Interview de M. Emile Zuccarelli, ministre de la fonction publique, de la réforme de l'Etat et de la décentralisation, à Europe 1 le 11 février 1999, sur le temps de travail dans la fonction publique et la modernisation de l'administration.

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Circonstance : Remise du rapport de la mission interministérielle conduite par M. Jacques Roché sur le temps de travail des fonctionnaires à Paris le 10 février 1999

Média : Europe 1

Texte intégral

Europe 1 : Le voici, ce rapport tant attendu qu’il faut lire ! Il y a un an, un gouvernement de gauche réclamait, pour la première fois depuis cinquante-quatre ans, l’état des lieux auprès de 4,4 millions fonctionnaires de l’État, des collectivités locales et des hôpitaux publics. Le rapport Roché, publié non sans mal, permet de voir plus clair si on veut, si on peut moderniser l’administration. Or, il ne paraît pas voué à un grand avenir, enterré sans doute lentement et sous les fleurs, mais enterré. Est-ce que vous serez le fossoyeur du rapport que vous avez demandé ?

Émile Zuccarelli : Certainement pas. Ce rapport a été fait en application, en un accord salarial du 10 février 1998. Il a été fait très sérieusement, de manière compétente. Il est là. Maintenant on va l’utiliser.

Europe 1 : Il y a comme un effet boomerang du rapport et de ce que vous avez fait : vous l’approuvez ce rapport ?

Émile Zuccarelli : Ce rapport, je crois, est un rapport sérieux.

Europe 1 : On n’en doute pas. Mais vous l’approuvez ?

Émile Zuccarelli : C’est un constat, c’est un état des lieux. J’ai le sentiment qu’il a été fait très sérieusement. On va maintenant en parler avec les syndicats et les partenaires sociaux pour voir s’ils sont aussi d’accord. Éventuellement corriger, ajouter, rectifier pour avoir un socle de travail.

Europe 1 : Ce rapport a été retardé de quelques jours. On raconte qu’il y a eu plusieurs versions corrigées, édulcorées : entre nous…

Émile Zuccarelli : Non, ce rapport est sorti. Hier, M. Roché disait qu’il n’avait subi aucune pression, qu’il avait travaillé dans la plus totale indépendance. Il a été choisi pour cela.

Europe 1 : Il a été embarrassé quelquefois. Il vous appelait ? Il vous demandait : est-ce qu’on peut tout dire, etc. ?

Émile Zuccarelli : Non, la réponse est non.

Europe 1 : Quelles dérives, quels abus reconnaissez-vous, vous-même, dans les trois fonctions publiques ?

Émile Zuccarelli : Ce rapport est une première. Il aurait dû être fait pour la première fois depuis la guerre. Maintenant il est là, et qu’est-ce qu’on constate ? Faute de ce socle, c’est parti un peu dans tous les sens. C’est un premier constat. L’autre constat que je fais, c’est que, avec chacun sa diversité, dans leur immense majorité, les fonctionnaires travaillent. Il y a quelques jours…

Europe 1 : Je voudrais dire qu’il ne s’agit pas ici d’attaque ou de suspicion à l’égard des fonctionnaires – ce serait trop bête –, mais de réfléchir sur un système qui a l’air obsolète, inadapté, qui craque de partout. Tout le monde le dit. Vous ne croyez pas que vous pouvez faire rire quand vous dites qu’ils travaillent autant dans le privé ? Est-ce qu’il y a des patrons privés qui accepteraient ce qui se passe dans certaines administrations, et qu’on découvre parfois en lisant le rapport ?

Émile Zuccarelli : Il faut dépasser l’anecdotique. Éliminer le 1 pour 1 000 d’un côté par le haut, le 1 pour 1 000 par le bas. Et vous allez voir que l’immense majorité des fonctionnaires travaillent, et dans des conditions…

Europe 1 : 35 à 37 heures. Ce n’est pas mal, c’est ça ?

Émile Zuccarelli : 55 heures à 57 heures, après qu’on ait fait correction d’éventuels jours de congés supplémentaires, comme il y en a partout et dans la plupart des entreprises.

Europe 1 : Vous m’obligez à vous dire, et de rappeler ce que dit le rapport : il y a les jours-ministre, les jours du maire, les jours-Malraux, des jours des directeurs généraux, des responsables locaux, il y a des jours-valise, des fêtes locales respectées, des rentrées scolaires…

Émile Zuccarelli : Pas tous au même endroit.

Europe 1 : Cela existe, ça chez Seillière, vous croyez ?

Émile Zuccarelli : Mais absolument, et dans la plupart des entreprises on a négocié comme cela, des jours de congés.

Europe 1 : Qu’est-ce que vous constatez, vous-même, comme dérives ou comme abus ? Qu’est-ce qui vous choque ?

Émile Zuccarelli : Il y a quelques abus. Rien ne me choque. Ce que je constate, c’est qu’il y a une très grande diversité, et si on veut se placer dans la perspective les 35 heures, il faudrait essayer, bien entendu, de trouver des dénominateurs communs ou des instruments de mesure communs. C’est ce que le rapport propose : il ne propose pas l’annualisation, il propose de compter chaque année – pour comparer les gens et les situations – le nombre d’heures travaillées dans l’année. Ce qui est important dans tout cela, c’est que ce rapport – lorsque nous l’aurons validé – va servir de base de travail. Pour quel objectif ? Pour moderniser le service public, pour mieux prendre en compte les besoins des usagers. Le service public français, croyez-moi…

Europe 1 : Donc, il a besoin d’être modernisé ! Et, comme dit M. Roché, on ne prend pas assez en compte les besoins des usagers ?

Émile Zuccarelli : Bien sûr, il y a toujours à faire mieux ! Quand je vais à l’étranger, je constate que, notre fonction publique, on nous l’envie bien souvent. Et surtout dans les pays anglo-saxons, figurez-vous ! Mais on doit faire mieux, parce que les besoins évoluent.

Europe 1 : Donc, cela sert de base à une discussion bilatérale – vous et chaque syndicat –, et après à une discussion avec tous les syndicats ?

Émile Zuccarelli : Discussions avec les syndicats ; discussions avec les ministères concernés ; discussions avec les collectivités locales ; discussions avec les hôpitaux.

Europe 1 : La loi sur les 35 heures, va-t-elle s’appliquer à la fonction publique ?

Émile Zuccarelli : Telle qu’elle est, non ! La loi Aubry s’applique au secteur privé. Ce qu’a dit le gouvernement, c’est qu’il n’y avait pas de raison que cette perspective des 35 heures ne concerne pas aussi la fonction publique, même si c’est dans une logique différente. On part d’un objectif premier qui est d’améliorer le service public, de mieux répondre aux besoins des citoyens.

Europe 1 : Maintenant que vous découvrez qu’ils travaillent entre 35 et 37 heures, et qu’ils travaillent bien. Cela va comme cela ! Les 35 heures, ils les ont ?

Émile Zuccarelli : Pour certains oui, sans doute, mais pour d’autres, non ! C’est cela qu’il faut préciser.

Europe 1 : Vous dites que la loi Aubry ne s’applique pas à la fonction publique ?

Émile Zuccarelli : Pas dans ses mécanismes, parce que c’est une loi qui a été faite pour le secteur privé.

Europe 1 : Ce qui est valable pour les patrons privés n’est pas valable quand l’État est patron ?

Émile Zuccarelli : Strictement parlant, non ! Pour l’excellente raison qu’une entreprise cela fait des recettes. On augmente la productivité des gens, cela fait davantage de recettes par tête. Dans la fonction publique, on ne fait pas de recettes : on donne un service et c’est ce service qu’il faut améliorer.

Europe 1 : Mais, pour vous, est-ce qu’un service public doit être plus compétitif, plus efficace et peut-être plus productif ?

Émile Zuccarelli : Le mot « compétitif », ce n’est pas le bon mot, parce qu’ils ne sont pas en compétition directe avec quelqu’un d’autre, mais…

Europe 1 : Mais, il y a l’Europe derrière !

Émile Zuccarelli : Mais, être plus efficace, plus productif, oui, je le dis.

Europe 1 : Est-ce que le secteur privé doit s’inspirer de la durée et de la qualité du travail dans le public ? Est-ce que c’est ce qui se passe dans le public qui doit servir de modèle au privé à votre avis ?

Émile Zuccarelli : Le privé, c’est très varié ; la fonction publique, c’est très varié. Je crois qu’il ne faut pas faire de comparaison. Ce que je constate simplement, c’est que les campagnes qui ont été faites pour dire que les fonctionnaires étaient des privilégiés, hormis – c’est exact – la garantie de l’emploi, toutes ces campagnes sont des campagnes sans fondement, et elles viennent très souvent de gens que je soupçonne un peu de ne pas aimer la chose publique et de vouloir réduire l’État. Moi, je ne veux pas un État plus modeste ou plus maigre. Je veux un État plus moderne.

Europe 1 : Avec ces normes, cette modernisation que vous souhaitez, est-ce que vous vous dites : il faut que cela se fasse en l’an 2000, en 2002, à la Saint-Glinglin, quand ?

Émile Zuccarelli : On va travailler, et dans la concertation que je vais ouvrir, on va parler de méthode. Il est vraisemblable que l’on commencera par des expérimentations. C’est évident. On verra. Vous savez, la fonction publique, c’est quatre millions et demi de personnes, des milliers et des milliers de métiers différents dans des endroits très différents. Cela mérite qu’on mette un pied devant l’autre – comme on l’a fait, en accord avec les partenaires sociaux, l’an dernier –.

Europe 1 : Donc, il n’y a pas de date ? Vous ne dites pas : on va réfléchir ; on va faire une négociation ; cela durera deux ans, trois ans, quatre ans, mais on y va ?

Émile Zuccarelli : Ma date, c’est que, dès début mars, nous consultons les partenaires sociaux.

Europe 1 : Quand vous avez remis le rapport, il y a quelques jours, à Lionel Jospin et à Matignon, qu’est-ce qu’il vous a dit, si je ne suis pas indiscret ?

Émile Zuccarelli : Matignon, le Premier ministre m’a dit depuis longtemps, et me redit toujours, qu’il faut associer la fonction publique à la perspective des 35 heures, mais dans une logique qui, forcément, par la nature des choses, est différente de celle du privé. Et il faut – c’est une formidable occasion – moderniser le service public.

Europe 1 : Il ne vous a pas dit : Émile, tu marches sur des œufs, fais attention ?

Émile Zuccarelli : Le Premier ministre sait que c’est un problème délicat parce que quatre millions et demi de fonctionnaires, comme je vous l’ai dit, dans la diversité des métiers, cela ne se manie pas comme cela. Si je me retournais quelques années en arrière, je verrais que des gouvernements de droite premièrement n’ont jamais fait cet état des lieux. Et lorsqu’ils ont voulu prendre des initiatives, elles étaient bien malencontreuses et inspirées quelquefois du fait qu’il y avait de la mauvaise graisse dans la fonction publique. Ils se sont plantés.

Europe 1 : C’est-à-dire que réformer est une tâche trop lourde pour un gouvernement de droite et pour un gouvernement de gauche ?

Émile Zuccarelli : Non, quand on travaille dans le dialogue social et dans la confiance, c’est possible. Et la gauche le fera.

Europe 1 : Comment définissez-vous le courage en politique ?

Émile Zuccarelli : Le courage, ce n’est pas l’agitation ; ce n’est pas de la gesticulation. Le courage, c’est d’avancer. C’est ce que nous faisons.

Europe 1 : Ne pas avoir peur ?

Émile Zuccarelli : Je n’ai pas peur.

Europe 1 : Je ne parle pas aux Corses qui... je sais qu’il y a des menaces. Mais, en politique : prendre des décisions, s’y tenir, et associer ceux qui sont concernés et les faire avancer. C’est cela ?

Émile Zuccarelli : Le courage est toujours facile chez les autres. Mais, il existe quand même, et je crois que la démarche de ce gouvernement est une démarche courageuse. Mais, un courage allié au réalisme et à la bonne prise en compte des problèmes… c’est pour cela qu’on pose toujours les diagnostics, après on discute, et après on fait.

Europe 1 : Un jour, on parlera de la Corse, parce que vous êtes au cœur de la Corse, et il y a des élections pour l’assemblée territoriale.

Émile Zuccarelli : Je suis toujours prêt à parler de la Corse.