Interview de M. Franck Borotra, ministre de l'industrie de la poste et des télécommunications, à France-Inter le 7 mai 1996, sur le projet de directive européenne pour l'organisation du marché de l'électricité en Europe, et la position française de défense du service public.

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Média : France Inter

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France Inter : Vous partez de ce pas à Bruxelles pour une réunion des ministres de l'énergie, une réunion décisive pour l'avenir d'EDF. Il semble que ce soit une partie de bras de fer qui s'annonce entre l'Allemagne, qui a des visées très libérales sur le marché de l'électricité, et la France, qui est plus protectionniste. Quel est l'enjeu ?

F. Borotra : La France n'est pas protectionniste, la France défend ses intérêts. Nous sommes donc à Bruxelles pour défendre le service public et pour faire en sorte que le marché de l'électricité ne soit pas soumis à une déréglementation sauvage.

France Inter : Mais pourquoi parler de déréglementation d'électricité ? Ça nous est imposé par les normes mondiales, par l'organisation mondiale du commerce, ou est-ce une volonté européenne ?

F. Borotra : Non, c'est une volonté d'un certain nombre de partenaires au niveau de l'Union européenne. C'est vrai que le marché unique et que le traité de Rome prévoient l'organisation de la concurrence, et il y a un certain nombre de pays qui souhaitent que cette concurrence soit étendue au marché de l'électricité. La France, elle, veut préserver son service public et éviter une déréglementation qui aurait des conséquences évidentes, à la fois sur les entreprises et pour les usagers.

France Inter : Ce sur quoi on négocie, c'est un projet de directive européenne ?

F. Borotra : C'est un projet de directive européenne.

France Inter : Mais pourquoi une directive, dans la mesure où ça ne marche pas trop mal ? L'EDF est le plus gros et, en rapport qualité/prix, c'est plutôt le moins cher, quand on regarde les chiffres ?

F. Borotra : Oui, c'est une bonne question, pourquoi une directive ? Je crois qu'il y a deux raisons à ça : 1. La France est sous le coup de plaintes, auprès de la Cour de justice des communautés européennes, pour le maintien du monopole de l'import-export et, à n'en pas douter, pour le monopole du transport et de la distribution. Et je crois qu'il faut sortir EDF de cette situation d'insécurité juridique qui fait que, s'il n'y a pas de directive, alors il est probable que la cour de justice tranchera contre la position de monopole en France.

France Inter : Et alors ?

F. Borotra : Dans ce cas-là, je ne vois pas comment la France peut ne pas accepter l'avis de la cour de justice. Il y a une deuxième raison, c'est que EDF a besoin de connaître une croissance, et cette croissance, c'est sur l'espace européen qu'il faut qu'elle la cherche, en particulier en termes de production d'électricité. Donc, le meilleur moyen est effectivement de trouver un accord réciproque qui permette effectivement à EDF de profiter des avantages de cette grande entreprise pour conquérir des parts sur le marché européen.

France Inter : Pour vous résumer, vous êtes partisan d'une directive, à la fois pour échapper aux foudres de la Cour de justice de Luxembourg et pour pouvoir exporter chez les autres. Ça suppose des concessions de votre part ?

F. Borotra : Non, je suis pour une directive, mais pas à n'importe quel prix. Et donc, il y a une limite très précise à cette négociation. Premièrement, que la directive ne remette pas en cause le service public. Le service public, c'est l'obligation qui est faite à EDF, et à EDF seule, de servir les 29 millions d'usagers domestiques, où qu'ils habitent, au même prix.

France Inter : Et ça n'existe pas chez nos voisins ?

F. Borotra : Chez nos voisins, si vous habitez dans une région qui est défavorisée ou qui est éloignée, vous payez plus cher que si vous habitez dans une région qui est fortement urbanisée.

France Inter : Il y a d'autres conditions ?

F. Borotra : Oui, il y a deux autres conditions : La deuxième condition est que l'on ne remette pas en cause le monopole du transport et de la distribution en l'état actuel, qui est la garantie de la sécurité et de la qualité d'approvisionnement sur l'ensemble de notre territoire. La troisième condition est ce qu'on appelle la programmation à long terme. Mais d'un mot, c'est la possibilité laissée à EDF, d'amortir les 1 000 milliards de francs de l'outil nucléaire, qui constitue l'origine de 75 % de l'électricité produite en France, qui est à la fois la condition de l'indépendance énergétique de notre pays, et l'obligation de sûreté nucléaire qui est l'engagement que l'État prend vis-à-vis de la population française.

France Inter : Mais avec ces trois conditions, la négociation est un peu fermée, où est l'ouverture ?

F. Borotra : L'ouverture est en direction des industriels, et en particulier des gros industriels. L'énergie fait partie de leur prix de revient. Et, la plupart du temps, ils sont soumis à des conditions de concurrence qui font qu'il leur faut maîtriser tous les éléments du prix de revient. Il est naturel de permettre aux entreprises, qui trouvent des producteurs ou des fournisseurs à des prix moindres que le fournisseur EDF, de pouvoir, éventuellement, en profiler.

France Inter : Ça prouve qu'il y en a ?

F. Borotra : Ça, c'est l'avenir qui le dira. Je reste convaincu que EDF, compte tenu de sa compétence, compte tenu de la qualité de l'outil nucléaire, qui est le résultat de choix politiques qui ont été faits par le gouvernement français, compte tenu aussi de la grande responsabilité du personnel, est en état de résister à toutes les concurrences sur l'espace européen.

En l'occurrence, si vous leur laissez 25 % de parts de marché sur les gros industriels, vous espérez bien aller leur grignoter ailleurs ?

F. Borotra : D'abord, il faudra venir conquérir une place sur le marché français. Et pour ça, être compétitif avec l'entreprise EDF, qui est incontestablement, aujourd'hui, l'une, si ce n'est la plus performante du monde.

France Inter : Quelle est la comparaison que l'on peut instaurer avec la situation de France Télécom ? Parce que c'est concomitant, la discussion du nouveau statut de France Télécom, la déréglementation ?

F. Borotra : C'est le calendrier qui fait ça. En fait, il s'agit de problèmes de nature complètement différente. Mais dans les deux cas, la France défend une certaine conception du service public. On l'a dit pour l'EDF. Pour France Télécom, le problème est différent. Ce qui oblige, aujourd'hui, à voter une loi de règlement de la libéralisation du marché, c'est l'évolution technologique. Les auditeurs savent bien qu'aujourd'hui, dans la rue, on croise des personnes qui utilisent des téléphones qui relèvent d'une autre technique que France Télécom. Par conséquent, on a vu se développer, par la téléphonie mobile, par les satellites, toute une série de systèmes qui ont, naturellement de fait, remis en cause le monopole. Donc, ce que nous voulons, c'est nous mettre en liaison, en conformité avec les engagements que la France a pris, de libéralisation du marché pour le 1er janvier 1998, tout en donnant à France Télécom, tous les moyens d'être un opérateur mondial compétitif, et en même temps, d'être l'opérateur qui ait la responsabilité du service public sur le territoire français.

France Inter : Quand toutes ces grandes réformes auront été effectuées, qu'est-ce qui restera du service public tel que nous le concevons, nous ?

F. Borotra : Il restera l'essentiel du service public. C'est-à-dire les missions de service public. Les missions du service public, c'est ce que l'État décide de donner, en tant que service de la vie quotidienne, dans les mêmes conditions, où que l'on habite et qui que l'on soit, à tous les Français. C'est ça la notion de service public. Et cette notion de service public est plus essentielle que jamais, en ces périodes de fracture sociale. C'est reconnaître de la part de la nation, de la part de l'État, que chacun a droit à des services, qui sont devenus aujourd'hui essentiels à la vie quotidienne. L'électricité en est un, le téléphone en est un. Et en défendant le service public, c'est un des éléments du pacte républicain que nous défendons.