Texte intégral
Question
Michel Rocard, vous avez été Premier ministre de 88 à 91. Rétrospectivement, quel est votre principal regret concernant cette période où vous étiez au pouvoir ?
Michel Rocard :
Mon grand regret c’est d’avoir été empêché par François Mitterrand de lancer la modification du mode de scrutin régional. Quand on voit ce qui se passe en Rhône-Alpes ou en Languedoc-Roussillon, c’est un vrai drame pour notre pays. J’ai déjà beaucoup trop parlé sur mes relations avec François Mitterrand… tout ce que je peux rajouter c’est que nous n’étions pas dans des relations faciles…
Question
Aujourd’hui quel premier bilan faites-vous de l’action du Gouvernement Jospin. L’État français est-il bien géré ?
Michel Rocard :
Tout ensemble, dès qu’il est gros, qu’il soit public ou privé, est difficile à gérer. L’État français est plutôt mieux géré que la moyenne. Nous avons une bonne administration. Notre justice prend du mordant et elle est assainie. Je n’ose rappeler que je suis à l’origine de la loi du 19 juin 1990 sur le financement public des partis politiques et des campagnes électorales. A vous les journalistes de faire le bilan de cette loi, mais vous le verrez, elle a changé bien des choses en matière de financement des campagnes électorales, de règles sur l’affichage électoral et de transparence.
Dans le bilan actuel, l’événement majeur, c’est l’euro. Les gouvernements successifs ont tous tenu et au final Jospin également. Ceci dit l’Europe est dans une véritable pagaille institutionnelle et politique. Il va falloir gérer l’euro en gérant ses conséquences politiques. Il va falloir maintenant démontrer les capacités de nos sociétés développées à manifester un intérêt constant pour les non travailleurs. La question centrale est le développement des prélèvements obligatoires. On s’oblige aujourd’hui à une baisse en qualité et en quantité des services aux administrés. Et puis il y a le problème de l’inflation. J’ai toujours été un combattant acharné contre l’inflation. J’ai toujours appliqué une gestion « harpagonesque » avec Bérégovoy.
question
Vous qui êtes un réformateur acharné. Où en est-on de la réforme du service public que vous appelez de vos vœux ?
Michel Rocard :
Je n’ai pas recherché d’information particulière sur ce sujet, et je ne sais pas où en est Lionel Jospin, car je ne suis pas de ceux qui demandent : « que faites-vous de mon héritage ? ». Ce que je peux vous dire avec certitude, c’est que Lionel Jospin a tous les outils pour accompagner sa réforme du service public. Des outils que j’ai mis en place de 88 à 91, quand j’étais à Matignon.
Quand on parle d’assainissement de la vie publique, il y a deux grands chapitres : la moralisation de la vie publique et le renouveau du service public. Je peux dire que j’ai agi sur les deux fronts. Prenons pour commencer le chapitre de la moralisation. Mon bilan comporte quatre lois majeures : la transparence des marchés publics locaux, la réforme des pouvoirs de la COB (commission des opérations boursières) – je vous laisse seul juge pour le dire s’il n’y a plus eu de délits d’initiés depuis -, la loi qui porte le nom de Madame Cresson sur les écoutes téléphoniques et la loi du 15 juillet 1990 sur le financement des campagnes électorales et des partis.
Question
Concernant le dossier des écoutes téléphoniques, l’histoire a montré depuis que tout n’était pas clair sous François Mitterrand…
Michel Rocard :
Les problèmes examinés actuellement sont antérieurs à la loi. François Mitterrand s’est donné des contraintes à lui-même… Le plus important c’est que je n’ai jamais eu de désaccord du président pour mettre en place cette loi. Mais, que les choses soient claires, c’est toujours Matignon qui a décidé pour la rédiger. Cette loi sur les écoutes téléphoniques m’a demandé plus d’un an de négociations. Aujourd’hui, grâce à elle, je peux dire que tout ce qui relève de la puissance publique est sous contrôle correct. Mais nous avons un énorme fléau : les écoutes clandestines, qui sont évidemment privées.
Question
Ne vivez-vous pas comme une injustice le fait d’avoir mis en place de nombreuses réformes restées inconnues et de ne pas avoir pu en récolter les fruits ?
Michel Rocard :
Je n’ai rien à faire de l’injustice ! il y a dans notre société des règles établies et surtout une omniprésence du système d’information qui implique deux servitudes ; l’instant privilégié par rapport à la durée, le visible par rapport au non visible. On a même dit de moi que je ne faisais rien comme Premier ministre parce que je voulais faire voter moins de lois que mes prédécesseurs !
Aujourd’hui, on appelle réforme un acte public violent, instantané et conflictuel ; c’est l’inverse de ma méthode. Moi, je considère que je fais de l’arboriculture. C’est le nom que je donne à mon métier. Je sème, je protège les jeunes pousses pour que les arbres grandissent, etc. Oui, il y a toujours cette contradiction majeure : on travaille sur le long terme mais on est jugé à court terme… C’est peut-être pour cela que les jeunes ne s’investissent plus en politique. Mes trois fils, par exemple, refusent de faire le métier de leur père, même s’ils me considèrent comme quelqu’un d’honorable !
Question
Revenons au service public, arrivera-t-on un jour vraiment à réformer ?
Michel Rocard :
…Oui, il peut y avoir un renouveau du service public. Je l’ai toujours dit : c’est un dossier qui ne peut pas ne pas prendre 20 ou 25 ans. C’est une affaire d’attitude et de modernité. La France s’est construite comme un cas unique en Europe… où c’est militairement l’État qui a fabriqué la Nation en détruisant des cultures locales (Corse, Bretagne, Alsace, Languedoc,…). En France, tout dépend de l’appareil central de l’État. Nous avons ici un taux de 17 à 18% de redistribution de la fiscalité par les pouvoirs locaux, alors qu’il est de 50% dans les États fédéraux. Ce n’est un secret pour personne, nous avons également le plus fort pourcentage de policiers par rapport au nombre d’habitants. Dans ce contexte, dégrossir l’État est une priorité importante. Mais il est clair que chez nous, rien ne se fera sans l’accord des agents. On ne réforme par la société par décret !
Question
Êtes-vous favorable à de nouvelles privatisations dans le service public ? La SNCF par exemple ?
Michel Rocard :
Peu importe que la SNCF soit privée ou publique du moment qu’elle accompli des missions de service public. Avez-vous noté le grand triomphe économique de ce début d’année ? C’est France Telecom, avec une action qui se porte merveilleusement bien. Je suis fier de dire que j’étais Premier ministre quand le ministère des postes et télécommunications s’est transformée en deux entités distinctes : les sociétés La Poste et France Telecom. J’ai d’autres amorces de privatisation à mon actif ; j’ai commencé la privatisation d’Air France, puis celle de Renault.
Question
Aujourd’hui, comment allez plus loin ?
Michel Rocard :
Aujourd’hui comme hier, il faut essayer de répondre aux frustrations des agents en matière d’argent et de prestige. A l’époque, j’ai évité une grève, en permettant aux aiguilleurs du ciel de passer de catégorie B en catégorie A, ce qui était une revendication compréhensible. Pour ces mêmes raisons de frustration, nous avons vécu dans les années 90, cinq mois de grève des finances et donc perdu 15 milliards de francs ! Ceci dit, la grève a été aggravée à l’époque par la vulgarité de Michel Charasse qui, en maltraitant les syndicats, n’a pas rendu les négociations faciles, 15 milliards, c’était le prix à payer et on a tenu !
Les outils du renouveau du service public sont déjà en place. A Matignon, j’ai dans ce dessein remis en cause la grille des salaires dite Parodi. C’était un monument auquel personne n’avait jamais osé toucher ! J’ai pu le faire avec l’aide de celui qui fut un excellent ministre de la Fonction publique, Michel Durafour. Je me suis également occupé de la globalisation des crédits de fonctionnement de l’État, de la mise en place des fameux centres de responsabilité permettant d’améliorer la productivité des directions et services de l’État. J’ai enfin permis l’introduction de l’intéressement dans la fonction publique. Si j’avais annoncé cette mesure avec ces mots quand j’étais chef du Gouvernement, je giclais dans les 48 heures ! En fait, j’ai appelé cela « le retour collectif de modernisation » !
Question
Si l’on comprend bien votre message, Jospin pourrait aujourd’hui utiliser toutes ces mesures pour pousser la réforme ?
Michel Rocard :
Tout à fait ! Je sais d’ailleurs qu’il en a l’intention. Mais maintenant cela dépend moins de lui que de chacun des ministres. Mais il est déjà mon cinquième successeur. Avant lui, il y a eu Édith Cresson, Pierre Bérégovoy, Édouard Balladur, Alain Juppé. Aucun n’a poursuivi la démarche. Peut-être qu’aucun n’en a eu le temps… Je ne sais même pas s’ils sont au courant de ces outils…
Je pourrais vous parler d’autres mesures mises en place comme l’assainissement des procédures paralysantes – c’est-à-dire la diminution des contrôles a priori pour renforcer les contrôles à posteriori -, le changement des méthodes de notation des agents, sans compter l’introduction des projets de service dans la fonction publique, que j’avais déjà créés, à plus petite échelle, en tant que maire de Conflans-Sainte-Honorine, dans les Yvelines. Ces projets de service ont bien marché. Ils sont partis assez fort à la Santé avec Claude Évin, à l’Équipement, mais les plus gros effets ont été à l’Éducation Nationale, où les projets de service sont devenus les projets d’établissements. On y a ajouté le concept d’équipe pédagogique pour briser la vision par trop quantitative que l’on a souvent de la réforme de l’Éducation.
Question
Votre opinion sur la méthode Allègre ?
Michel Rocard :
Il n’est pas vain d’avoir le soutien des parents et de l’opinion. Il n’a pas tort, mais peut-être en a-t-il trop fait ? Aujourd’hui, si on saisit et le Parlement et la presse, on ne peut plus travailler. Méthodologiquement, je suis à l’inverse d’Allègre. Mais Allègre sait qu’il est membre d’un gouvernement qui a des chances de durer. Quel gouvernement depuis le mien a-t-il eu cette perspective ? Je suis optimiste sur ce qu’il a commencé.
Question
Juppé avait du temps…
Michel Rocard :
La faute de Juppé, c’est d’avoir allumé toutes les mèches d’un seul coup : le statut de la SNCF, le régime des retraites, le déficit de la sécurité sociale, le régime des relations avec les médecins. De quoi faire peur à tout le monde d’un coup !
Question
La Réforme de l’État, semble plus que jamais être « la » priorité…
Michel Rocard :
Oui, la priorité de toujours. On devrait d’ailleurs aujourd’hui pousser les mesures plus loin, à toute la fonction publique territoriale. En matière de décentralisation, il y a encore beaucoup de chantiers, à commencer par la modification du mode de scrutin régional. Je ne suis pas contre les régions. Je suis pour des régions pertinentes comme mon ami Georges Frèche à Montpelier. Je soutien aussi la notion d’agglomération défendue par nombre de maires de grandes villes.
Question
Êtes-vous pour la généralisation de référendum ?
Michel Rocard :
Avec une énorme prudence. Il ne faut pas non plus ridiculiser le référendum, en en faisant un outil courant. Nous ne sommes pas prêts pour des référendums de société.
Question
Jospin, Premier ministre, vous a t-il surpris ?
Michel Rocard :
Il s’installe remarquablement dans la durée. Cela dit, le gouvernement devrait pouvoir aller plus vite sur un certain nombre de dossiers. Je note que la France fait des performances. C’est vrai notamment de l’euro, c’est vrai de notre politique financière, budgétaire et monétaire sans faiblesse. Au total, c’est nous qui avons réconcilié la rigueur économique et l’opinion publique en France. On aurait pu ne pas le faire.
Question
Quand on écoute votre discours, on pourrait y voir des accents libéraux proches de Madelin… Après tout, l’autogestion, n’est-ce pas aussi le retour au terrain et à la micro entreprise ?
Michel Rocard :
Proche de Madelin, non. Oui, si la définition de l’autogestion c’est de dire que plus les décisions sont prises près du terrain, plus elles sont pertinentes.
C’est Tito qui nous empêche de réutiliser le mot. D’une certaine façon, oui, c’est du libéralisme politique. Mais pour moi cela doit s’accompagner d’un retour à l’autorité de la règle et de l’État.