Texte intégral
Vous avez lu certainement la tribune que le Président de la République a consacrée, dans le journal Le Monde du 7 mai, au bilan de la première année de son septennat.
Vous aurez noté la place que ce texte accorde à la "mondialisation", thème actuel s'il en est. Aucune grande puissance - et la France en est une - ne peut prétendre à une ambition au XXIème siècle en ignorant les changements de notre monde et, surtout, le rythme auquel ils se produisent.
Le Président met en avant, à juste titre, que la France n'aborde pas la mondialisation sans atout. Je suis profondément convaincue - et lui-même en fait une de ses priorités - que la Francophonie figure, en bonne place, parmi ces atouts.
De tout temps, la Francophonie a fait de la France un pays plus grand qu'il n'est en réalité. Lorsque le français était la langue d'usage dans les familles impériales et les cours d'une Europe éclairée, le terme de Francophonie n'existait pas encore, mais l'idée prévalait déjà que notre langue apportait avec elle bien plus qu'un vocabulaire, une syntaxe, et une littérature, et qu'elle véhiculait des valeurs, des idéaux, une conception du monde qui dépassaient le cadre domestique et aspiraient à l'universalité.
C'est précisément à cette définition de la Francophonie que je me réfère, car je la trouve étonnamment moderne, et en tout cas parfaitement adaptée à notre époque et à ses exigences.
Je préfère évacuer d'emblée le débat sur le recul du français, traditionnellement opposé à l'envahissement de l'anglais. Je ne voudrais pas cacher le problème, ni dissimuler les craintes qu'il nous inspire. Vous savez cependant que le gouvernement a pris des dispositions à ce propos, et que toute la communauté francophone s'en préoccupe - c'est-à-dire quand même un ensemble d'une cinquantaine de pays regroupant 450 millions d'habitants. Chez nos partenaires comme chez nous, des commissions de terminologie s'efforcent d'endiguer les incursions généralement inutiles des vocables étrangers. Parfois la loi vient garantir à chacun le droit d'être informé et de s'exprimer dans sa propre langue.
Tout ceci est essentiel, bien entendu, mais ce n'est qu'un infime aspect de la Francophonie. Y consacrer l'exclusivité de ses efforts serait en fait rendre un mauvais service à la Francophonie, en la présentant sous son jour le moins attractif, défensive et velléitaire. La Francophonie, des enjeux et des perspectives de laquelle je souhaiterais vous parler, a de plus larges ambitions.
La Francophonie contemporaine est apparue avec des organismes et des institutions spécialisés le plus souvent en dehors de tout schéma concerté des Etats. Ceux qui sont devenus ce qu'on désigne maintenant comme les "opérateurs", l'ACCT, l'AUPELF-UREF, l'AIMF - ou les partenaires privilégiés de la Francophonie - les parlementaires de l'AIPLF ou les journalistes de l'UIJPLF - ont été les précurseurs de nouvelles formes de coopération construites autour de la langue française.
Ce n'est que progressivement qu'est apparue une Francophonie plus politique, prise en compte au plus haut niveau des pays concernés avec le premier sommet de Paris en 1986, c'est-à-dire il y a maintenant dix ans.
Il faut rappeler aussi que la France n'a pas été la promotrice de cette nouvelle étape de la construction francophone, puisqu'à son origine on cite habituellement des personnalités comme le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, le Tunisien Habib Bourguiba, le Cambodgien Norodom Sihanouk ou encore le Libanais Charles Hélou.
C'est bien la preuve que la Francophonie ne saurait être considérée comme la simple modernisation du lien colonial, même si le passé de la France est une donnée essentielle de l'héritage francophone. On le discerne encore, en filigrane, dans les relations au sein de la communauté des Etats francophones, particulièrement parmi les Etats souverains de l'Afrique. Vous-mêmes, spécialistes des questions africaines, savez fort bien comment la France et les Français restent encore perçus de l'autre côté de la Méditerranée, et combien nos initiatives demandent de tact et de doigté.
Cependant la Francophonie rassemble aussi quelques Etats du Commonwealth et d'anciennes colonies belges, espagnoles ou portugaises, rejointes par la Suisse, l'Egypte, la Bulgarie, la Roumanie et plus récemment, la Moldavie.
Ce n'est donc pas pour reconstituer son Empire sous une dénomination plus acceptable que la France s'est impliquée dans la communauté francophone. Ce n'est pas non plus pour donner une dimension multilatérale à des relations de solidarité qui bénéficient des instruments éprouvés de notre coopération bilatérale et du réseau du ministère des Affaires étrangères et du ministère de la Coopération.
L'enjeu de la Francophonie est ailleurs. Il réside d'abord dans la solidarité de la communauté des Etats francophones sur certains sujets d'intérêt partagé. Je l'illustrerai en rappelant que c'est grâce à la convergence de vue des pays francophones, scellée lors de la conférence de Maurice, que nous sommes parvenus à obtenir la reconnaissance d'une exception culturelle lors des négociations du GATT et à éviter ainsi aux biens culturels d'être alignés sur le régime commun, alors qu'ils ne sont manifestement pas de la même nature.
Sur un sujet d'une grande actualité et dont on devine la portée pour l'avenir, celui de la société de l'information, il est significatif que la délégation française à la conférence du G7 de Midrand en Afrique du Sud, qui s'est tenue du 13 au 15 mai derniers, ait été dirigée par le ministre de la Francophonie. Durant cette réunion dont j'assurais la co-présidence, je me suis attachée à faire accepter l'idée qu'il était indispensable d'associer les pays en voie de développement à l'essor des nouvelles technologies, faute de quoi le fossé ne ferait que s'accroître avec les pays industrialisés. Les opérateurs de la Francophonie, l'AUPELF-UREF en particulier, tirent déjà partie des autoroutes de l'information pour créer des ré seaux entre le nord et le sud et entre pays du sud dans le domaine universitaire et celui de la recherche. Le sommet de Cotonou a décidé de renforcer la coopération en la matière.
La Francophonie est en effet liée indissolublement à la question du développement. C'est pour cela que la France a demandé que le dossier de la réforme de l'aide au développement soit examiné lors du sommet de Cotonou. Le même sujet sera aussi abordé, à notre initiative, lors du prochain G7. La position que nous défendrons auprès de nos partenaires des pays les plus industrialisés aura d'autant plus de poids qu'un certain nombre de conclusions ont été dégagées à Cotonou et que la France s'exprimera à Lyon avec l'aval de la communauté francophone, qui compte en grande majorité des Etats figurant parmi les pays en voie de développement.
Dans des domaines qui ne relèvent pas prioritairement de la coopération francophone, la concertation des Etats de la communauté permet au moins de garantir que la voix de chacun sera mieux entendue, même en l'absence de position commune. Tel a été le cas, par exemple, lors de la conférence de Rio sur l'environnement ou celle de Pékin sur les femmes. Cette année encore, pour Habitat II ou pour la conférence sur l'alimentation qui se tiendra à Rome, une certaine forme de coopération sera établie entre nos Etats.
En effet, dans ces grandes réunions sous l'égide de l'O.N.U., la solidarité de la Francophonie se manifeste d'abord, de manière très concrète, en permettant aux pays disposant de moyens modestes d'envoyer des délégations suffisamment nombreuses et en veillant, tout au long de la conférence, à la mise à disposition des capacités de traduction et d'interprétation nécessaires à la bonne information des délégations travaillant en français. Dans un second temps, un suivi spécifique peut être facilité par l'intermédiaire des organes de la Francophonie.
Compte tenu de l'importance des sujets abordés, il me paraît impensable que notre communauté s'affranchisse d'une réflexion et d'une mise en œuvre qui lui soient propres, même s'il ne s'agit aucunement de contourner les instruments de la diplomatie multilatérale spécialement conçus pour cela. Mais, eu égard à la place de plus en plus grande prise par la diplomatie multilatérale, il convient que les Etats francophone5 renforcent leurs initiatives communes en vue du développement de l'utilisation de notre langue dans les organisations internationales. C'est précisément pour cela que, l'année dernière, la France a prôné et obtenu, aux Nations unies, l'adoption d'une résolution sur le multilinguisme avec un soutien qui dépassait largement le cercle des 49 membres de la Francophonie.
Même dans les domaines qui échappent totalement à la coopération francophone, les institutions de la Francophonie constituent un forum d'échanges sans équivalent. Pour certains Etats, le sommet francophone est la seule enceinte dans laquelle ils prennent la parole. En valorisant cette capacité d'expression la France a été en mesure de retrouver la confiance de partenaires qui n'étaient pas toujours au départ bien disposés à son égard. Nous-mêmes, nous avons tout intérêt à mettre ce cadre à profit pour y expliquer nos positions, et en particulier celles qui peuvent faire l'objet d'une certaine contestation au sein de la communauté internationale. Pour ne citer qu'un exemple, je rappellerai que parmi les dix-huit Etats qui, comme nous, se sont opposés en décembre dernier à la résolution sur les essais nucléaire lors de l'Assemblée générale des Nations unies, seize appartenaient à la communauté francophone, contre deux seulement à l'Union européenne. Il y a des solidarités qu'il serait absurde de négliger.
La communauté francophone offre une enceinte de discussions et de concertation d'autant plus efficace que les débats s'y déroulent dans la plus grande liberté, et même dans une réelle atmosphère de fraternité. Ce climat peut être mis à profit pour aborder au fond des questions qui préoccupent toute la communauté, sans faire naître un sentiment de culpabilité qui se traduit, en diplomatie, par le mutisme et la langue de bois. C'est dans cette atmosphère constructive, par exemple, que nous avons eu, durant la conférence ministérielle de Bordeaux en février, une discussion très détaillée sur les événements qui venaient de se produire au Niger.
Je relève comme un signe encourageant de l'entrée de la Francophonie dans l'âge de la maturité politique, le fait que la presse et les diplomates anglo-saxons commencent à s'y intéresser. Un parallèle entre la Francophonie et le Commonwealth a déjà fait l'objet d'articles, plutôt à notre avantage, peut-être justement parce que la Francophonie a résolument choisi d'orienter ses préoccupations vers le devenir des États et des populations qui en constituent la substance.
Je souhaiterais pour terminer évoquer rapidement les perspectives que l'on peut définir pour les prochaines années.
En premier lieu, j'ai la profonde conviction que l'instabilité du monde actuel ne pourra être résolue que par le dialogue des cultures, seul à même de surmonter les oppositions nationales, religieuses ou ethniques à l'origine des conflits contemporains. Le passé nous a enseigné les méfaits d'une culture dominante ou des combats idéologiques. Sachons en tirer les enseignements à l'heure de la mondialisation que j'évoquais en introduction. Dans l'idéal francophone se trouve très profondément inscrite l'idée de réciprocité sur laquelle se bâtit la paix. J'entends donc faire de cette réciprocité et du respect de la diversité un thème majeur de la Francophonie.
Le second élément qui me paraît important pour l'avenir a trait à l'engagement que la France a pris dans le combat pour les Droits de l'Homme et auquel elle se tiendra. Le français reste justement porteur des valeurs démocratiques et humanistes qu'il a contribué à énoncer et à diffuser dans le monde. Les francophones sont les héritiers naturels de ces valeurs qui mettent au premier plan l'affirmation de l'État de droit. L'efficacité de la communauté francophone dans ce domaine tient à ce qu'elle exclue toute forme d'ingérence, et s'interdit de "donner des leçons". La persuasion conjuguée aux moyens que les opérateurs de la Francophonie mettent au service de la coopération juridique et judiciaire constitue une contribution incontestable à la cause de la paix. D'aucuns se sont étonnés que le prochain sommet de la Francophonie soit organisé à Hanoï. Je suis pour ma part persuadée que cet événement aura une plus grande influence dans le cheminement du Vietnam vers la démocratie, que la politique de l'autruche ou un intérêt pour ce pays qui se limiterait à la conquête de parts de marché.
Enfin, la Francophonie doit faire émerger de nouvelles solidarités entre les nations.
La France a la chance de pouvoir s'associer à un groupe d'États également attachés à leur indépendance, Il est donc indispensable qu'elle fournisse l'effort nécessaire à l'organisation d'une communauté qui partage sa vision du monde et donne à notre pays sa vraie dimension géographique et humaine.
La Francophonie fournit aussi un cadre tout à fait approprié en matière de prévention des conflits. Il est bien entendu que nous n'avons ni les moyens ni la volonté de constituer une armée ou des forces d'interposition. En revanche, qu'il s'agisse de favoriser la concertation nationale comme nous allons le faire au Burundi, d'accompagner le retour à la légitimité démocratique comme nous le faisons au Niger ou de participer en tant qu'observateur à un processus électoral comme au Bénin, la Francophonie démontre des capacités d'autant plus rapidement opérationnelles et d'autant mieux acceptées qu'elles sont mises en œuvre par des partenaires qui parlent la même langue. Je rencontrais aujourd'hui même les présidents d'une vingtaine de cours constitutionnelles qui, à l'initiative de la France, vont former une association internationale. La Francophonie se construit sur de tels projets, très concrets, destinés à favoriser le dialogue et la coopération.
Mais pour être à la hauteur de son ambition dans ce domaine, la communauté francophone doit évidemment être efficace et incontestée.
Ce sont précisément ces arguments, légitimité, capacité d'intervention et le souci de voir la communauté francophone reconnue comme un véritable partenaire politique, qui ont motivé l'institution d'un secrétaire général de la Francophonie, décidée lors du sommet de Cotonou à l'initiative du Président de la République. Disposant d'un porte-parole désigné par les États qui la composent, la Francophonie aura désormais un visage à l'échelle internationale, identifié comme son représentant dans toutes les enceintes où elle aura à se faire entendre. Lorsque le sommet de Hanoï aura procédé à sa désignation, la Francophonie disposera des moyens d'affirmer aux yeux du monde sa vocation politique internationale et d'entrer dans le XXIème siècle avec la faculté de peser sur ses enjeux.
Voilà ce que je souhaitais vous dire en quelques mots. Je suis prête, naturellement, à approfondir ces propos à partir de vos questions.