Texte intégral
Date : Juin 1997
Source : La Revue de la CFDT
Entre les élections législatives anticipées du 1er juin 1998 et le passage à la monnaie unique au 31 décembre 1999, l’Europe reste tout à la fois le cœur du débat public et l’enjeu de nouvelles confrontations. Dans l’année qui vient, le débat sur l’Europe va rebondir. Dans les jours qui viennent, le débat sur la monnaie unique devrait continuer à diviser les forces politiques et éventuellement s’exacerber.
Sur l’Europe – mais pas seulement – nous vivons donc une époque qui déroute, qui suscite des inquiétudes. Ces inquiétudes existaient hier, mais elles semblent plus perceptibles aujourd’hui, et ce d’autant plus que nous affrontons des problèmes graves et complexes : souveraineté, monnaie unique, Europe sociale, élargissement mondialisation. Dès lors, il est important que le syndicalisme contribue à l’éclairage des mutations en cours et à l’explicitation du réel.
C’est à ce double souci que doit répondre la revue éditée par la CFDT. Depuis 1973, CFDT – Aujourd’hui offrait un cadre de réflexion critique, de débat et d’idées. Pour s’adapter à la période que nous vivons, cette publication évolue : elle prend pour nom La Revue de la CFDT et devient désormais mensuelle.
« L’Europe » est donc le thème retenu pour ce premier numéro de La Revue de la CFDT. En choisissant d’inviter Antonion Gutiérrez, des commissions ouvrières espagnoles et le député européen Philippe Herzog, à prendre la parole, nous voulons montrer que des parcours différents du nôtre permettent d’éclairer le débat.
Un tel dialogue aboutit à de larges zones de convergence, mais aussi à certaines zones de débat. Mais l’essentiel reste que, par-delà les points de vue, ces auteurs ont su éviter les facilités et les simplifications.
La construction européenne, comme choix stratégique dans le nouveau développement du monde, ne fait pas de doute. « Construire l’Europe est une question de survie » disait Jacques Delors. Aussi la question n’est plus de savoir si l’Europe aurait pu se construire d’une autre façon – débat que seuls les historiens peuvent rouvrir. Comme le dit, dans ce numéro, Antonion Gutiérrez, en reprenant une jolie expression de la langue espagnole, cette attitude de pure dénonciation revient à « perder la fuerze por la boca » (perdre sa force par la parole). Et, comme le rappelle Philippe Herzog, « ceux qui disent non n’ont absolument rien construit ».
Construire l’Europe donc. Pour cela il est nécessaire que l’Europe trouve un second souffle, politique et social, une approche strictement économique ne suffisant pas. Plis largement, le débat social doit trouver sa dimension européenne.
Rater les prochaines étapes européennes, ce n’est pas seulement différer la construction européenne : c’est l’abandonner. Qui veut, qui oserait, prendre ce risque ?
Date : 6 juin 1997
Source : Libération
Libération : Qu’attendez-vous du nouveau gouvernement de Lionel Jospin ?
Nicole Notat : Les problèmes auxquels nous sommes confrontés appellent un ensemble de réponses cohérentes. La politique du nouveau Gouvernement doit faire percevoir que, d’une décision à l’autre, il y a un fil conducteur identifiable, qui relie chaque décision prise séparément. Si l’objectif est l’action contre le chômage, on touche incontestablement aux conditions d’une meilleure croissance, aux conditions de la réduction de la durée du travail, à l’assiette des cotisations sociales. Si l’emploi est au centre des priorités du Gouvernement, il doit résister à la tentation de mesures successives sans liens bien visibles entre elles.
Libération : Une des premières décisions que devra prendre le Gouvernement sera une éventuelle revalorisation du SMIC. Elle permettrait une relance de la consommation et par là de la croissance. Cette voie vous parait-elle la bonne ?
Nicole Notat : Un coup de pouce au SMIC, dans la situation actuelle, évidemment oui. Mais j’ai le sentiment que ça se joue plus entre le PS et le PC qu’entre le Gouvernement et les syndicats. Quand on augmente le SMIC, on augmente le nombre de Smicards. Or, toutes les entreprises voient leurs cotisations patronales exonérées sur tous les salaires jusqu’à 1,30 fois le SMIC. La mesure positive pour les salariés conduit à accroître le volume d’exonérations pour les entreprises. Elle a, de plus, une répercussion sur les comptes sociaux et sur le budget de l’État. Il est temps d’arrêter de faire du coup par coup sur les exonérations de cotisations sociales et d’entamer le chantier d’un autre financement de la protection sociale. Il n’est plus possible que les entreprises de main-d’œuvre soient celles qui apportent le plus au financement de la protection sociale et que les entreprises qui font le plus de richesses mais qui réduisent leurs effectifs contribuent paradoxalement le moins.
Libération : Vous avez la charge de la branche maladie. Le déficit de la Sécurité sociale pourrait atteindre, selon certains, près de 50 milliards de francs. Comment y faire face ?
Nicole Notat : On peut mettre en évidence le déficit cumulé de la Sécurité sociale. L’honnêteté commande de le faire aussi branche par branche. Le déficit de l’assurance maladie à la fin 1996 a diminué par rapport à 1995. Il n’est pas résorbé. Ceux qui pensaient qu’on pouvait le faire en un an, dans l’urgence, sont de doux rêveurs. À moins de renouer avec les errements d’hier en augmentant les recettes et en diminuant les prestations. Il faut rechercher l’équilibre dans la durée, en maintenant le cap sur la maîtrise des dépenses sans rationnement des soins.
Libération : Vous demandez du temps. Or, les déficits sociaux comptent pour la qualification de la France dans la monnaie unique. Il faut donc les réduire…
Nicole Notat : Il faut réduire les déficits sociaux d’abord pour sauvegarder le régime de protection sociale, en l’adaptant aux besoins et aux réalités d’aujourd’hui. Quant aux critères de la monnaie unique, nous savons et nous disons depuis longtemps à la CFDT qu’ils seront de fait appréciés en tendance.
Libération : On ne peut donc toucher à rien dans la protection sociale ?
Nicole Notat : En matière de politique familiale, il y a des choses à faire. Elle doit mieux concilier vie familiale et vie professionnelle. Il faut aussi introduire plus de justice dans l’attribution et le niveau des allocations. Le quotient familial est un instrument qui avantage les familles à hauts revenus. La politique familiale me semble vraiment relever des pouvoirs publics. Aujourd’hui, son financement repose uniquement sur la masse salariale des entreprises. Est-ce une situation adaptée ? La question se pose.
Libération : Faut-il aussi réformer les retraites ?
Nicole Notat : Chaque grande réforme appelle une bonne explication sur ces raisons d’être et une bonne méthode pédagogique et participative. La méthode du livre blanc de Michel Rocard sur les retraites en 1990 me paraît totalement adaptée. Il faut d’abord un diagnostic et seulement ensuite préconiser les mesures possibles à prendre, en débattre et passer alors à la décision. En France, on brûle les étapes pour passer tout de suite à la décision.
Libération : Pendant la campagne, le Parti socialiste a affiché son intention de renouer le dialogue avec les professions de santé. Craignez-vous que cela freine la mise en œuvre de la réforme de la Sécurité sociale ?
Nicole Notat : Il y a deux principales organisations de médecins ; MG France d’abord, avec qui le dialogue a lieu et qui est partie prenante de la réforme, et la CSMF, qui a beaucoup d’opposition à la réforme de l’assurance maladie. Si Martine Aubry et Bernard Kouchner parviennent à modifier l’état d’esprit de la CSMF sur la réforme, j’en serai ravie. Mais pas au prix de la mise à mal de la réforme. Ce serait suicidaire pour ce gouvernement, pour les assurés sociaux et pour les professions de santé.
Libération : Vous semblez réticente sur les 35 heures alors que c’est une proposition que votre organisation a été la première à porter ?
Nicole Notat : Je ne suis pas réticente sur les 35 heures mais vigilante sur les conditions qui vont permettre d’y arriver. Je souhaite que l’on ne fixe pas un taquet à 35 heures. Avec l’expérience, le passage de 40 à 39 heures sans perte de salaire, échelonné dans le temps, produira, je le crains et j’en ai même la certitude, exactement le même effet. Nous avons aujourd’hui l’expérience des garanties nécessaires pour parvenir à une réduction de la durée du travail véritablement créatrice d’emplois, sans mettre à mal, au contraire, l’efficacité économique des entreprises. Il faut laisser une marge de liberté aux partenaires sociaux pour la négocier. Il faut un cadre mais pas un carcan, pour une réduction du temps de travail massive et suffisamment rapide pour éviter que les gains de productivité n’assurent son financement sans nouvelles embauches. Il faut également laisser de la souplesse pour l’utilisation du temps ainsi libéré.
Nous ne voulons pas aujourd’hui prendre le risque d’une réduction du temps de travail qui conduise à zéro embauche. Voilà les principes qui doivent être posés dans la loi.
Libération : Comment financer la réduction du temps de travail ?
Nicole Notat : Le principe d’un financement collectif doit être défini. Il est évident pour nous que le financement de la réduction du temps de travail ne peut pas reposer sur les seules entreprises. Il faut négocier le volume de la réduction, qui ne va pas être le même selon les secteurs industriels et le point d’où l’on part. Il faut rendre possible une réduction entre 39 heures et 32 heures.
Il faut également négocier la question de l’opportunité et de la hauteur de la contribution des salariés. Ce qui veut dire que leurs contributions ne doivent être ni automatiques ni exclues. Cela dépend des niveaux de salaires. Enfin, il ne faut pas accorder d’aides sans garantie en termes d’embauches et sans accord avec les syndicats. C’est la philosophie de la loi de Robien, avec le souhait de voir la dynamique créée s’amplifier.
Libération : On est loin du schéma esquissé pendant la campagne électorale.
Nicole Notat : Ces conditions sont pour nous le seul moyen de ne pas tuer la réduction du temps de travail et de ne pas laisser croire qu’il s’agit d’une fausse bonne idée pour l’emploi. Trop de gens parient sur son échec, en particulier beaucoup de patrons. Est-ce que l’objectif de 700 000 emplois pour les jeunes n’est qu’un affichage ?
Une aide systématique aux entreprises pour qu’elles embauchent des jeunes, ça coûte cher à l’État, pour une affectation qui n’est pas justifiée. Si les entreprises aujourd’hui n’ont plus comme préoccupation d’embaucher des jeunes, alors, très franchement, c’est que la qualité et la responsabilité des chefs d’entreprise français sont tombées bien bas. Quant aux 350 000 emplois dans le secteur public et parapublic, ce sont finalement des CES améliorés. S’ajouteraient-ils à ceux, trop nombreux, qui existent déjà ? C’est peu pensable.
Libération : Vous souhaitez que la conférence sur l’emploi et les salaires annoncée par le nouveau Gouvernement se tienne rapidement ?
Nicole Notat : Le bon délai est celui qui permettra à cette conférence d’être utile et efficace. Avant de nous rendre à cette conférence, nous souhaitons que ses objectifs soient précisés et qu’elle soit soigneusement préparée.
Libération : Pour relancer la croissance, le Gouvernement ne doit-il pas donner des signes forts en matière salariale ?
Nicole Notat : Il est gênant de laisser supposer que l’État a la possibilité d’intervenir sur les politiques salariales des entreprises. Il peut intervenir sur deux choses, le SMIC et le traitement de ses fonctionnaires. Sur ce point, il faut sortir du gel des salaires et relancer les négociations dans les fonctions publiques. Une relance du pouvoir d’achat tous azimuts et aveugle ne sera pas suffisante pour relancer la consommation. Elle doit être ciblée. La meilleure relance de la consommation est celle qui va permettre à des gens, aujourd’hui privés d’emploi, de retrouver un travail et donc un salaire.
Libération : Souhaitez-vous que ce gouvernement poursuive les privatisations ou les interrompe ?
Nicole Notat : Pour le coup, nous sommes dans un débat idéologique entre privatisation et nationalisations, qui amène parfois à se tromper d’enjeu. La question est de savoir si, pour mettre en œuvre une politique industrielle comportant des alliances souvent nécessaires, il faut privatiser ou non et à quelle hauteur. Le fait que Renault, par exemple, n’ait pas ouvert son capital en 1993 a été à l’évidence un obstacle à son alliance avec Volvo. Cet échec pèse lourd dans la situation de cette entreprise aujourd’hui.
Libération : En 1981, La CFDT a joué les laboratoires d’idées pour la gauche, sera-ce encore le cas ?
Nicole Notat : Depuis quinze ans, nous avons appris notre métier. Il est sain pour le Gouvernement et sain pour le syndicat qu’il n’y ait pas trop de confusion des genres. La CFDT n’a pas l’intention de changer de comportement, ni d’orientation, ni d’analyse, mais de rester l’interlocuteur d’un Gouvernement qui aura bien besoin de forces sociales restant dans leurs rôles et sachant assumer leurs responsabilités.
Libération : Croyez-vous que ce Gouvernement vous prêtera une oreille aussi attentive que le précédent ?
Nicole Notat : Je n’ai aucune raison de penser le contraire. J’ai même de bonnes raisons de penser que ça ne changera pas. Si nous avons eu une influence sur un certain nombre de chantiers, c’est que la CFDT compte dans le paysage syndical français.
Date : Mardi 10 juin 1997
Source : Le Progrès
Le Progrès : Que change pour vous la victoire de la gauche ?
Nicole Notat : C’est une nouvelle donne politique qui ne modifie pas notre rôle. Il y a une différence de nature entre un Gouvernement et un syndicat, et nous entendons bien maintenir le cap d’une CFDT indépendante, quelle que soit la couleur politique du pouvoir en place.
Le Progrès : Lionel Jospin vous paraît respecter cette différence ?
Nicole Notat : Le Parti socialiste a eu la tentation, dans les années 80, de traiter « en direct » les revendications des salariés, en passant par-dessus les syndicats. Mais le temps a heureusement permis à chacun de retrouver son rôle. Et Lionel Jospin a montré, comme ministre de l’éducation nationale, qu’il était prêt à de vraies négociations avec les syndicats, sans les prendre pour de simple courroies de transmission.
Le Progrès : Pouvoir et syndicats ne subissent-ils pas une même pression : les attentes des électeurs sur l’emploi et les salaires ?
Nicole Notat : Bien sûr, avec une différence fondamentale : le syndicat doit en permanence veiller à rester du côté des gouvernés, ne pas donner le sentiment qu’il s’arrange dans l’ombre avec le Gouvernement.
Le Progrès : Mais vos prises de position, par exemple sur la réduction du temps de travail, ne sont-elles pas en retrait des attentes des salariés ?
Nicole Notat : Non, car nous sommes confrontés à deux exigences contradictoires. La première est le sentiment d’urgence des gens sur la situation sociale, et la seconde est le gestion d’une véritable mutation, avec l’obligation de réformes d’une telle profondeur qu’elle implique d’agir dans la durée. Faisons attention à ne pas traiter l’urgence au travers de quelques mesures symboliques qui n’auraient pas d’effet à long terme. Le courage d’un pouvoir politique, aujourd’hui, c’est d’expliquer cela. Et notre rôle à nous, syndicat, est de ne pas défendre seulement les revendications de ceux qui ont un emploi, mais de faire apparaître la préoccupation des sans-emplois, des précaires…
Le Progrès : Qu’attendez-vous de la manifestation d’aujourd’hui ?
Nicole Notat : C’est une manifestation pour l’Europe : les syndicats agissent souvent « contre », mais là nous manifestons « pour » ! Pour une Europe où l’emploi a autant d’importance que la politique économique ou la monnaie. C’est le sens de l’appel de la confédération européenne des syndicats (CES), et il n’est pas question pour nous de lui donner seulement un sens hexagonal.
Le Progrès : Mais alors, pourquoi avec la CGT et sans FO !
Nicole Notat : Je comprends que les gens puissent être un peu perdus… L’absence de Force ouvrière, organisation fondatrice de la CES, m’étonne beaucoup. En revanche, je ne vais pas bouder mon plaisir de voir la CGT manifester non plus sur un « non à l’Europe de Maastricht », mais sur un « oui pour une autre Europe » … L’évolution est mince, mais quand on connaît les difficultés d’un paquebot comme la CGT à modifier son cap, elle mérite d’être notée. Ce serait dommage que dans le même temps, FO s’éloigne du cap européen.
Le Progrès : La monnaie unique est-elle compatible avec une Europe « sociale » ?
Nicole Notat : La monnaie unique n’est pas en fin en soi, pas seulement le couronnement d’un marché unique, mais une rampe de lancement pour une Europe conciliant l’efficacité économique et la cohésion sociale. Mais cela reste à construire : l’Europe sociale sera le résultat d’une volonté politique des Gouvernements et d’une négociation des partenaires sociaux. Elle devra définir des grands principes comme celui d’un salaire minimum, mais ce sera au niveau de chaque pays qu’on négociera le niveau de ce salaire minimum. Elle devra aussi, sous peine de n’être que du bla-bla, imposer le principe d’une représentation collective pour tous les salariés, à préciser ensuite dans chaque pays. L’Europe sociale doit absolument déboucher sur du concret, sinon elle sera la grande désillusion.
Le Progrès : Le concret, est-ce pas exemple l’annulation de la fermeture de Renault-Vilvorde ?
Nicole Notat : La CFDT a suffisamment été à la pointe de la démonstration sur la manière dont Renault a procédé, pour modifier un iota de ce que nous avons déjà exprimé.
Le Progrès : L’Europe sociale passe-t-elle également par des euro-grèves comme celle, hier, des routiers ?
Nicole Notat : La grève des routiers est une grève pour l’Europe sociale. Elle est menée par des salariés qui ont pris conscience que les écarts importants de leurs conditions de travail portent en germe le risque d’une concurrence qui tire l’ensemble de la profession dans une situation encore plus difficile qu’aujourd’hui. À travers ce mouvement, le besoin d’une harmonisation au niveau européen saute aux yeux.
Le Progrès : Que la gauche soit au pouvoir chez la plupart des Quinze vous paraît-il la garantie d’une Europe plus sociale ?
Nicole Notat : Non, et ce serait une grave erreur de le croire : on peut être de la même famille politique et avoir des cultures très différentes. Ces Gouvernements agissent d’abord en fonction de leurs traditions nationales, avec la tentation de transposer ces traditions au niveau européen. Or l’Europe sociale doit représenter une vraie valeur ajoutée par un dépassement des modèles nationaux.