Interview de M. Jacques Toubon, ministre de la justice, à France 2 le 12 mars 1996, sur l'instruction des affaires de terrorisme, la situation en Corse et sur le maintien en vigueur du plan Vigipirate.

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Média : France 2

Texte intégral

B. Masure : Est-ce qu'il n'est pas tout de même un peu désespérant pour les victimes des attentats de voir que les instructions, le plus souvent, se perdent dans les sables ?

J. Toubon : Non pas du tout, pas le plus souvent. Les principaux auteurs, par exemple, de la grande vague d'attentats de 1986 ont été arrêtés, jugés et condamnés. Ici, vous l'avez dit vous-mêmes pour la vague d'attentats de cet été, nous avons déjà démantelé l'essentiel des réseaux et je pense que, par exemple, l'un des principaux responsables qui est actuellement arrêté à Londres sera extradé par la justice britannique. Il faut que – Madame Rudetzki l'a dit très justement – plus de coopération internationale. Depuis neuf mois que je suis au ministère de la Justice, je m'y consacre. Dans l'Union européenne, on est en train de négocier une nouvelle convention d'extradition et nous nous efforçons de faire en sorte que, face au terrorisme, les justices de chacun des pays soient plus transparentes et plus efficaces. Mais je ne peux pas laisser dire que nous n'avons pas retrouvé les auteurs. Au contraire, dans la plupart des cas, nous l'avons fait. Et pour l'attentat du DC 10, les choses sont tout à fait claires : il faut que la Libye se conforme aux résolutions des Nations unies. Ce sont les dispositions que nous prenons et je pense que nous y arriverons, croyez-moi.

B. Masure : Cela dit, à part Carlos qui devrait être jugé dans les prochains mois, aucun grand responsable terroriste n'a été emprisonné et a fortiori jugé en France, que ce soit A. Daoud sous l'actuelle majorité ou encore A. Nacache sous les gouvernements socialistes. Est-ce que se joue la sacro-sainte raison d'État ?

J. Toubon : A. Nacache a été jugé, condamné et emprisonné. Il en est de même pour les auteurs des attentats de 1986. Je crois qu'il ne faut pas du tout laisser croire ce qui est contraire à la vérité, que la justice dans ces affaires ne peut pas passer. La loi que nous avons mise en place en 1986 est efficace, elle a encore donné des résultats, on l'a vu dans la poursuite des auteurs des attentats de l'été dernier et vous verrez qu'elle nous permettra, là aussi, de les arrêter, de les condamner. Il y a, en France, un appareil judiciaire et policier dans la lutte anti-terroriste qui est particulièrement efficace et c'est vrai. que nous pourrions souhaiter qu'il le soit autant dans tous les pays. C'est ce à quoi nous nous efforçons par la coopération internationale.

B. Masure : Une question sur le mitraillage du domicile d'un journaliste de Libération, spécialiste des affaires corses. Tout à l'heure, le syndicat de la magistrature dans un communiqué s'est déclaré indigné par l'attitude du Gouvernement, je cite, en alternant le silence et la langue de bois, le ministre de l'Intérieur et le ministre de la Justice donnent la pleine mesure d'une politique de renoncement et de complaisance ?

J. Toubon : Le Syndicat de la magistrature est dans son rôle. Le mien est beaucoup plus sérieux, c'est de faire ce que j'ai fait avec le ministre de l'Intérieur, c'est-à-dire d'assurer dès samedi une protection à ce journaliste, c'est fait. C'est d'ouvrir une information judiciaire sur le mitraillage, ça a été fait. C'est d'ouvrir aujourd'hui une enquête préliminaire sur les menaces dont il aurait été l'objet encore et hier aujourd'hui. Voilà ça, c'est la vraie façon qu'a l'État de protéger les journalistes et la liberté d'informer. Et ne comptez pas sur moi pour me mêler à des concerts de démagogie qui ne servent pas, qui ne serviront jamais la cause de la Corse. Vous savez en Corse, ce Gouvernement a une ligne très claire : d'abord il faut qu'il remonte, et il ne peut pas le faire en quelques mois, une dérive qui remonte à 10 et 20 ans. On ne le fera pas en quelques mois. Et nous avons des objectifs clairs, le dialogue, le dialogue politique avec tous, tous ceux qui veulent je faire à mains nues, librement. Deuxièmement, la paix publique et nous en prenons les moyens. Et enfin, on l'oublie trop, le progrès économique, social et culturel parce que la Corse en a besoin et elle a en particulier besoin de la solidarité nationale.

B. Masure : Le dialogue y compris avec des organisations comme le FLNC canal historique ? F. Léotard dit, on ne discute pas, on ne parle pas, on ne négocie pas avec les terroristes ?

J. Toubon : Je crois qu'il faut être sérieux. À l'assemblée de Corse, il y a des représentants de toutes les formations politiques, des formations politiques nationales, de droite ou de gauche et des formations politiques locales. Et le président de l'assemblée de Corse et nous, au niveau central, discutons dans des tables rondes qui se tiennent en particulier à l'assemblée de Corse, avec tous ceux qui ont été élus à l'assemblée de. Corse. Et nous l'avons dit depuis le début, il n'y aura pas de retour à la paix publique et à la sécurité sans d'une part l'intégration de tous dans ce dialogue politique – ceux qui veulent naturellement le conduire de manière démocratique, à mains nues – et d'autre part sans qu'il y ait le retour de la sécurité et de la paix publique. Ce sont les dispositions que nous prenons, J.-L. Debré au titre de la Police et moi, au titre de la Justice. Mais naturellement, il est plus facile de faire des proclamations médiatiques que de mener le travail, comme nous le faisons. Et vous verrez que nous obtiendrons des résultats tangibles, j'espère rapidement.

B. Masure : On a dit tout à l'heure que des centaines de militants islamistes ont été arrêtés ou interpellés en France ...

J. Toubon : Oui, il y a effectivement aujourd'hui aux alentours de 120 à 150 de ces militants qui ont été interpellés, qui sont pour beaucoup en détention provisoire car c'est un mouvement qui s'étend et que nous devons juguler à titre préventif avant qu'il ne frappe.

B. Masure : Selon vous, y-a-t-il encore des menaces terroristes en France du GIA ou d'autres ?

J. Toubon : Je confirme tout à fait ce que J.-L. Debré a dit : nous ne pouvons absolument pas exclure de voir ressurgir des réseaux. des groupes, qui commettent à nouveau des attentats. C'est pour ça qu'il faut que nous conservions une bonne partie du plan Vigipirate à titre préventif. Et c'est pour ça surtout qu'il faut que, comme nous le faisons, nous donnions à la justice et à la Police judiciaire, tous les moyens pour essayer... Vous le voyez toutes les semaines on arrête des pourvoyeurs de fonds, on arrête ceux qui trafiquent des armes, ceux qui protègent les terroristes. Je pense que pour ceux qui sont liés directement aux attentats de 95, je pensé que nous pourrons les poursuivre et les juger le plus rapidement. Nous avons dans notre pays, un arsenal qui nous permet de faire face. Malheureusement, nous sommes c'est vrai un pays visé car nous tenons dans le monde une place très importante et parce que nous ne voulons pas, subir la menace islamiste, parce que nous ne voulons pas céder que les terroristes essaient de nous impressionner. La seule façon de les faire échouer c'est d'avoir le courage et la détermination de ne pas céder à leur chantage.