qu'une loi, cela je vous l'assure.”