Interviews de M. Bernard Kouchner, député européen PS et ancien ministre de la santé et de l'action humanitaire, à France 2 le 12 avril, et dans "Les Echos" le 3 mai 1996, sur la réforme de l'assurance-maladie, la situation des médecins et son projet de législation pour l'indemnisation des aléas thérapeutiques.

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Circonstance : Publication du livre de Bernard Kouchner "La dictature médicale" mai 1996

Média : France 2 - Les Echos

Texte intégral

France 2 : vendredi 12 avril 1996

G. Leclerc : Vous publiez chez Robert Laffont « La dictature médicale » où vous présentez toute votre réflexion sur le problème de la santé en général, comme l'accès des soins, le financement de la Sécu. Les ordonnances du Gouvernement sont en train d'être adoptées et elles provoquent la colère des médecins qui parlent de fin de la médecine libérale. Les médecins ont-ils raison ou est-ce un nouveau syndrome de cette fameuse dictature médicale dont vous parlez ?

B. Kouchner : La dictature, pour moi, c'est celle du système qui les contraint, ces médecins, à agir comme ils ne le souhaiteraient pas. Est-ce que les ordonnances vont réussir ? Je n'en sais rien. Moi, je crois que c'est une erreur de vouloir sanctionner les médecins selon un procédé d'ailleurs très compliqué. Il y a trois niveaux de sanction, on va les punir. Je ne trouve pas cela bien. Seulement voilà, on n'a pas choisi autre chose. Il y a un système de régulation, un système qui consiste à reverser de l'argent quand on en dépense moins et à ne pas accepter qu'on en dépense plus qu'on en a. Ce système a formidablement marché en Allemagne. Je le propose, dans ce livre, « La dictature médicale », mais on n'a pas voulu l'employer et on a voulu jouer les pères fouettards. Je ne sais pas si cela va marcher ! Ce qu'il faut comprendre, c'est que ce ne sont pas les médecins qui doivent être au centre du système – ils sont très importants – mais ce sont les malades. Qu'est-ce que les malades vont retirer de la réforme, qui était nécessaire, de ce système d'assurance-maladie qui allait exploser. Il fallait que l'on comprenne qu'il était nécessaire de le réformer et que les médecins comprennent qu'ils ont besoin de changer leur profession, de changer les études médicales, de s'ouvrir sur le monde qui change.

G. Leclerc : Selon vous, la maîtrise médicalisée n'est pas ce qu'il faut. Vous allez plus loin et vous dites qu'il faut remettre en cause, d'une certaine façon, le dogme de la médecine libérale. Selon vous, les médecins devraient être payés partiellement par les caisses mais c'est alors une étatisation que vous voulez ?

B. Kouchner : Pas du tout. D'abord, je ne veux pas remettre en cause la médecine libérale, au contraire, pour la défendre, je veux lui faire faire d'autres expériences. Je ne veux rien étatiser du tout. Une partie des honoraires du médecin serait reversée par la caisse alors qu'en Allemagne, c'est l'ensemble des honoraires qui est donné par la caisse d'ailleurs. Ceci suffisait à équilibrer dans le cas des médecins biologistes et ils en sont très contents ; ils se voient reverser de l'argent car le système est ainsi maîtrisé. La mauvaise médecine coûte cher. Les études médicales doivent être changées, l'équilibre entre généralistes et spécialistes doit être revu mais sûrement pas d'étatisation ! Toujours le libre choix, toujours le libre choix ! Dans le système que je propose, si on payait les jeunes médecins, qui n'ont pas de travail, un bon salaire mensuel pour s'occuper non pas de la maladie mais de la santé, de la santé publique, de la vie quotidienne de leurs patients, de la prévention. Ce serait une très belle expérience que l'on mesurerait et que l'on laisserait à côté de la médecine libérale.

G. Leclerc : Vous dites que vous êtes contre l'égalité des remboursements et pour une participation financière proportionnelle aux revenus : mais c'est la fin, alors, du système de l'assurance !

B. Kouchner : Pas du tout, ce sont son équilibre et sa justice. Lorsque le forfait hospitalier coûte 70 francs, ce n'est pas la même chose quand on doit payer 1 500 francs pour sortir un enfant de l'hôpital et que l'on est au SMIC ou que l'on gagne 25 000 francs ou 50 000 francs. Ce n'est pas pareil. Comme je veux que nous restions tous égaux devant les soins, pour ça il faut consentir à ce que les gens les moins favorisés payent moins ou pas du tout. On peut appeler cela une participation proportionnelle ou une franchise car la grippe du riche n'est pas la grippe du pauvre et l'hospitalisation pour raison grave n'est pas pareille selon que l'on a les 6 000 francs à payer ou qu'on ne les a pas.

G. Leclerc : Vous dites que la recherche progresse mais en même temps que la santé publique prend du retard dans des domaines aussi évidents que l'hygiène ?

B. Kouchner : Encore une fois, ce qui m'intéresse dans le système de soins, ce sont les malades. Ce système, l'espèce de dysfonctionnement de la Sécurité sociale, la machine qui s'affole, eh bien c'est tourné vers la maladie car on attend d'être malade pour être pris en charge. Autour de la maladie, on consomme des médicaments, des examens et de la médecine, or si on s'intéressait à la santé, on ferait des économies et on vivrait mieux. Donc il faut orienter ce système vers la santé publique, vers l'information et il faut que les médecins généralistes soient tournés vers la santé.

G. Leclerc : La France a-t-elle eu raison de recevoir officiellement Le Premier ministre chinois car à la clef, il y a quand même des contrats commerciaux ?

B. Kouchner : Sans doute moins qu'on le pensait et on verra comment nous serons payés. Et puis certains contrats avaient déjà été promis à E. Balladur, à H. Kohl. Enfin il y a les poupées gigognes de la Chine. Je crois qu'il faut recevoir tout le monde mais la France est un pays très particulier. Nous n'attendons pas du président de la République qu'il soit seulement le premier commerçant de France. Il a l'histoire sur ses épaules car nous sommes le pays des droits de l'Homme et, malheureusement, il y a un moment où cela coince. Heureusement, il y a eu ces manifestations, il y a eu les députés qui ont pétitionné. A un moment donné, on est coincé. C'est bien le dispositif français car il y a le Premier ministre, qui peut faire du commerce et le Président qui est chargé d'une représentation différente. Mais je suis un peu inquiet de ce que je considère comme une régression de la politique étrangère de la France. L'idée, corrigée depuis mais quand même, que les droits de l'Homme ne sont plus universels, qu'en Afrique on ne peut pas les appliquer, qu'on redécouvre le monde arabe et que l'on reçoit un monsieur qui est quand même le boucher de Tiananmen... A-t-on prononcé, comme F. Mitterrand l'avait fait avec Sakharov, à Moscou, le nom des grands dissidents emprisonnés ? Est-ce qu'on se souvient que le Tibet est un pays envahi et qu'on y stérilise les femmes ? Ne confondons pas les rôles et ne régressons pas en politique étrangère : nous sommes le pays des droits de l'Homme qui sont universels et nous sommes chargés de les appliquer chez nous mais de les rendre aussi populaires dans le monde entier, y compris en Chine.

G. Leclerc : B. Tapie connaît de graves difficultés dont 20 ans d'inéligibilité ?

B. Kouchner : Je ne comprends plus grand-chose à la justice française. J'y vois parfois de l'acharnement, parfois une défense personnelle comme si on les attaquait : désigner les hommes politiques ; cette arrestation à Belfort... Je ne vois pas pourquoi on ne commenterait pas les décisions de justice. Je voudrais qu'elles soient équilibrées, transparentes, plus sympathiques. Cet acharnement me laisse une très curieuse impression et un goût amer. Je n'y comprends plus rien.


Les Échos : 3 mai 1996

Les Échos : La Jurisprudence tend vers l'indemnisation sans faute et établit de nouvelles règles de responsabilité. Que pensez-vous de cette évolution ?

B. Kouchner : Il y a un problème général qui peut se scinder en deux. D'abord économique. Les sommes en jeu sont devenues colossales. Si on indemnise les victimes de l'hépatite C au niveau de ce qui a été fait pour le sida, le système explose. Ensuite, il y a un problème de conscience, de transparence et de responsabilité des patients. La médecine n'est pas une science exacte. Elle devient de plus en plus performante et elle est donc, d'une certaine manière, plus dangereuse. Il y a donc une responsabilisation nécessaire. Par ailleurs, de nouveaux virus peuvent apparaître. Enfin, les rapports entre les médecins et les malades risquent de se dégrader. Si rien n'est fait, demain, il y aura un avocat à la porte de chaque hôpital. C'est pour éviter ça que j'avais proposé une loi sur l'indemnisation du risque thérapeutique.

Les Échos : Pourquoi ce projet n'a-t-il pas abouti ?

B. Kouchner : Par conservatisme. A gauche comme à droite, il y a un dogme qui est : « On ne touche pas à la Sécurité sociale ». Autrement dit, pas question de créer un fonds assurantiel qui s'immiscerait dans le système de protection sociale. L'argument avancé par Pierre Bérégovoy et François Mitterrand, qui consistait à dire qu'une brèche était ouverte dans le système de Sécurité sociale, n'est pas juste ; dans mon projet, il ne s'agissait pas de cela mais de responsabiliser les gens. Or la loi sur le risque thérapeutique est une nécessité infiniment progressiste.

Les Échos : Que préconisez-vous ?

B. Kouchner : J'avais proposé une taxe de 50 francs par famille et par an, prélevée sur chaque contrat multirisque habitation, ce qui n'est pas un effort financier considérable. En cas de faute avérée, que ce soit celle de l'hôpital ou du médecin, serait intervenu un fonds d'indemnité avec un comité d'experts chargé d'examiner le degré de faute. Je veux surtout éviter le recours à l'avocat et la dégradation des rapports avec les médecins. Pour l'aléa thérapeutique, c'est-à-dire les cas où il n'y a pas de faute avérée, il y a deux situations. Primo, l'aléa statistique ; c'est le cas de l'anesthésie qui, une fois sur mille, tourne mal. Secundo, il faut prévoir l'aléa sans faute, qui s'est amplifié avec l'affaire du sang contaminé, Il faut prévoir le cas où le prochain virus arrivera. C'est là où tout le dispositif de loi sur le risque thérapeutique intervient. C'est pour renforcer la sécurité sanitaire que je propose cette loi sur le risque thérapeutique. Au final, le but est d'éviter la dérive procédurale, de redonner la conscience du risque dans les sociétés avancées. Et de pallier des problèmes économiques, tels que les centres de transfusion peuvent les rencontrer.


Propos recueillis par P. S.

(1) « La dictature médicale », par Bernard Kouchner, 1996, Robert Laffont.