Interviews de M. Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, dans "L'Humanité" le 30 novembre 1995 et "La Croix" le 2 décembre, sur la crise du syndicalisme et la nécessaire évolution de la culture syndicale.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Congrès de la CGT à Montreuil du 3 au 8 décembre 1995

Média : L'Humanité - La Croix

Texte intégral

L'Humanité du 30 novembre 1995

Question : Le 45e congrès de la CGT va s'ouvrir dans quelques jours. Alors qu'il fête ses cent bougies, le syndicalisme est en crise. Et, dans le même temps, le mouvement social est très fort et grandit de jour en jour. Comment se situe la CGT dans pareil contexte ?

Louis Viannet : Puisqu'on parle du centenaire du syndicalisme, cela me permet de faire référence à nos prédécesseurs. J'ai toujours entendu dire dans ma vie militante que préparer un congrès dans un contexte de lutte, de combativité et de montée du mouvement social, c'était la meilleure des choses qui pouvaient arriver à une organisation comme la nôtre. L'actualité apporte confirmation que toutes les conditions existent maintenant pour dépasser la crise du syndicalisme. Une crise pourtant bien réelle.

Q : Y compris à la CGT ?

L. V. : Bien entendu. Cette crise nous l'avons niée pendant longtemps. Y compris moi. Il m'est arrivé de parler de la crise du syndicalisme réformiste. Le simple fait de dire cela signifiait que l'on se considérait comme protégé ou exclu des manifestations les plus aiguës de cette crise.

Q : Mais quelles sont, à vos yeux, les causes de cette crise ?

L. V. : Cette crise a des racines profondes. Elle ne remonte pas seulement aux dernières années, même s'il est difficile de déterminer le moment où les stigmates sont devenus les plus apparents. On peut dire que cette crise remonte déjà aux années soixante-dix. Dans l'après-1968, tout le débat public en France, autour de la question du programme commun, la place et le rôle du syndicalisme sont devenus plus flous. Il y avait à l'époque un sacré paradoxe. Une part importante des forces du syndicalisme consacrait son énergie à expliquer aux salariés que la solution de leurs problèmes ne viendrait pas de l'action syndicale, mais d'autre chose. Donc, cela a nourri une image amoindrie du rôle même du syndicalisme. Image qui s'est trouvée accentuée, aggravée par le fait que sur les vingt années qui ont suivi, il n'y a pas eu d'acquis sociaux déterminants liés à l'action collective et syndicale. Au contraire. Les acquis de 1968 ont eu souvent des retombées bien des années après. Mais les secteurs qui ont peu obtenu à l'époque sont toujours en train de courir après. Toute cette situation a conduit au doute sur la capacité, par l'action collective, à modifier les choix, les décisions. Ce phénomène s'est amplifié avec l'arrivée de François Mitterrand au pouvoir, suivie d'une véritable pédagogie du renoncement. Pour les gens, à partir du moment où le gouvernement de gauche ne pouvait pas faire lui non plus autre chose, c'était bien qu'il n'y avait pas d'autres solutions.

Q : Et aujourd'hui ?

L. V. : Aujourd'hui, nous sommes dans une période où nous commençons à dépasser tout cela. Nous sommes en présence d'un corps social qui, aujourd'hui, réfléchit et se situe complètement différemment. Et qui donc n'est plus du tout le même que dans les années soixante-dix ou quatre-vingt, ce qui n'est pas d'ailleurs sans nous poser des problèmes.

Q : Lesquels ?

L. V. : Nous sommes en présence d'un corps social éclaté dans une France qui se délite. Dans certaines branches, il est même disloqué. Les statuts des salariés se modifient. Dans des secteurs entiers, le nombre de personnels encore couverts par une convention est devenu minoritaire par rapport à ceux qui sont précaires ou en temps partiel… Nous n'avons pas de contact avec ces derniers qui échappent au rayonnement du langage et des propositions syndicales. Deuxième bouleversement : alors que le patronat modifiait ses conceptions de gestion, se sont transformées dans le même temps les conditions de structuration de l'appareil de production. Les grandes entreprises, financièrement de plus en plus puissantes, tentent de s'accommoder des syndicats afin de préserver la motivation souvent fragile dans les entreprises. Mais, ils reportent sur des structures périphériques (sous-traitance) les aspects les plus dégradants de l'exploitation telle qu'elle se manifeste aujourd'hui. On a donc maintenant une foule de PME-PMI, appendices de grands groupes, pour lesquelles il n'y a aucune marge de manoeuvre, si ce n'est accélérer les cadences, pousser à l'intensification du travail, peser sur les salaires, liquider ce qui reste d'acquis sociaux. Ce sont ces zones-là où il n'y a pas de présence syndicale. Il s'agit pour nous plus que d'une réalité, c'est un défi à relever. Et si on ne le relève pas, on va avoir un syndicalisme déphasé, décalé – du point de vue de ses pôles d'activité – du monde réel.

Q : Un défi à relever, mais comment ?

L. V. : Si le propre de l'action syndicale, c'est l'entreprise, il nous faut prendre en compte que la zone d'influence et de rayonnement du syndicalisme tend à se réduire, puisque le nombre de gens sous conventions collectives diminue. De plus, les forces vives du syndicalisme (et pas seulement de la CGT) se concentrent essentiellement dans le secteur public et nationalisé qui est en train de prendre des coups durs. On compte sept organisations syndicales : CGT, CFDT, FO, CFTC, CGC, syndicalisme enseignant et autonomes. On pourrait penser que tous ces syndicats se retrouvent sur un panel très large. Mais, en fait, ils sont tous concentrés sur une partie étriquée du salariat. Quand on parle de déserts syndicaux, cela ne concerne pas la seule CGT. Dans ces déserts, il n'y a aucun syndicat. Un point c'est tout. À cet égard, je pense sincèrement que les dernières dispositions que le patronat vient de signer avec les syndicats (sauf la CGT et FO) – qui consistent à lui donner la possibilité d'avoir des négociations au niveau des entreprises, dérogatoires par rapport aux conventions collectives de branches – est une chose dramatique, puisque le CNPF (Conseil national du patronat français) pourra engager ces discussions là où les salariés sont précisément le plus vulnérable parce que justement ils n'ont pas d'organisations syndicales. Ces dispositions risquent d'entraîner la déstabilisation complète des statuts des salariés qui s'inscrit d'ailleurs dans tout le processus que le CNPF veut mettre en place.

Il ne s'agit pas pour nous d'abandonner des terrains, mais d'accumuler des forces et de redéployer des moyens pour aller à la conquête de forces nouvelles. Nous devons modifier en profondeur la conception que nous avons de l'utilisation de notre potentiel syndical. Nous avons des solidarités nouvelles à faire émerger, à construire, à structurer. Ce qui nécessite de prendre les choses à bras-le-corps.

Q : Le syndicat doit donc passer à la vitesse supérieure ?

L. V. : C'est à partir de toutes ces réalités que nous parlons de transformation du syndicalisme. Pour nous permettre de redéployer nos forces afin d'aller à la conquête de toutes ces zones désertifiées pour le syndicat. Je crois qu'il y a une attente de la part des salariés. Et c'est au syndicalisme d'aller vers eux, et non le contraire. On est placé dans la nécessité de gagner des forces nouvelles, parce que les enjeux du combat social aujourd'hui sont tels qu'on ne fera pas reculer les forces du capital avec 20 ou 25 % du corps social. Quand on parle de construire de nouvelles solidarités, cela implique de prendre en compte le monde du travail tel qu'il est devenu. Entre ceux qui ont un emploi et ceux qui n'en ont pas. Entre actifs et retraités. Entre secteur public et secteur privé. Entre travailleurs français et immigrés. Entre hommes et femmes... C'est-à-dire vraiment, un syndicalisme d'une très, très haute tenue au niveau de la conscience des solidarités.

Solidarités nouvelles entre ceux qui ont un emploi et ceux qui n'en ont pas. Cela concerne, à la fois les structures interprofessionnelles, mais aussi les structures professionnelles. Nous avons besoin maintenant de faire grandir le réflexe de solidarité lorsque les salariés ont quitté l'entreprise suite à un plan social. Ils ne doivent pas être laissés pour compte. Nos comités de chômeurs, encore insuffisamment nombreux, font déjà un travail extraordinaire. Ils ont pris progressivement de l'assurance, une capacité d'initiatives, parce que justement ils n'ont pas coupé les liens avec leur lieu de travail. Les opérations de « bureaux d'embauche » organisées dans les entreprises – avec des chômeurs – pour déterminer les besoins d'emplois, sont également de bonnes initiatives.

Prenons l'un des dossiers brûlants auxquels nous sommes confrontés : les privatisations dans le secteur public. Sont directement menacés EDF-GDF, la SNCF, La Poste, les télécoms... Il faut être sérieux. Ce ne sont pas les personnels de chacune de ces entreprises qui défendront tout seuls la conception du service public. Aussi le premier élément de solidarité, c'est de faire grandir la prise de conscience que si l'un de ces secteurs publics prend un coup décisif, les autres seront d'emblée affaiblis. Deuxième élément de solidarité : tout le monde est concerné par cette donnée. Les salariés du secteur public, ceux du secteur privé, les usagers et toute la société au sens large. Face à cette situation, il faut à la fois une approche syndicale qui garde la force de son enracinement professionnel, mais qui se projette sur une dimension d'enjeux de société.

Q : Les luttes actuelles, vous font-elles penser qu'il y a une prise de conscience des salariés à l'égard de la situation économique et sociale du pays ?

L. V. : Je le pense. D'où la nécessité pour notre syndicat, d'être disponible à tout ce qui bouge. Avec des manifs tous les jours, on ne sait pas où tout cela peut aller. Imaginons un mouvement social d'une grande ampleur : il peut très vite devenir porteur d'exigences très concrètes, très précises. Si, sur le plan politique, les gens restent effectivement dans le flou, du point de vue de leur vie, et de ce qu'ils ressentent, ils savent parfaitement ce qu'ils ne veulent plus, et ce qu'ils désirent. Or, dans le cadre du capitalisme, le patronat a une marge bien réelle pour répondre à leurs revendications sans pour autant mettre le système sans dessus-dessous. Quand on regarde des branches industrielles qui continuent de bâtir des plans sociaux alors que les coûts salariaux représentent 13 ou 14 % de l'ensemble des coûts de production... c'est une « arnaque » au niveau économique, mais aussi intellectuel et humain. A propos de la sécu (sécurité sociale), on peut parler d'un formidable complot.

Q : Le coeur du congrès de la CGT serait donc cette nouvelle approche du syndicalisme que vous évoquez ?

L. V. : Effectivement. Nous avons pointé quatre grands défis auxquels nous sommes confrontés. Défis qui nous placent dans l'obligation de nous remettre en cause. Pas sur notre identité de syndicalistes de lutte des classes. La CGT, qui fête son centenaire, a eu un riche itinéraire. C'est un acquis précieux. Mais ce n'est pas seulement avec des affirmations qu'on va créer un rapport de forces. Ce syndicat de classe, il faut qu'il apporte la preuve de sa capacité à peser sur l'évolution des situations, sur les choix de société, sur les besoins d'idéaux.

Q : Et vous considérez qu'il y a des blocages pour parvenir à cette évolution…

L. V. : Ces bouleversements remettent en cause tellement de choses que, si vient se greffer le moindre doute sur l'objectif poursuivi, revient au galop le réflexe de crainte de perte d'identité de la CGT. Et comme persistent ici ou là des démarches et des conceptions d'étroitesse, cela conduit à certains blocages. Évidemment, ce sont des réflexes d'appréhension devant le nouveau. Mais ils freinent ! Et pourtant, il faut avancer. Vraiment avancer. Toute cette révolution culturelle est d'autant plus exaltante que nous avons à la mettre en oeuvre dans le cadre d'un environnement de luttes.

Q : Et l'unité ?

L. V. : Les progrès auxquels nous sommes parvenus dans la prise de conscience de la nécessité de l'unité d'action, nous aident. La raison pour laquelle la CGT se bat pour réaliser l'unité d'action est directement liées à nos conceptions de lutte de classe. Toute notre réflexion, toute notre stratégie prend en compte que nous sommes face à un adversaire qui tient tout, décide tout, possède tout. D'où la nécessité, pour créer un rapport de forces efficace, de rassembler.

Q : D'où votre appel à un syndicalisme rassemblé ?

L. V. : Cela nous amène en effet à notre réflexion sur le syndicalisme rassemblé qui comporte plusieurs aspects, et d'abord le progrès incontestable réalisé en matière d'unité d'action puisque la plupart des luttes actuelles sont unitaires. Cette unité a d'ailleurs contribué à des changements notables dans les relations entre confédérations. Secundo : la nécessité d'aller encore plus loin. Nous venons de vivre quatre décennies de divisions qui s'appuient sur une conception différente du syndicalisme, une approche idéologique différente. Ces divisions ont structuré des comportements, des réflexes d'organisations qui, parce qu'ils correspondent à des réalités, ne s'évacueront pas du jour au lendemain.

Q : Comment conjuguer unité et pluralisme syndical ?

L. V. : Le monde du travail est de plus en plus accroché à la nécessité d'unité d'action qu'il veut plus forte et surtout plus tenace. Mais il ne rejette pas forcément le pluralisme syndical synonyme, pour beaucoup de salariés, de démocratie et d'identité. En tenons-nous compte ou pas ? Si l'on en reste là, on fait alors une croix sur la possibilité de dépasser la seule unité d'action ponctuelle. En revanche, si on veut aller plus loin, il faut faire en sorte que les différentes forces syndicales de ce pays se retrouvent. Et pas seulement lorsqu'elles sont en présence de situations qui leur sont imposées – décisions gouvernementales et patronales... –, mais qu'elles se retrouvent ensemble dans l'élaboration d'un certain nombre de propositions, de pistes d'avenir, de perspectives, de construction de processus revendicatifs nouveaux. Pour cela, je crois qu'il faut affirmer très fort le droit pour chacune des organisations syndicales de conserver son identité, ses particularités dans le développement du processus unitaire ancré vraiment autour des revendications des salariés... Les péripéties actuelles de l'unité autour de la question de la sécurité sociale (le débat avec la CFDT par exemple) confirment le bien-fondé de cette réflexion, et montrent que nous avons tout intérêt à travailler avec beaucoup plus de force, sur ce processus unitaire en prenant en compte toutes ces réalités. J'ai la conviction que le cheminement unitaire de ce syndicalisme rassemblé ne ressemblera pas à ces réunifications antérieures, mais qu'il dégagera des formes neuves correspondant aux évolutions des sociétés d'aujourd'hui.

Q : Le congrès de la CGT va donc déterminer un vrai changement dans sa démarche syndicale ?

L. V. : Notre démarche ne part pas des revendications, mais des besoins. Elle s'appuie sur le débat démocratique pour traduire ces besoins en revendications. Lesquelles deviennent un pôle de rassemblement autour duquel les gens se retrouvent. Ce qui modifie évidemment la conception de notre démarche unitaire qui, il y a quelques années encore, était fondée sur la recherche d'accords de sommet, y compris des concessions devaient être faites sur le contenu des revendications salariales. Cela a changé. Notre démarche est toujours l'unité – on y arrive ou pas, cela dépend de beaucoup de choses. Mais elle implique nécessairement une conception forte de l'indépendance syndicale. Tout simplement parce que cette démarche qui part des besoins ne s'autorise aucune contrainte d'où qu'elle vienne. Ni d'un parti, ni d'un gouvernement, ni d'une tendance philosophique ou idéologique.

Q : Des débats agitent la préparation du congrès de la CGT. Vous gênent-ils ?

L. V. : Non. La pluralité et la diversité dans la CGT ont toujours existé. Ce qui est nouveau, c'est que ce débat sort de la maison. Pas toujours d'ailleurs de la meilleure façon. Mais l'essentiel est que nous en avons besoin. Nous avons fait des progrès dans la culture du débat. Il nous en reste à faire. Les désaccords ne sont pas dramatiques, à condition qu'ils ne soient pas paralysants, ce qui peut être le cas lorsqu'ils ont tendance à se structurer. Parce qu'elle a déjà beaucoup évolué, la CGT doit vivre bien toutes ces discussions.

Q : Et l'indépendance syndicale ? C'est un sujet sensible…

L. V. : Je crois que la CGT est désormais en mesure de vivre très tranquillement et avec beaucoup d'esprit de responsabilité sa démarche indépendante et autonome. Ce qui va lui donner beaucoup plus d'aisance pour dialoguer avec les partis, les associations, les élus pour intervenir dans le débat politique et sociétal, en tant que telle.

Q : À la veille du 45e congrès de la CGT, quelles sont vos trois principales craintes ?

L. V. : D'abord que sous prétexte que certains sujets dérangent, il n'y ait pas assez de débats. Puis, c'est que nous ayons un syndicalisme sous-estimant les enjeux dans une société où tout bouge. Enfin que les nécessaires polémiques pour faire progresser l'unité d'action soient perçues dans les rangs de la CGT comme autant de raisons de rejet, de repli ou de sectarisme. Cependant, la situation pousse vraiment dans le bon sens.

Propos recueillis par Patrick Appel-Muller et France Berlioz


La Croix du 2 décembre 1995

Question : Le prochain congrès de la CGT sera-t-il celui de la continuité ou du changement ?

Louis Viannet : Ce congrès sera celui de la continuité des efforts pour changer, pour mettre la CGT en situation d'affronter les grands défis qui se présentent pour le syndicalisme. Son contexte n'est pas banal. Il y a deux ans encore, on considérait les syndicats comme hors-jeu. Or, il est difficile aujourd'hui de tenir ce langage alors que les salariés témoignent d'une capacité de mobilisation nettement supérieure à ce qu'elle était il y a quelques mois.

Q : On parle de fracture sociale, d'exclusion, de nécessité de nouvelles solidarités. Comment la CGT appréhende-t-elle ces questions ?

L. V. : Mon souhait le plus important est que ces questions soient au coeur des réflexions de notre congrès. Nous vivons dans une société déchirée qui pose des problèmes considérables au syndicalisme. Je suis pour regarder la réalité en face. Nous avons un monde salarié en plein bouleversement. La part des salariés qui disposent d'un statut avec des garanties, d'une certaine certitude de conserver un emploi diminue à vue d'oeil au profit d'une zone grandissante de précarité. Cette situation prend le syndicalisme au dépourvu car son socle, c'est l'entreprise. La CGT doit donc réfléchir aux formes d'activité, d'organisation, de contacts avec les précaires et les exclus.

Ces changements prennent à contre-pied toute notre culture. Nous commençons, par exemple, à mettre en place des nouveaux points d'organisation pour rassembler les chômeurs, mais les résultats n'en sont encore qu'aux premiers balbutiements, sauf à Marseille. Nous sommes cependant l'organisation qui a le plus de contacts avec les chômeurs. C'est dire l'ampleur des dégâts.

La culture syndicale doit évoluer car l'idée existe encore que nous devons prendre les chômeurs sous notre aile, comme des grands frères. Si le syndicalisme reste resserré sur les seuls salariés à statut et des grandes entreprises, il sera perçu comme ne jouant pas son rôle.

Q : Précisément, ces objectifs sont-ils compatibles avec une action syndicale qui demeure à base professionnelle pour l'essentiel ?

L. V. : Le risque existe dans certaines branches d'une approche trop étriquée, mais l'enracinement professionnel du syndicalisme garde sa valeur pour longtemps. En revanche, je suis convaincu de la nécessité d'accélérer la coopération entre les secteurs professionnels et avec les sans emploi, les exclus. Nous voulons donner une impulsion nouvelle à nos unions locales sur des problèmes de société qui interfèrent avec ceux de la vie au travail.

Q : Vous êtes hostile au plan Juppé sur la Sécurité sociale. Mais les idées d'assurance maladie universelle ou d'élargissement des conseils d'administration ne vont-elles pas dans le bon sens ?

L. V. : Personne ne peut être contre l'idée d'une assurance universelle. Toute la question est de savoir si les conditions de financement ne conduiront pas à déséquilibrer l'ensemble du dispositif. Quant à l'élargissement des conseils, c'est du pipeau. Faire de la mousse là-dessus et accumuler des décisions qui vont les priver de presque tous leurs pouvoirs, c'est faire briller les vitrines pour qu'on ne voit pas ce qu'il se passe derrière. En fait, l'objectif est de parvenir à un basculement complet des financements pour diminuer la part des entreprises. La ponction sera très lourde pour les ménages. Nous sommes totalement contre.

Q : Pour justifier tous ses projets de réforme, le gouvernement invoque l'équité. Qu'en pensez-vous ?

L. V. : Derrière le mot, il y a une multitude de contenus. Remplacer par l'équité la notion d'égalité de traitement qui était le fondement de la solidarité, c'est tricher. C'est au nom de l'équité qu'on va dénaturer le sens des allocations familiales. Cela devient le mot à la mode pour justifier toute une série de remises en cause.

Q : Comment expliquez-vous que les syndicats soient peu présents dans toutes les actions humanitaires et de lutte contre l'exclusion ?

L. V. : Je le regrette car ils ont leur place dans ces combats. Le syndicalisme a vécu pendant plusieurs décennies une élévation incontestable du niveau de vie et il a pris du retard pour mettre le doigt sur l'arrivée de réalités sociales nouvelles qui n'étaient d'ailleurs pas évidentes dans l'entreprise. Nous avons trop longtemps considéré que nous étions en règle avec le chômage parce qu'il y avait un bon accord à l'Unedic.

Q : Certains disent qu'au nom de la solidarité, il faudrait envisager le partage du travail. Qu'en pensez-vous ?

L. V. : Un des éléments fondamentaux de la recherche du plein emploi, c'est la réduction de la durée du travail sans perte de salaire. Je ne suis pas près de changer d'avis. Le partage du travail, c'est ce que nous sommes en train de vivre : le temps partiel, la précarité et tous ces faux emplois qui font que les salariés, même en travaillant, ne peuvent pas subvenir à leurs besoins essentiels. C'est finalement un droit de vivre à temps partiel.

Aujourd'hui, la cause première du chômage, ce sont les entreprises qui considèrent que le facteur essentiel de la compétitivité, c'est l'emploi. Les coûts salariaux, qui sont dans la moyenne internationale, représentent une part souvent faible des prix de revient et ce sont sur eux qu'on fait porter la pression la plus forte. Qu'on ne nous fasse donc pas le chantage à la compétitivité.

Recueilli par Gérard Adam.