Interview de M. Franck Borotra, ministre de l'industrie de la poste et des télécommunications, dans "La Lettre de la nation magazine" du 5 avril 1996, sur la nécessité d'une politique industrielle pour la France, et sur l'aide de l'Etat aux PMI notamment pour l'exportation.

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • Franck Borotra - ministre de l'industrie de la poste et des télécommunications

Média : La Lettre de la Nation Magazine

Texte intégral

La Lettre de la Nation Magazine : Quel est l'héritage du Président Georges Pompidou en matière industrielle ?

Franck Borotra : Comme vous le savez, le Président Pompidou a eu une action déterminante en matière industrielle. Il avait la conviction qu'il n'y a pas de grande puissance économique sans industrie forte. Aujourd'hui, l'industrie contribue pour 29 % à la formation du PIB et à 51 % en y ajoutant les services rendus à l'industrie. Comme le Président Pompidou, je ne crois pas à une économie reposant entièrement sur les services et sur la sphère financière. Les pays qui font ce choix renoncent à une partie de leur indépendance et sont soumis aux fluctuations permanentes des marchés financiers. C'est sans doute là le premier enseignement de Georges Pompidou : il n'y a pas d'économie forte sans industrie compétitive. Nous avons quelques faiblesses, mais la France est la quatrième puissance industrielle au monde. Le second message est celui de l'engagement de l'État. Il ne s'agit pas d'un néo-colbertisme qui serait malvenu dans une économie concurrentielle, mais de la nécessité pour l'État de ne pas céder au fatalisme à travers une vision trop naïve de la concurrence. Il suffit pour s'en convaincre de regarder l'effort public massif qui est consenti aux États-Unis, pays « libéral » par excellence, en faveur d'industries stratégiques comme l'aéronautique.

La Lettre de la Nation Magazine : Peut-on dire que l'industrie française a souffert, après Georges Pompidou, d'un relatif abandon des pouvoirs publics ?

Franck Borotra : C'est indéniable. Ce n'était plus « à la mode », et ce fut une erreur. Les méthodes d'intervention des gouvernements socialistes, à partir de 1981 n'étaient pas plus adaptées, et elles ont entraîné à la fois un [illisible] du déficit budgétaire, un déficit énorme du commerce extérieur et une forte inflation.

La Lettre de la Nation Magazine : Quelles orientations comptez-vous donner à votre action pour rendre à la France une ambition industrielle ?

Franck Borotra : Pour que le pays retrouve une ambition industrielle, il lui faut une véritable politique industrielle. Bien entendu, il faut que celle-ci soit adaptée à notre temps et qu'elle prenne en compte toutes les évolutions intervenues pour mieux maîtriser l'avenir. L'État doit assumer ses missions essentielles : il doit être régalien, stratège, il lui faut éclairer l'avenir des entreprises, les aider dans leur effort de recherche, favoriser les coopérations techniques entre créateurs et utilisateurs des technologies nouvelles, inciter à l'innovation qui permet à nos entreprises d'être toujours en avance sur la concurrence acharnée des pays à faible coût de main d'oeuvre. Il lui faut aussi réfléchir à la cohérence des projets industriels, lors des opérations de privatisation notamment. Ce qui est sûr, c'est qu'il faut en permanence veiller à l'adaptation du tissu industriel car la concurrence à laquelle nous sommes confrontés est de plus en plus vive. L'État garde ici un rôle essentiel, comme vient de nous le montrer le Président de la République en engageant lui-même le processus de restructuration des industries de défense.

La Lettre de la Nation Magazine : Quels sont, selon vous, les secteurs prioritaires ?

Franck Borotra : Je ne crois pas que l'on puisse raisonner en termes de secteurs. Choisir des secteurs n'a pas véritablement de sens, sauf lorsque l'un d'eux se trouve dans une situation particulière, justifiant une intervention spécifique de l'État. Ce qui compte, c'est la démarche en faveur de l'emploi, tous secteurs confondus. Bien sûr, la France a des domaines d'excellence, en matière ferroviaire, aéronautique, nucléaire, etc., mais il n'y a pas, d'un côté, les secteurs nobles et, de l'autre, ceux que nous devrions abandonner. Qui, il y a seulement cinq ans, aurait parié sur la réussite des activités civiles de Thomson ? Ou de Bull ? Qui sait que notre industrie de textile et d'habillement emploie aujourd'hui plus de 340 000 personnes alors qu'on la disait condamné il y a dix ans ?

La Lettre de la Nation Magazine : Pour ce qui est de la filière textile justement, en quoi le dispositif d'aide présenté par Alain Juppé est-il original ?

Franck Borotra : Le Premier ministre a décidé une véritable contractualisation entre l'État et les entreprises des secteurs textile-habillement-cuir-chaussure, qui souffrent le plus des dévaluations compétitives pratiquées par certains pays européens. Il est prévu un allégement très significatif des charges sociales sur les bas salaires à condition que les partenaires sociaux s'engagent sur l'aménagement et la réduction du temps de travail, et que les entreprises bénéficiaires s'engagent sur le nombre d'emplois maintenus et sur l'embauche des jeunes. Il s'agit d'un dispositif expérimental sur deux ans, de grande portée, au terme duquel un bilan sera dressé.

La Lettre de la Nation Magazine : Vous parliez des dévaluations compétitives et de leurs conséquences sur les industries. Comment en 1999 pourra-t-on gérer la coexistence de la monnaie unique et des autres monnaies européennes ?

Franck Borotra : Vous posez là un problème essentiel. On ne peut pas concevoir une vaste zone de libre-échange avec certains États qui auraient une monnaie unique, et donc une discipline monétaire forte, et d'autres qui joueraient avec leur parité de change, tout en profitant de l'ouverture totale des frontières pour la circulation des marchandises. C'est un peu ce qui arrive aujourd'hui. Il faut y remettre de l'ordre, sinon c'est la cohérence de la construction européenne qui risque d'être en cause. L'Europe compte aujourd'hui 18 millions de chômeurs et ne peut pas se permettre d'institutionnaliser un système dans lequel certains pays importent leurs marchandises et exportent leurs emplois. Dans un récent article, Jacques Chirac a proposé que les pays qui n'adopteraient pas l'euro en 1999 lui soient liés par une parité encadrée. C'est une proposition forte et cohérente qui sera débattue avec nos partenaires européens.

La Lettre de la Nation Magazine : Autre source de déséquilibres : la grande distribution, dont les industriels fournisseurs de biens de consommation disent qu'elle réduit de plus en plus leurs marges. Le projet de loi relatif à la loyauté et à l'équilibre des relations commerciales suffira-t-il, selon vous, à mettre un terme à cette situation ?

Franck Borotra : Je le pense, vous savez, l'équilibre est difficile à trouver entre producteurs, distributeurs et consommateurs. Ce qui est certain, c'est que de nouvelles règles du jeu devaient être édictées pour mieux respecter les intérêts de chacun, c'est-à-dire ceux de l'économie nationale tout entière. La nouvelle notion de « prix anormalement bas », introduite dans le projet de loi, devrait y contribuer. Il faut bien voir que la politique de prix des distributeurs conditionne l'emploi en France.

La Lettre de la Nation Magazine : L'exportation a été présentée par Jacques Chirac comme un des grands défis de notre industrie et une des grandes sources de croissance et d'emplois justement. Que compte faire le gouvernement pour aider les industriels à conquérir des parts de marché à l'étranger ?

Franck Borotra : J'ai accompagné le chef de l'État à Singapour, et je peux vous dire que nous avons en lui le meilleur défenseur de la technologie et des entreprises françaises. L'exportation est une nécessité absolue pour un nombre de plus en plus important d'entreprises confrontées à un marché intérieur trop étroit pour assurer leur développement. La plupart de nos PMI, aujourd'hui, n'exportent pas, et j'ai fixé comme objectif à mes services d'aider 2 000 nouvelles PMI à exporter sur les 23 000 PMI françaises de 20 à 500 salariés. Il nous faut par ailleurs trouver une meilleure synergie entre les différents acteurs du soutien public à l'exportation et surtout le simplifier. Je veux également, en liaison avec mon collègue en charge du commerce extérieur, Yves Galland, réaliser une opération exemplaire sur le Sud-Est asiatique pour satisfaire l'objectif fixé par Jacques Chirac d'y tripler nos exportations en dix ans.

La Lettre de la Nation Magazine : Globalement, quelle peut être la contribution de l'industrie au combat pour l'emploi ?

Franck Borotra : Elle est essentielle, naturellement. Mon objectif premier est d'élargir la base industrielle du pays en favorisant le développement de nos 23 000 PMI, par l'aide à la recherche et à l'innovation, au financement de projet, à l'exportation, le conseil en développement industriel, qui passe notamment par le rapprochement avec des grands groupes, et que pratiquent tous les jours les DRIRE (directions régionales de l'industrie, de la recherche et de l'environnement). C'est dans ces PMI que se trouvent le principal gisement d'emploi : ces quinze dernières années, la production industrielle a progressé de 52 % aux États-Unis, de 18 % en Allemagne et de 7 % seulement en France.
Avec le même taux de croissance que les Américains, nos PMI emploieraient aujourd'hui 400 000 personnes de plus. Ce n'est pas irréaliste : dans les années 60, de nombreux économistes pronostiquaient que la France serait la deuxième puissance industrielle en l'an 2000. Ils se sont peut-être trompés de date, mais on peut quand même essayer de leur donner raison...

La Lettre de la Nation Magazine : Vous êtes également ministre de la Poste et des télécommunications. Que répandez-vous à ceux qui disent que la déréglementation risque de remettre en cause te service public à la française ?

Franck Borotra : La Poste est au coeur du service public, qui est lui-même le ciment essentiel du pacte républicain. La plupart des pays européens ont la même conception que nous et je pense que la directive en matière postale ne devrait pas nous poser de problèmes majeurs. S'agissant des télécommunications, il y a à la fois une formidable révolution technologique et des engagements internationaux souscrits par les précédents gouvernements. On ne peut pas les ignorer. D'ores et déjà, beaucoup d'entreprises françaises pratiquent le call back, c'est-à-dire le reroutage de leurs communications à partir d'opérateurs étrangers, et le développement des téléphones cellulaires nous montre que les frontières sont fragiles. Ce qui est important, c'est de donner au « service universel » un contenu concret, aussi proche que possible de notre service public, et d'assurer son financement.

La Lettre de la Nation Magazine : Quelle sera, selon vous, la place de France Télécom dans les services téléphoniques de demain ?

Franck Borotra : Elle sera primordiale. France Télécom restera l'opérateur de service public. Mais c'est aussi une très belle entreprise, de haute technologie, dont le personnel est particulièrement compétent. Je ne doute pas qu'elle s'insère parfaitement dans un contexte concurrentiel. François Fillon, ministre délégué, suit attentivement ce dossier.