Texte intégral
RTL : vendredi 8 mars 1996
M. Cotta : Vous rendez public un document d'une trentaine de pages sur l'Europe. Vous proposez d'abord de conclure un nouveau traité de l'Elysée avec l'Allemagne. Pourquoi ?
É. Balladur : Ce traité n'est pas dépassé. Il a été utilisé. Il a produit beaucoup de résultats. Mais je crois que l'Europe ne progresse que lorsque la France et l'Allemagne sont bien d'accord. Nous avons fait beaucoup de progrès avec les Allemands depuis 30 ans. Il faut les actualiser. Il faut aller plus loin, notamment dans le domaine économique et financier.
M. Cotta : Pas de bouleversement sur la monnaie unique ? Elle sera mise en oeuvre dès le 1er janvier 1999.
É. Balladur : Je le souhaite, parce que c'est l'intérêt de la France et l'intérêt de l'Europe. Je pense que nous devons tout faire pour y parvenir. Il sera d'ailleurs très important de voir comment s'exécutera le budget en 1996 et les comptes sociaux. Ce sera à la fin de l'année que – je l'espère – nous pourrons juger que nous serons prêts à temps.
M. Cotta : 1999 dépend de 1996 déjà ?
É. Balladur : En grande partie, oui.
M. Cotta : Le compte à rebours a commencé ?
É. Balladur : Oui, bien entendu. Il faut que les Français comprennent bien que sans l'Europe, les choses marcheraient plus mal.
M. Cotta : Portant, l'Europe est accablée de tous les maux.
É. Balladur : C'est la responsabilité sans doute de tous ceux qui ont un rôle dans la vie publique. Sans l'Europe, on aurait moins d'emploi. Sans l'Europe, on aurait moins de sécurité. Sans l'Europe, on serait tout de même obligé de réduire nos déficits. Il ne faut pas faire de l'Europe le bouc émissaire de tous nos problèmes.
M. Cotta : Y-a-t-il des économies à faire ? En fait-on assez ?
É. Balladur : Il faudrait aller plus loin dans la réduction des dépenses. On ne réduit les déficits que lorsqu'on réduit les dépenses. Je pense également qu'il faudrait faire la réforme fiscale le plus vite possible pour commencer à réduire les déficits.
M. Cotta : On peut faire les deux à la fois ?
É. Balladur : Si on réduit suffisamment les dépenses, oui, on le peut.
M. Cotta : Pour la valeur de la monnaie unique, vous dites qu'il faut ajuster le franc et le mark par rapport au dollar. Et si les Américains ne le veulent pas ?
É. Balladur : Il faut être tout à fait clair : la monnaie européenne sera un élément considérable de prospérité de l'Europe, et donc de la France. Encore faut-il que cette monnaie européenne soit fixée à un bon niveau de valeur, qu'elle ne soit pas fixée trop au-dessus du dollar. La valeur de la monnaie européenne sera fonction de la valeur du franc et du mark.
Actuellement, le dollar est sous-évalué par rapport au franc et au mark. Il est donc impératif à mes yeux que les Français et les Allemands entament avec les Américains une discussion pour voir comment on pourrait réévaluer le dollar. C'est ce qu'on a fait il y a quelques années avec les accords du Louvre. Depuis, le dollar a recommencé à baisser et c'est un élément important qui empêche la compétitivité de l'Europe.
M. Cotta : Les Américains sont-ils prêts à renoncer d'eux-mêmes à cet avantage économique ?
É. Balladur : Ils l'ont fait il y a quelques années parce que leur intérêt est aussi d'avoir une monnaie solide. C'est l'intérêt de tous les pays du monde d'avoir une monnaie solide.
M. Cotta : Comment comptez-vous persuader les pays européens qui ne feraient pas partie dans un premier temps de cette monnaie unique à ne pas se livrer à des dévaluations compétitives ?
É. Balladur : C'est une des sources de nos difficultés. Le franc n'est pas du tout surévalué par rapport au mark, contrairement à ce que j'entends parfois. Nous avons un couple franc-mark qui est surévalué par rapport au dollar et qui est surévalué par rapport aux autres monnaies européennes. Il faut donc en même temps qu'on créera la monnaie unique européenne réformer le système monétaire européen et convaincre les autres pays qu'un grand marché ne peut pas fonctionner avec des dévaluations compétitives.
M. Cotta : Qu'est-ce qui peut obliger l'Italie de ne pas baisser la lire pour être plus compétitive ?
É. Balladur : Il y a une proposition du gouvernement français tout à fait judicieuse qui consisterait à calculer les subventions que l'Europe donne à travers les fonds structurels en monnaie nationale et non plus en monnaie européenne. Cela veut dire que les pays n'auraient plus avantage à dévaluer. C'est une proposition que je trouve pour ma part tout à fait bonne.
M. Cotta : Pourrait-il y en avoir d'autres aussi contraignantes ?
É. Balladur : Exactement. Il faut choisir : on ne peut pas à la fois être dans l'Europe, profiter des avantages d'un grand marché européen et gérer sa monnaie de telle sorte qu'on fasse une concurrence anormale à ceux qui se gèrent bien.
M. Cotta : L'Europe en cercles concentriques permet-elle à l'Italie, par exemple, d'être à la fois proche des pays les plus resserrés et éloignés ?
É. Balladur : Je crois que l'organisation de l'Europe est relativement simple. Tous les pays qui adhèrent au traité européen et qui sont membres de l'Union européenne doivent respecter le traité. Mais il y a des pays qui peuvent aller plus vite et plus loin, dans le domaine monétaire, dans Je domaine militaire. C'est le cas actuellement. Il faut le permettre. Il faut même Je favoriser, à condition que ces pays soient ouverts également aux autres, que ce ne soit pas un club refermé. Je pense que dans ces conditions l'organisation de l'Europe en cercles correspond à la réalité et correspond surtout aux possibilités actuelles.
M. Cotta : Pour chaque débat important, comptez-vous rendre public votre point de vue ? Dans quel but ? Vous vous réservez une place à part dans la politique française ?
É. Balladur : Pour chaque débat important, pas nécessairement. Je me suis exprimé sur la politique économique. Je me suis exprimé sur la possibilité de relancer la croissance. Je m'exprime sur l'Europe aujourd'hui. Je m'exprimerai sans doute demain sur la réforme fiscale, par exemple.
M. Cotta : Cela s'inscrit-il dans une stratégie politique ?
É. Balladur : Non. J'ai toujours fait ça parce que je crois que la majorité qui est importante a besoin de vivre dans la diversité des imaginations et des propositions. J'y apporte ma contribution tout en étant parfaitement solidaire de l'ensemble de la majorité.
M. Cotta : P. AUBERGER vient d'être suspendu de ses fonctions à l'intérieur du RPR. On lui reproche d'être balladurien ou d'être critique à l'égard du gouvernement ? N'est-ce pas la même chose ?
É. Balladur : Je ne sais pas. Je ne lui fais pas de reproches. Vous poserez la question à ceux qui lui font des reproches. On ne va pas s'éterniser sur ce sujet. Je vais dire simplement que la majorité ne peut bien fonctionner que si tout le monde est solidaire et que si en même temps il y règne une certaine liberté de proposition et d'imagination. Ce qui compte, ce sont les votes. Jamais les votes n'ont fait défaut au Gouvernement à l'Assemblée. À partir de là, que tel ou tel fasse une proposition sur tel point ou une réserve sur tel autre point technique ne me paraît pas anormal. C'est tout ce que j'ai à dire. J'ajouterai que je crois qu'il ne faut pas confondre le fonctionnement du gouvernement, le fonctionnement du Parlement, le fonctionnement des commissions parlementaires et le fonctionnement des partis politiques. Tout ça n'est pas la même chose. Il est normal qu'il y ait une certaine diversité.
M. Cotta : Les balladuriens sont-ils condamnés derrière ça ?
É. Balladur : Non, je ne le crois pas. Ceux que vous appelez les balladuriens sont dans la majorité. Ils sont solidaires du gouvernement. Je me réjouis qu'ils soient également solidaires de moi, ça me fait plaisir. Mais je pense qu'ils contribuent, et ils contribueront, de façon très efficace à faire en sorte que nous gagnions les prochaines élections législatives. C'est maintenant l'enjeu qui est devant nous.
M. Cotta : Êtes-vous sensible à votre image dans les sondages ? Vous avez une image d'homme qui rassure, selon le sondage IFOP-La Tribune, mais pas une image de novateur. Est-ce que ça vous gêne ?
É. Balladur : Je crois que ce n'est pas tout à fait exact. Sur un certain nombre de problèmes, je m'attache au contraire à défendre des idées nouvelles.
M. Cotta : La France aime bien être rassurée.
É. Balladur : Oui, mais elle aime bien rêver. Je crois que c'est important également.
France 2 : lundi 18 mars 1996
D. Bilalian : Dans un article que vous publiez aujourd'hui, vous estimez que l'Europe est ressentie comme une contrainte par les Européens et particulièrement par les Français. Prenons l'exemple de France Télécom : certains considèrent que sa privatisation est une chance, la gauche estime que c'est une contrainte, en tout cas c'est un risque.
É. Balladur : Il ne s'agit pas d'une privatisation à proprement parler de France Télécom puisque l'État doit conserver la majorité dans le capital de cette grande entreprise qui a parfaitement bien réussi mais qui, pour s'adapter, doit nécessairement changer de statut. Mais l'État conserve la majorité et le personnel conserve également son statut ? Je crois qu'il était indispensable d'évoluer si l'on veut que France Télécom ait toutes ses chances dans la compétition mondiale.
D. Bilalian : Pourquoi estimez-vous par ailleurs que les Français ressentent tout ce qui a trait à l'Europe comme une contrainte ?
É. Balladur : Parce qu'on les laisse le ressentir ainsi. Et ça, c'est la responsabilité des politiques, quels qu'ils soient – quelque gouvernement ou à quelque majorité qu'ils appartiennent en France ou à l'Etranger. Il faut bien persuader nos compatriotes que l'Europe est une chance et n'est pas un risque ; que, grâce à l'Europe, nous pouvons avoir plus de prospérité et davantage d'emplois, à condition de savoir prendre les décisions nécessaires.
D. Bilalian : Jusqu'à présent, l'Europe n'est pas créatrice d'emplois.
É. Balladur : Elle n'est pas non plus destructrice d'emplois. Je crois que s'il n'y avait pas l'Europe nous aurions encore plus de chômage et encore moins d'emplois. Donc il faut convaincre nos compatriotes, et pour cela il faut prendre les mesures nécessaires. C'est-à-dire qu'il faut réformer les institutions de l'Europe, pour qu'elles soient plus efficaces et plus rapides. Il faut, en second lieu, créer une monnaie européenne mais à sa bonne valeur. Ce qui suppose que l'on mette fin – enfin, en essayant de persuader de mettre fin – à la sous-évaluation du dollar. Et il faut en troisième lieu, et là on retrouve la politique économique, que tous les pays européens diminuent leurs déficits, diminuent leurs dépenses, diminuent leurs prélèvements et leurs impôts qui sont beaucoup plus élevés que ceux du reste du monde. Nous avons devant nous plusieurs années de réformes. Pour faire en sorte que l'Europe soit une chance pour tous, que grâce à l'Europe il y ait davantage de prospérité, qu'il y ait davantage d'emplois, il faut prendre pour cela toutes les décisions nécessaires.
D. Bilalian : Une autre réforme qui vous est chère : celle de l'impôt. Monsieur JUPPÉ a présenté hier une réforme sur cinq ans. Est-ce la décision qu'il fallait prendre ?
É. Balladur : Je ne peux pas le dire à l'avance sans connaître les propositions précises du gouvernement. Ce que je voudrais dire, c'est qu'actuellement la France traverse effectivement une période difficile qui est caractérisée par le fait que notre production n'augmente pas assez vite. Le résultat, c'est qu'il y a une sorte de crise psychologique que traversent les Français. Crise qui est d'ailleurs excessive. Car notre pays, je le dis souvent, est un grand pays qui a beaucoup de chance et beaucoup d'atouts. Pour cela, pour que la confiance revienne, afin que la croissance reparte, il faut diminuer les déficits, c'est évident, et il faut le faire surtout en diminuant les dépenses et en diminuant les impôts. La réforme fiscale, il faut la faire, et il faut la faire à mes yeux le plus vite possible pour que la France comble son retard avec les autres pays. C'est à ce prix-là que nous retrouverons la croissance.
D. Bilalian : Ce n'est pas la première fois qu'on nous parle d'une réforme des impôts. Doit-on y croire cette fois-ci ?
É. Balladur : Il faut y croire parce que c'est indispensable, et parce que si on ne le fait pas, nous aurons moins de croissance et davantage de chômage. Je le répète : si nous voulons reprendre le contrôle de notre activité et faire en sorte d'avoir davantage d'emplois, il faut baisser les déficits, baisser les dépenses et baisser les impôts. Vous me dites : on l'a dit bien souvent, on ne l'a jamais fait. D'abord, je vous fais observer qu'on l'a fait parfois dans le passé, et à plusieurs reprises même. Mais il est vrai qu'il faut recommencer cet effort et convaincre les Français que nous devons nous réformer, et que si nous ne nous réformons pas, d'autres nous dépasserons. Et que, dans ces conditions, nous ne retrouverons jamais la prospérité à laquelle nous pouvons prétendre compte tenu à la fois des richesses de la France et des capacités des Français.
D. Bilalian : Sur les juges, pensez-vous, comme M. CHARASSE, que les juges ont entamé vraiment une offensive contre la classe politique ?
É. Balladur : Je ne sais pas. En ce qui me concerne, je m'abstiens de porter un jugement, enfin une appréciation, sur les décisions de justice. Ce que je souhaite, c'est que la justice soit indépendante, cela va de soi, mais également qu'elle soit sereine et objective, la plus objective possible. Je n'ai pas à commenter un jugement qui concerne une personne particulièrement.
D. Bilalian : Conditions climatiques mises à part, pensez-vous que nous sommes au printemps, en France ?
É. Balladur : Le printemps arrive chaque année à la même date, c'est dans deux jours. C'est mercredi prochain. Donc nous serons au printemps mercredi prochain.