Texte intégral
Date : 9 juillet 1997
Source : Le Parisien
Le Parisien : Quelques heures avant le changement de majorité, votre prédécesseur avait donné un accord de principe sur la réalisation de 130 000 m2 d’équipement universitaire sur la ZAC Paris-Rive-Gauche. Quelle est la position du ministère depuis le 1er juin ?
Claude Allègre : Je ne me sens pas contraint par les actions du gouvernement précédent, plus guidées dans ce domaine par l’opportunisme que par un plan. J’ai dit que nous allions relancer le plan Université 2000-II, et que la priorité serait donnée à l’aménagement de Paris intra-muros.
J’ai écrit au maire de Paris pour lui dire qu’il ne prenne aucune décision tant que nous ne nous sommes pas vus en tant que nous n’avons pas mis en place un groupe de travail pour étudier l’ensemble de l’aménagement universitaire parisien.
Le Parisien : Quelles sont vos priorités pour Paris ?
Claude Allègre : Quand j’étais conseiller auprès de Lionel Jospin, j’avais fait le projet d’installer une nouvelle Sorbonne à côté de la bibliothèque. On va le reprendre, et se pencher aussi sur les problèmes d’extension de l’École normale supérieure, sur l’Inalco, les universités de Paris-III, V et VII… Je ne veux pas régler les choses au coup par coup, mais faire un plan qui sera discuté avec les collectivités territoriales. J’ai proposé à Jean Tiberi de venir devant le conseil de Paris pour m’exprimer et écouter les souhaits des élus parisiens.
Le Parisien : Pour parler aussi du logement étudiant ?
Claude Allègre : Oui, et d’ores et déjà je souhaite que la ville de Paris me donne des garanties sur le logement étudiant. Soit elle débloque des places dans les HLM, soit elle dégage des logements étudiants. Et à Jussieu, il sera construit des logements étudiants.
Le Parisien : Quel sera le calendrier de ce plan parisien ?
Claude Allègre : Je veux mettre en place des instances opérationnelles dès la rentrée, et le plan sera réalisé dans les cinq ans.
Le Parisien : Votre plan pour Jussieu est très attendu. Allez-vous poursuivre le désamiantage ?
Claude Allègre : Dans les jours qui viennent, j’annoncerai les structures qui seront mises en place. Je l’ai déjà dit : le désamiantage est une bêtise. Mais il faut aménager Jussieu et résoudre le problème de l’amiante. Il sera aussi construit des logements étudiants à Jussieu.
Mais dépenser autant d’argent qu’il en faut pour construire une université pour uniquement désamianter, c’est une absurdité et ce n’est pas sérieux. Mon prédécesseur s’est amusé à jouer sur des groupes de pression, alors que mes interlocuteurs sont les instances élues des universités.
On va déjà mettre Jussieu aux normes, anti-incendie et sécurité, et le problème de l’amiante sera réglé du même coup.
Date : 10 juillet 1997
Source : Le Figaro
Le Figaro : Un peu plus de trente jour après votre entrée au gouvernement, estimez-vous avoir résisté à l’exercice du pouvoir ?
Claude Allègre : Je n’ai pas l’impression que ça m’ait beaucoup atteint. Ce gouvernement a une caractéristique : les gens sont sympas. Je ne connaissais ni Jean-Claude Gayssot, ni Marie-George Buffet, ni Dominique Voynet. Je les trous très solidaires et amicaux.
Le Figaro : Qu’est-ce que, fondamentalement, différencie ce gouvernement de gauche du précédent gouvernement ?
Claude Allègre : Il y a des femmes dans des postes importants, des gens techniquement compétents et surtout un travail d’équipe bien coordonné par un Premier ministre amical mais ferme.
Le Figaro: Jouez-vous toujours un rôle particulier auprès de Lionel Jospin ?
Claude Allègre : Non je n’ai pas le temps. On se téléphone de temps en temps, on se voit un peu, mais nous avons été tous deux pris dans un tourbillon infernal. Je l’ai vu deux fois en tête à tête.
Le Figaro : Comment jugez-vous l’attitude des communistes au sein et en dehors du gouvernement ?
Claude Allègre : Il n’y a pas de grincements.
Le Figaro : Vous-même, vous sentez-vous plus proche des centristes ou des communistes ?
Claude Allègre : Les centristes ne sont pas dans la majorité, que je sache. Je me sens donc évidemment plus proche des communistes.
Le Figaro : Comment jugez-vous la réorganisation de la droite ?
Claude Allègre : La droite française est très particulière à cause du gaullisme. Mais le gaullisme n’existe plus. Le dernier gaulliste, c’est Pasqua. Les autres, ce sont des pompidoliens, un croisement de gaullisme et de libéralisme, c’est-à-dire deux espères différentes. Or les hybrides de la première génération sont stériles, c’est une règle en biologie… Le gaullisme s’étant construit contre le libéralisme, donc ce qui existe aujourd’hui ne peut pas marcher. L’essence de la pensée du général de Gaulle est anti-libérale. C’est une doctrine volontariste dans laquelle d’État est le moteur de tout. C’est le général de Gaulle qui a donné le droit de vote aux femmes, c’est lui qui a rebâti la France industrielle en nationalisant. De même, l’idée d’un rapprochement avec le Front national est anti-gaulliste. Si quelqu’un a bien combattu de Gaulle, notamment sur sa politique algérienne, c’est bien Le Pen. Mais le gaullisme a empêché la construction d’un parti chrétien-démocrate, c’est de Gaulle qui a marginalisé Bidault et Lecanuet. La question posée et donc : les chrétiens-démocrates auront-ils le courage de ne plus être les cire-pompes des RPR pompidoliens…
Le Figaro : Est-ce que, selon vous, dans un système politique idéal, des hommes comme François Bayrou ou Philippe Douste-Blazy devraient entre dans un gouvernement Jospin ?
Le Figaro : Il faudrait surtout que, sur des sujets essentiels comme l’Europe ou l’éducation, ils aient le courage de soutenir le gouvernement. Ils en sont encore loin, et sur le plan des idées, et sur le plan du courage. En fait, ils sont encore très à droite pour moi.
Le Figaro : Est-ce que vous appelez de vos vœux une recomposition politique qui dépasse le clivage droite-gauche ?
Claude Allègre : Je constate qu’en Allemagne le clivage n’est pas aussi marqué. Dans une situation difficile comme la nôtre, l’intérêt de la France serait peut-être que l’on arrive à cela, tout au moins sur certains sujets, mais je constate que l’on en est très, très lion. Mais ce n’est pas à moi de rêver à une droite idéale. Rappelons qu’en leur temps les socialistes ont dépassé les clivages partisans et soutenu le texte de Simone Veil sur l’IVG.
Le Figaro : La droite française peut-elle réussir sa rénovation ?
Claude Allègre : Ils n’ont pas compris ce qu’a fait Jospin. Ils n’ont pas compris que le pays ne voulait plus de rivalités d’appareils. Les jeunes veulent un renouvellement. Personnellement, je m’attendais à voir Séguin monter à la tribune avec une dizaine de femmes. Il nous a servi un discours partisan, partial, bêtement anti-Jospin et ambigu sur les grandes orientations politiques, appel du pied aux électeur du Front national et aux libéraux. Ce n’est pas en se reniant que Séguin rénovera la droite !
Le Figaro : Vous-même, vous avez plus de sympathie pour une Léotard ou un Séguin ?
Claude Allègre : Le problème des hommes n’est pas le problème essentiel. L’essentiel, c’est le message qu’ils portent. Je peux avoir, dans certains cas, telle ou telle sympathie personnelle. Mais il est clair que ce ne sont pas des sympathies politiques pour autant.
Le Figaro : On reproche à Jospin de ne pas tenir ses promesses de campagne…
Claude Allègre : Je ne peux pas admettre que l’on dise cela. Ce n’est pas vrai. Il a fait bouger l’Allemagne sur le chômage et le gouvernement économique, il a imposé le non-licenciement à Vilvorde. Dans l’Education nationale, nous allons créer 40 000 emplois et démarrer le plan emploi. Mais le problème, c’est de trouver la mécanique pour les recruter, pour les former, pour créer un statut juridique, bref pour ne pas en faire des petits boulots. Avec Ségolène, Martine et DSK, nous y travaillons. Cela prend du temps.
Le Figaro : Mais est-ce que vous ne craignez pas de vous retrouver dans la situation de Juppé, à qui on a reproché d’avoir trop attendu ?
Claude Allègre : Non. On ne peut pas aller plus vite que la musique.
Le Figaro : Vous annoncez l’embauche de jeunes chercheurs, celle de 40 000 jeunes, un emploi pour tous les maîtres auxiliaires et enfin une augmentation du nombre des enseignants. Ne courez-vous pas le risque de faire exploser votre budget ?
Claude Allègre : Il y aura des augmentations raisonnables, et je vais redistribuer à l’intérieur de mon budget. C’est ça la nouveauté par rapport à ce qui a été fait jusqu’à présent. Sur un budget d’environ 370 milliards de francs, une augmentation de 1 % à 2 % représente de 3,5 à 7 milliards. Construire une politique sur une telle hausse ne laisse pas beaucoup de marge de manœuvres.
Je vais faire un tri entre ce qui est indispensable et le reste. Or l’emploi est notre priorité. Nous allons donc réduire le nombre des heures supplémentaires, ce qui permettra d’offrir, dès l’an prochain, un travail à tous les maîtres auxiliaires ainsi que des postes dans l’enseignement supérieur.
Afin de pouvoir embaucher des chercheurs, nous allons un peu ralentir le rythme des investissements dans les gros équipements. Il faut que ces derniers soient partagés par plusieurs pays européen. Tout cela au profit de l’emploi des jeunes et des crédits de laboratoire.
Quand, sous l’autorité de Lionel Jospin, j’avais lancé le plan Université 2000, tout le monde a pensé que j’étais fou. Mais on a bien récupéré 40 milliards ! Les choix sont donc multiples. Il y a toutefois une condition : il faut que le ministre s’implique lui-même dans le détail des mesures.
Le Figaro : C’est ce que vous faites ?
Claude Allègre : Oui, tout à fait. Il n’est pas possible de laisser la technostructure gérer. D’autant qu’on vous présente sans arrêt des solutions toutes faites, les mêmes que celles proposées à votre prédécesseur.
Le Figaro : Je vais déconcentrer l’administration centrale de la rue de Grenelle, qui compte 4 000 personnes, et je vais aussi la « muscler ». Je voudrais qu’elle ne compte plus que 1 500 à 2 000 personnes et, surtout, qu’elle laisse respirer les enseignants, qu’elle inspire, qu’elle entraîne, qu’elle accompagne et pas qu’elle réglemente où qu’elle contraigne. Pour ce faire, il faut tout à la fois déconcentrer la gestion et diminuer le nombre de circulaires qui émanent du ministère et qui paralysent tout personne prenant des initiatives.
Les enseignants de base représentent la richesse de l’enseignement français. La grande majorité est excellente, prend des initiatives, se bat pour les enfants. Je le dis avec fierté : nos enseignants sont parmi les meilleurs du monde. Or ils se voient sans arrêt opposer de décret X, modifié par l’arrêté Y… pour freiner leur dynamiste et leurs initiatives.
Le Figaro : Pourquoi l’éducation nationale plus qu’ailleurs ?
Claude Allègre : La taille du système et sa centralisation excessive. Un système conçu pour 40 000 enseignants mais qui en comporte aujourd’hui un million.
Le Figaro : Qu’est-ce qui s’oppose à ce que l’on déconcentre ?
Claude Allègre : La conjonction des conservatismes existe ici comme ailleurs. Pourtant l’évolution vers plus de souplesse et la déconcentration est aussi inévitable que le démantèlement du régime soviétique. Cette décentralisation a déjà été faite au ministère des armées. Ils ont 20 ans d’avance sur nous.
Le Figaro : Cela va-t-il se traduire par une liberté d’embauche pour les chefs d’établissement ?
Claude Allègre : En aucune manière. Le recrutement des enseignants restera national, bien sûr. Je veux une gestion plus simple. Je prends l’engagement que tout enseignant promu pourra constater cette promotion sur sa fiche de paie dans les deux mois.
Prenons encore l’exemple des maîtres auxiliaires. Jusqu’à présent, les recteurs créaient des postes et ensuite c’était au ministre de s’en débrouiller. Désormais les recteurs seront responsables de leur gestion et du calendrier de leur résorption, dans le respect, bien sûr, des règles paritaires.
De plus, il faut bien savoir que l’emprise de certains syndicats de l’éducation nationale n’a pas toujours été très profitables aux enseignants. Regardez, le temps de travail global a diminué pour tout le monde, saut pour beaucoup d’enseignants.
Ceux-ci sont aujourd’hui une vie plus dure que ceux d’il y a trente ou quarante ans. Leur charge de travail est plus grande en général, leurs grandes vacances moindres. Je veux réduire le temps de travail en classe des enseignants dans le cadre des mesures que prépare le gouvernement.
Le Figaro : Est-ce là une de vos priorités ?
Claude Allègre : Ce n’est pas un tabou, ni une volonté mécaniste. Tout dépend de ce que l’on fait du temps libéré. Mais précisions. Un professeur, en face d’une classe, ne peut pas être fatigué. Il ne peut pas bafouiller car c’est immédiatement le chahut. Je veux donc protéger les enseignants que j’aime, que je connais bien, qui font le plus beau métier du monde, métier qu’en mon temps j’ai choisi. On n’apprécie pas assez leur rôle, essentiel dans notre société. Cela signifie, pour certains d’entre eux, diminuer le temps de travail en classe, afin qu’ils puissent mieux préparer, mieux réfléchie, avoir un meilleur équilibre.
Il faut par ailleurs qu’il y ait moins d’enfants par classe dans les quartiers difficiles. Entre Vaulx-en-Velin et Neuilly, ce n’est pas pareil.
Le Figaro : Les 40 000 emplois destinés aux jeunes vont également soulager les enseignants. Mais ce craignez-vous pas de créer des fonctionnaires à deux vitesses
Claude Allègre : Mais c’est bien là la différence. Nous faisons actuellement un travail de fond pour éviter cela. Il faut aussi travailler les modalités des concours.
On a tendance à faire des concours « peau d’âne », qui ne tiennent pas compte de la professionnalisation. Je souhaite donc qu’ils soient désormais basés surtout sur la valeur professionnelle.
Un très bon instituteur, reconnu comme tel par ses pairs, et qui est très bien noté, doit pouvoir passer inspecteur primaire car il sera plus à même d’inspecter les autres qu’une personne qui a passé un concours mais n’a jamais enseigné.
Le Figaro : La morale à l’école est une de vos priorités. Comment cela va-t-il se mettre en place ?
Claude Allègre : Nous allons redonner du sens à un certain nombre de choses, car aujourd’hui les jeunes ont parfois perdu les repères.
Par exemple, lorsque certains se demandent s’il y a vol parce qu’il s’agit d’un enfant d’un milieu pauvre qui a pris de vélo d’un enfant issu d’une famille riche. C’est ahurissant, car ce n’est même pas une question.
Autre exemple : un enfant de 14 ans passe au tribunal. Il a tiré avec un révolver sur un de ses camarades au sein de l’école et il dit au juge : « Ce n’est pas grave, je lui ai tiré dans les jambes… » Qu’un enfant de 14 ans ne s’aperçoive pas qu’un tel acte est gravissime, c’est invraisemblable… Les valeurs se sont perdues alors que l’individualisme a été portée aux nues.
Nous voulons donc une plus grande responsabilité civique. Redonner le goût du travail, de l’effort, le sens du travail en équipe. Cela nous conduira peut-être à introduire une heure de philosophie en classe de première, dont le sujet essentiel sera la morale. Mais la morale civique va commencer à la maternelle. On va parler aussi de ce qu’est l’État, la République, la justice. On réfléchira également aux limites qu’impose la vie en communauté. L’esprit républicain va être restauré, avec des bases de morale et en s’appuyant sur un certain nombre de valeurs traditionnelles fortes qui n’ont pas disparu, mais se sont estompées.
Le Figaro : Qu’allez-vous faire exactement ?
Claude Allègre : Par exemple nous allons, avec Ségolène Royal, organiser un concours national de chorale des écoles car c’est à la fois de l’éducation musicale, mais surtout une discipline collective. De même, je vais demander que, comme dans les autres pays, ce soit l’association des étudiants qui organise les compétitions sportives dans les universités. Quand vous voyez Oxford-Cambridge sur la Tamise, ce sont les élèves qui l’organisent. C’est cela l’apprentissage de la citoyenneté.
Le Figaro : Comment, de la même manière, pensez-vous introduire l’innovation dans l’éducation ?
Claude Allègre : L’esprit d’innovation manque cruellement dans ce pays, y compris pour les élites. Il faut renverser cette tendance. Parallèlement, la France doit rentrer pleinement dans l’ère des nouvelles technologies. Ce n’est pas seulement une question de matériel mais il s’agit également de rénover l’esprit scientifique. Il doit être un élément de culture et non de sélection. Le but est que tout le monde profite de la science et comprenne ainsi le monde dans lequel il vit.
Le Figaro : Nous allons mettre sur pied un capital-risque pour les jeunes titulaires d’un doctorat avec des fonds européens et français. Je souhaite que les entreprises éducatives occupent un créneau important pour fabriquer des logiciels, des films éducatifs, des programmes. Une industrie de l’éducation doit se développer dans ce pays. Sinon, nous deviendrons un pays à proprement parlé colonisé. Actuellement, les logiciels dans les collèges sont américains, les films anglais… L’éducation doit devenir l’armée de la bataille du XXIe siècle.
Le Figaro : On ne vous a guère entendu sur l’enseignement privé. Pourquoi ?
Claude Allègre : Parce que je n’ai pas encore rencontré et dialogué avec ses représentants. Je vais le faire dans quelques jours. Mais personne ne restera au bord du chemin dans la grande aventure de la nouvelle école que nous voulons développer. Vous me demandiez si c’est difficile ? Oui, c’est difficile, mais c’est exaltant. Je crois en mon pays, en sa jeunesse, en ses enseignements, j’apprécie mes collègues du gouvernement, j’ai confiance dans le Premier ministre depuis longtemps. Pourquoi ne réussirions-nous pas ?
Date : 10 juillet 1997
Source : Libération
Libération : François Bayrou avait bouclé sa réforme de l’université, en tout cas le chapitre sur le déroulement des études, juste avec la dissolution. Elle doit s’appliquer à partir de la rentrée prochaine. Quelles consignes donnez-vous aux universités ?
Claude Allègre : Les universités qui ont appliqué la réforme Jospin-Lang de 1992 peuvent oublier la réforme Bayrou. Celles qui avaient résisté en revanche doivent l’appliquer. Car si Bayrou m’a laissé des ardoises, il a aussi eu le mérite de ne pas casser le mouvement que nous avions lancé. Je ne reviendrai donc pas sur sa réforme des études qui accompagne ce que nous avions initié.
Libération : Le statut social de l’étudiant en revanche est enlisé depuis deux ans. Qu’allez-vous faire pour faire aboutir ce dossier prioritaire aux yeux des étudiants ?
Claude Allègre : François Bayrou a lancé un projet, sans obtenir un seul arbitrage budgétaire. Cette question relève d’un grand choix de société. Un groupe de travail est en place. Le gouvernement se penchera sur la question. Mais je souhaite aussi qu’il y ait un débat au Parlement.
Libération : Quand ?
Claude Allègre : En 1998, car nous ne serons pas prêts en septembre.
Libération : Créer une allocation sociale d’études suppose de se lancer dans une réforme fiscale, pour toucher à la demie part d’aide fiscale dont bénéficient les parents d’étudiants. Y êtes-vous prêt ?
Claude Allègre : Je n’ai pas d’avis a priori. Les étudiants souhaitent une autonomie par rapport aux revenus des parents. Ils veulent un présalaire. D’un autre côté, tous les acteurs sociaux disent qu’il faut tenir compte des revenus des parents. Tous les arguments méritent d’être entendus. Mais il est vrai qu’en France, on aide les riches. On paye leurs études à des gens, qui sont à Polytechnique et à l’ENA par exemple, assurés d’avoir un travail. Alors que dans beaucoup de pays, ceux qui sont assurés d’avoir un emploi bénéficient non pas de bourses, mais d’un système de prêts. Les bourses étant réservées aux vulnérables. C’est un vrai débat. Menons-le jusqu’au bout. En revanche, je tiens à une mutation importante, qui verraient les universités s’engager directement dans la gestion sociale des étudiants. Quand elles ont de l’argent, je ne vois pas pourquoi elles de donneraient pas elles-mêmes des bourses.
Libération : Vous avez annoncé vouloir suspendre les stages diplomatiques. Pourquoi ?
Claude Allègre : Je suis a priori très méfiant des stages en général. Par particulièrement ces stages-là. Les stages sont souvent un vrai travail et un bon moyen pour ne pas payer les jeunes. Ils mangent l’emploi. Je veux que les stages soient de véritables stages, avec des tuteurs. Pas des emplois déguisés. L’amour passionné du patronat pour l’apprentissage, pour les stages diplômants, c’est un moyen pour lui d’avoir de l’emploi et de ne pas le payer. Que les patrons commencent par limiter leurs propres salaires ou rembourser leurs études à leur école ou leur université, ensuite, je croirai leurs engagements pour l’emploi et l’éducation.
Libération : Le CNPF les a pourtant négociés avec les présidents d’université ?
Claude Allègre : Les présidents d’université sont présidents d’université. Moi, je suis ministre et j’appartiens à un gouvernement dont la priorité est l’emploi. Lors de la conférence pour l’emploi de septembre, il y aura d’ailleurs une table ronde sur les stages.
Libération : Pourquoi voulez-vous favoriser Paris dans votre plan Université 2000 bis ?
Claude Allègre : Il ne concernera pas que Paris. Mais il est vrai que Paris-muros sera la priorité. Il faudra cette fois négocier avec la mairie de Paris. Car le premier plan Université 2000 a été réalisé partout, sauf à Paris, où rien d’important n’a été fait. On a donné un coup de peinture à la Sorbonne. C’est déjà bien. Vous pouvez aller aux toilettes sans avoir le sentiment d’habiter dans un pays sous-développés. Ce n’est pas le cas partout. A Jussieu, ce n’est pas le cas.
Libération : François Bayrou a donné son accord pour l’ouverture d’une université thématique à Agen. Qu’en pensez-vous ?
Claude Allègre : Je n’en pense pas de bien. Je trouve qu’il pousse un peu, Jean François-Ponce (1). C’est moi qui lui ai donné un IUT quand il ne demandait rien. Ça lui a donné de l’appétit. Mais comme moi, je n’ai pas besoin de sa voix pour être président de l’UDF, ce projet sera réexaminé…
Libération : Quel budget souhaitez-vous pour la recherche ?
Claude Allègre : On espère 2,5 % du PIB (produit intérieur brut). Mais je ne me suis jamais focalisé sur un chiffre. Ce qui compte, c’est de faire en sorte que la recherche, qui est en train de s’enliser et de s’étioler faute de recrutements, marche mieux. Il faudra débureaucratiser, que cela plaise ou pas. A partir de 45 ans, les chercheurs passent la moitié de leur temps dans des commissions. Ce n’est pas possible.
Libération : Quelles seront vos priorités en matière de recherche
Claude Allègre : Je veux mettre l’accent sur les crédits à donner directement aux laboratoires, pas aux « programmes ». Je veux également mettre un bémol sur les gros équipements. Il faut que tous soient européens. Et que l’on maximalise leur emploi. L’emploi scientifique va, dès la rentrée, être relancé. 2 000 à 2 500 postes de maîtres de conférences seront créés. Je vais aussi augmenter le nombre des allocataires de recherche : ils sont 3 200, ils vont progressivement passer à 4 000. Il y aura aussi 500 postes d’Ater en plus. Je prends tout sur mes propres deniers. Je n’ai pas besoin de moyens supplémentaires, car je transforme des heures complémentaires en emplois. Les heures complémentaires payées à un chercheur, c’est scandaleux. Nous sommes le seul pays à pratiquer ce système aberrant. Pour permettre aux chercheurs qui le souhaitent d’enseigner dans les universités, il va également falloir mettre en place un mécanisme où les organismes de recherche (CNRS, Inserm, CEA) « fassent l’avance », pendant un an ou deux, de chercheurs qui deviendraient ensuite enseignants-chercheurs s’ils donnent satisfaction. Ce système de transferts, qui permettra à un directeur de recherche d’aller vers l’université, libérera l’équivalent de deux poste pour les jeunes chercheurs. Actuellement, il y a environ une certaine de transferts par an, le chiffre pourrait atteindre 500 à 1 000 par an.
Libération : Vous allez désigner un nouveau directeur du CNRS dans quelques jours ? Quelles sont les priorités pour ces organismes ?
Claude Allègre : Je suis amoureux de l’ancien CNRS, ce celui où il y avait la liberté de créer, sans réglementation tatillonne. Partout, il s’agit de faire la même chose : libérer les énergies créatrices, faire confiance aux chercheurs de base. Mon premier travail, c’est de soulever les couvercles, de dire « allez-y, faites vos trucs ». Ces dernières années, j’ai été frappé de rencontrer toutes sortes de gens qui faisaient des choses formidables mais se disaient sans arrêt gênés par la réglementation. Je veux moins de bureaucratie.
Date : 15 juillet 1997
Source : Le Progrès
Le Progrès : Vous voulez avec l’éducation, gagner « la bataille de l’intelligence », « la compétition de la matière grise », qu’est-ce que cela veut dire ?
Claude Allègre : Oui, vous voyez l’évolution des produits commerciaux : ceux qui permettent les plus grandes plus-values, sont ceux qui contiennent le plus d’innovation et le plus de contenu intellectuel. Le logiciel, mais le livre, l’émission de télé deviennent des produits commerciaux. La compétition de l’innovation se fait sur le plan technologique, scientifique, culturel. Pour qu’une économie fonctionne, il faut donc un pays éduqué, instruit, qui aime aller au théâtre, qui aime lire, qui s’intéresse aux innovations technologiques. L’école devient un investissement pour le futur, au sens économique du terme. Et l’éducation nationale, mais aussi tout le ministère que je représente, avec l’espace, l’atome, la technologie, la recherche en biologie, la recherche médicale, c’est l’armée de cette bataille. C’est de là que sortiront les entreprises innovantes, les idées, les créations. C’est pour cela que le Premier ministre a voulu mettre ensemble technologies, recherche et éducation. J’ai constaté qu’il existe des convergences avec l’Allemagne et l’Italie, dans cette nouvelle manière de structurer les gouvernements. Tout le monde se met en ordre de bataille.
Le Progrès : Vous annoncez la création de 40 000 emplois jeunes, de 2 000 postes de maîtres de conférence, vous voulez relancer les ZEP (Zones d’éducation prioritaires), revoir les fermetures de classes, mettre en place les repas gratuits pour les enfants défavorisés. Allez-vous augmenter le budget qui est actuellement de 370 milliards de francs ?
Claude Allègre : Le budget de l’éducation augmentera. Mais nous avons aussi à réduire les déficits parce que le service de la dette est extrêmement lourd pour le pays. Donc, il faut redéfinir les priorités à l’intérieur des budgets, mieux utiliser les budgets existants. Parmi les fermetures de classes, certaines ne sont pas justifiées. On ne ferme pas une classe avec une règle de trois. Ségolène Royal va traiter de problème au cas par cas. Les quartiers sensibles, les ZEP (Zones d’éducation prioritaires) et les zones rurales sont nos priorités pour les ouvertures.
Le Progrès : Faut-il attendre des mesures dès la rentrée, en particulier dans la lutte contre la violence ?
Claude Allègre : Il faut aller vite. Mais pour des raisons de bonne gestion, on ne va pas tout chambouler dès la rentrée. Elle va se faire ainsi qu’elle est prévue, avec un certain nombre d’ajustements. Les postes emplois jeunes seront mis en place en octobre, tout comme le plan de lutte contre la violence. Neuf zones seront définies en France, dont une en particulier en région lyonnaise – celle de Vaulx-en-Velin, Bron et Vénissieux –, ainsi qu’en Seine-Saint-Denis et dans les quartiers Nord de Marseille. Dans ces zones, un dispositif va s’installer, coordonné, outre l’éducation, avec le ministère de l’Intérieur, de la Ville, de la Justice, et de la gendarmerie.
Là, Ségolène Royal et moi allons mettre des emplois jeunes, plus de médecins, plus d’infirmières, plus de surveillants dans les cantines. Les sorties des écoles seront contrôlées très sérieusement. Pour éradiquer la violence, on va faire porter l’effort sur les collèges, le programme numéro un, puis sur les écoles et les lycées. Pour définir ces zones, il faut qu’il y ait urgence, que les collectivités territoriales soient prêtes à jouer le jeu, et qu’il y ait un très bon recteur, comme c’est le cas dans votre région. Mais cela dépasse le problème de l’école : il faut un plan anti-violence dans tout le pays, à la télévision, dans la diffusion de films. Nous allons en discuter avec les professionnels, en y associant Catherine Trautmann.
Parce qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans ce pays : la violence pénètre même le vocabulaire. Le langage est violent, des termes d’affrontement. Par exemple, j’ai été choque d’entendre une syndicaliste parler de guerre alors qu’il ne s’agit que de divergences de points de vue. Il y a tout un travail à faire à l’école, avec la morale civique. Je souhaite que fassions un rempart à cette vague qui déferle d’Amérique. La violence est dans leur culture : c’est le pays des cow-boys, des gangsters, de la mafia, d’Elliot Ness. L’Europe, ce n’est pas la culture de l’étranger, et nous en parlerons au prochain Sommet européen des ministres de l’éducation.
Le Progrès : Pour les programmes, vous semblez suivre la politique de François Bayrou : lecture, apprentissage concret des sciences comme « Main à la pâte » …
Claude Allègre : La lecture reste fondamentale, mais je veux aussi rénover l’enseignement des sciences. « Main à la pâte » est une très belle expérience, il faut la continuer et la généraliser. Et au collège, l’enseignement scientifique doit être plus général, moins spécialisé. Je suis favorable à l’apprentissage précoce des langues mais encore faut-il avoir les moyens audiovisuels… Les collectivités vont y être associées de plus en plus, c’est irréversible.
Le progrès : Vous voulez développer le multimédia, mais les écoles souffrent d’un sous-équipement.
Claude Allègre : Le vrai problème, c’est la formation des enseignants. Pour l’équipement, le ministère de l’économie, des Finances et de l’Industrie Dominique Strauss-Kahn est très acquis au multimédia, donc je crois que nous allons avoir des moyens. Je peux déjà vous annoncer que le réseau Rénater qui relie au réseau des universités allemandes très prochainement, c’est décidé. Ceci pour faire ensuite, avec la Hollande, l’Angleterre, un grand réseau européen universitaire par câble optique, un réseau avec de gros moyens de calcul.
J’annoncerai des mesures plus tard, car je veux m’en tenir à une règle : chaque fois que le fais des annonces, je les tiendrai.
Le progrès : Rythme solaire : reprenez-vous le dossier et êtes-vous favorable à la semaine de 4 jours ou de 5 jours ?
Claude Allègre : Le ministère reprend le dossier. Je suis plutôt partisan d’utiliser le samedi matin car c’est un bon moment du contact entre les enseignants et les parents. Mais y il a des cas particuliers des enfants de couples séparés… il faut donc être souple, donner des dispenses. On y réfléchit. Le problème des rythmes est essentiel, mais vous savez, si on règle déjà le problème des cantines, de la violence, de la pédophilie et le retour à la morale, il sera ensuite plus facile de s’attaquer aux rythmes.
Le Progrès : Vous venez à Lyon pour le dossier de L’École normale supérieur-Lettres. Que pensez-vous de l’implantation de cette grande école à Lyon ?
Claude Allègre : Je crois que c’est une bonne idée. Je ne veux donc pas la remettre en cause. D’une manière générale d’ailleurs, je ne cherche pas à remettre systématiquement en cause ce qui a été fait précédemment. L’École normale supérieure-Sciences de Lyon est déjà un grand succès. Il était naturel de prolonger avec les Lettres. Le Progrès : Vous prévoyez d’autres délocalisations ? Comme celle de l’Institut national de la recherche pédagogique ?
Claude Allègre : Je pense qu’l y aura des délocalisations de grandes écoles. Car elles sont encore trop nombreuses en région parisienne. Mais je ne veux pas le faire de manière autoritaire comme on a fait l’ENA à Strasbourg. Je veux qu’on le fasse dans la concertation. En cela, la délocalisation de l’ENS-Lettres à Lyon a été exemplaire. Aux Lyonnais d’être capable de les attirer ! C’est un problème de séduction.
Le Progrès : Quelle sera votre politique à l’égard des grandes écoles ?
Claude Allègre : Je vais chercher à les rapprocher davantage des universités. Il faut faire évoluer ce système pour que les deux systèmes soient plus compatibles, chacun restant soi-même au point de vue des institutions. Je n’ai pas envie de supprimer les grandes écoles et les transformer en université. Mais il y a des coopérations à mettre en place. Notre vraie aiguillon, c’est l’Europe.
Le Progrès : La réforme universitaire conçue par François Bayrou doit être appliquée dès la prochaine rentrée. Allez-vous en modifier certains aspects.
Claude Allègre : Je ne vais pas modifier grand-chose. La réforme de Bayrou est la continuation de la réforme Jospin de 1992 sur les premiers cycles. Les universités qui ont déjà appliqué cette réforme continueront et celles qui avaient alors fait de la résistance appliqueront la réforme Bayrou.
Le Progrès : Qu’en est-il de la filière technologique à peine esquissée par votre prédécesseur.
Claude Allègre : Il n’y aura pas de filière technologique. Je veux que tout le monde ait une réforme professionnalisante. Je ne veux pas recommencer dans le supérieur ce qui a été fait dans le secondaire en parquant la technologie à côté des formations générales. Dans tous les cursus universitaires, je vais introduire petit à petit une unité de valeur professionnalisation. Pour le secondaire, nous allons ouvrir des classes de technologie notamment au lycée du Parc de Lyon, symbole de l’élitisme républicain.
Le progrès : Et l’allocation sociale d’étude également promise par votre prédécesseur ?
Claude Allègre : M. Bayrou a fait des annonces mais il n’y avait rien derrière de très sérieux. Or cette modification n’était même pas inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. Il y a une première table ronde vendredi avec les étudiants pour essayer de mettre en place un plan social étudiant qui reprenne en fait la démarche que l’on avait reprise. Le premier contact a été très positif. J’espère que ce plan prendra effet à la rentrée universitaire de 1998 mais je veux d’abord un débat au Parlement. Il faut que ce pays dise comment il veut traiter sa jeunesse étudiante qui représente la moitié d’une classe d’âge.
Le Progrès : Avant d’être ministre, vous étiez exprimé au sujet des droits d’inscription en suggérant une « certaine fluctuation ». Qu’en sera-t-il vraiment ?
Claude Allègre : Je ne veux pas que les droits d’inscription représentent une part importante dans les budgets des universités. Je ne veux pas changer ce qui une logique européenne, c’est-à-dire la gratuité de l’université. Je souhaite que les augmentations prises ici ou là par certaines universités soient négociées avec les étudiants.
Le progrès : Quelle bilan dressez-vous du schéma Université 2000 que vous avez mis en place alors que vous étiez le conseiller de Lionel Jospin, ministre de l’Education nationale de 1988 à 1922 ?
Claude Allègre : Je viens de nommer un groupe pour dresser ce bilan car en ayant été la cheville ouvrière de ce plan, je ne peux pas l’évaluer moi-même. Simplement je crois qu’il a été bien réalisé au niveau budgétaire sauf à Paris où c’est un vrai désastre.
Le progrès : Un nouveau schéma va-t-il voir le jour ?
Claude Allègre : Oui et je viens justement à Lyon pour discuter avec les élus et voir comment le mettre en place. J’aimerais que Lyon et Rhône-Alpes soient les premiers à élaborer ce nouveau schéma.
Le progrès. Vous avez déjà eu des propositions ?
Claude Allègre : Oui, de la part de Raymond Barre. Et je ne doute pas que Charles Million et Michel Destrot, le maire de Grenoble, m’en fassent également.
Le progrès : Vous avez récemment évoqué l’embauche de jeunes chercheurs au détriment d’investissements dans les grands équipements. Qui est concerné ?
Claude Allègre : Les chercheurs français, notamment les astronomes ou les physiciens nucléaires, se lancent souvent dans des grosses opérations et après on s’aperçoit qu’il y a peu de personnes pour s’en servir. Si ces instruments sont effectivement scientifiquement justifiés il faut trouver des partenaires européens. Il me paraît plus normal de garder de l’argent français pour embaucher des jeunes chercheurs.
Le progrès : Que comptez-vous faire pour dynamiser les transferts de technologie ?
Claude Allègre : Je vais proposer avec le ministre des Finances la mise en place d’un capital-risque pour les jeunes doctorants. On va essayer de faire ce qui n’a jamais été entrepris en France : aider à la création d’entreprise pour ceux qui sortent de la recherche. Rhône-Alpes sera, j’en suis sûr, en flèche sur ce dossier.
Date : 16 juillet 1997
Source : Le Progrès
Le progrès : Aujourd’hui, sont connus les résultats du bac. Trouvez-vous comme l’inspection général qu’il faut changer le bac ?
Claude Allègre : On va garder le bac, et sans doute, il évoluera. Ce n’est pas actuellement un sujet prioritaire.
Le progrès : Quelle est votre position sur l’alternance, l’apprentissage ?
Claude Allègre : L’apprentissage, on y travaille. On sait les blocages quels sont les succès et les échecs. Mais il n’y a pas de doute je suis favorable à l’alternance. Sans mythologie.
Le progrès : Professeurs de sciences et de langues dans les écoles, bi-disciplinarité dans les collèges, agrégés à l’université, que faut-il retenir de tous ces bruits ?
Claude Allègre : C’est beaucoup trop tôt, je ne peux pas vous répondre.
Le progrès : Et le manque de personnels ATOSS (1) ?
Claude Allègre : C’est un problème difficile. L’entretien des bâtiments scolaires dépend des collectivités territoriales qui les ont construits et qui souhaitent qu’ils soient entretenus. Et les personnels pour le faire sont sous statut national. C’est un véritable sujet de discussion qui va s’ouvrir. En revanche, dans beaucoup d’écoles, on a supprimé les concierges, nous allons les rétablir. Car l’école n’étant plus surveillée le dimanche, il y a des casses et le matériel volé. Cette décision a été absurde, elle a supprimé des emplois et elle a créé des dégâts considérables. De plus, on ne peut pas dire qu’on ouvre une école sur la vie et avoir une école qui est vide.
Le progrès : Dans votre projet de décentralisation du ministère, quelles seront les attributions nouvelles données aux rectorats, aux régions ?
Claude Allègre : On ne gère pas 400 000 personnes de manière centralisée. Par la création des IUFM, on a rapproché la formation des enseignants du primaire de celle du secondaire. Ils ont les mêmes diplômes, pourquoi auraient-ils une différence de gestion ? Il faut rapprocher les modes de gestion de ceux qui en sont les bénéficiaires, ou les victimes selon les cas. Mais Paris ne sait pas si au lycée de Vénissieux, on a besoin d’un prof d’histoire plutôt qu’au lycée de Bron. Il faut que cela soit traité par une commission paritaire académique. Nationalement, on traite les enseignants comme des numéros matricules. Et moi, je veux traiter chaque personne ses aspirations. Certains syndicats, attachés à des schémas rigides centralisateurs, font pression. Mais la déconcentration, ce n’est pas la panacée. C’est une condition évidente, nécessaire mais pas suffisante. Ce n’est qu’un mode de gestion des personnels. Or, ne l’oublions jamais, l’importance c’est l’enfant, l’étudiant, ce sont eux le cœur du système. L’enseignement n’est pas fait pour les enseignants, même si j’aime bien ces personnels auxquels j’appartiens.
(1) ATOSS : personnels administratifs, techniques, ouvriers, de service et de santé.
Date : 17 juillet 1997
Source : Le Parisien
Le Parisien : Le gouvernement est en train, dit-on, de se rendre compte qu’il dispose de « marges de manœuvre » faibles…
Claude Allègre : Il est temps d’en finir avec une approche ultra-réductrice de la politique : celle qui prévaut depuis des années. Je l’ai baptisée la dictature des chiffres, des décimales et des pourcentages. La popularité de Lionel Jospin durera, je le parie, parce qu’elle repose, elle, sur un élément clé : le retour aux valeurs, à commencer la restauration –capitale – de la morale civique. D’ailleurs, les chiffres, parlons-en ! Le budget de l’Éducation nationale, c’est le quart ou presque du budget de l’État. Si j’arrondis, pour me faire comprendre, cela représente 400 milliards. 2 % de cette somme, autrement dit l’équivalent de ma croissance prévisible, cela représente donc 8 millions. Eh bien ! Réfléchissez à ceci : si je redéploie seulement 10 % du budget dont j’ai la responsabilité – ce qui n’est pas extravagant – cela me donne tout de suite 40 milliards. Et 40 milliards pour une autre politique…
Le Parisien : Donc, les marges de manœuvres existent ?
Claude Allègre : Mais bien entendu, et tout particulièrement les « gros » ministère. Il y en a par-dessus la tête de la morosité et du fatalisme ! Regardez le ministère de la Défense : le budget des armées a été considérablement réduit. Pourtant c’est là que ces investissements spectaculaires se multiplient. Voyez aussi ce qui se passe à la Nase : un budget formidable amputé en dix ans et sur Mars, un robot merveilleux qui défie l’imagination ! Nous Français, sommes la cinquième puissance industrielle du monde : alors, pour les marges de manœuvre, que dira-t-on DU Burkina-Faso ?
Le Parisien : Le « redéploiement », c’est la solution ?
Claude Allègre : Je ne préconise pas le redéploiement pour le plaisir. Car l’emploi, c’est notre priorité des priorités, avec la volonté de restaurer, dans ce vieux pays qui n’attend que cela, la morale civique. Je vous pose la question : est-il normal qu’en France nos enfants n’aient pas de boulot pendant que certains cumulent, à eux seuls, trois emplois ? Je sais parfaitement que, lorsque d’annonce la suppression des heures supplémentaires, certains, dans mon dos, « couinent ». Mais la communauté nationale doit savoir ce qu’elle veut, et chacun prend alors ses responsabilités.
Le Parisien : Vous avez annoncé que tous les maîtres auxiliaires auraient du travail…
Claude Allègre : Tous en auront, effectivement. Mais tous ne seront pas titularisés, même s’ils défilent dans la rue. Il y a des règles : là aussi, il faut les respecter. Je vais faire un plan sur quatre ans et, conformément aux usages de la République (pour être intégré dans la fonction publique, il faut toujours avoir passé un concours), il y aura des concours adaptés à ce qu’ils sont. C’est-à-dire moins scolaires, plus professionnels.
Le Parisien : Vous êtes attendu à propos des écoles des quartiers difficiles…
Claude Allègre : Dans ces quartiers-là on va dédoubler les classes. L’égalité républicaine voulait jusqu’ici qu’on attribue le même nombre d’élèves à tous. C’est absurde. Comme est absurde le fait de confier une classe difficile à une jeune femme débutante, alors que s’impose un maître d’expérience. J’allais dire « musclé ».
Le Parisien : Comment vont fonctionner les neufs zones dotées d’un dispositif anti-violence ? Quelle part des 40 000 emplois jeunes prévus y sera consacrée ?
Claude Allègre : On va me demander pourquoi j’en ai choisi neuf plutôt que vingt-cinq. J’ai simplement décidé d’en finir avec la politique du saupoudrage. 10 000 emplois jeunes iront vers ces zones et 30 000 dans zones d’éducation prioritaire (ZEP). On prend des zones, on teste une méthode et, si ça marche, on l’étend ensuite à d’autres. Cela se fera en coordination avec le ministre de l’Intérieur, avec les Armées, avec ministère de la Ville.
Le Parisien : Comptez-vous mettre l’accent sur les rythmes scolaires ?
Claude Allègre : Oui. Des études prouvent que permettre une activité physique ou culturelle à des élèves turbulents améliore leur capacité d’apprentissage. Les « expérience Drut » vont dans ce sens, mais elles ont plusieurs défauts. D’abord, elles coûtent très cher. Ensuite, je souhaite que l’enfant revienne en étude en fin d’après-midi, car c’est une période propice au travail. Une période qui implique, certes, du personnel extérieur à l’école. Je sais que les enseignants vivent cette présence comme une intrusion ; dans notre projet, ce sont les enseignants qui coordonneront ces « aides-éducateurs ». Et l’idée est que ce travail débouche, pour eux, sur un métier véritable au bout de cinq années. Certains se dirigeront vers l’enseignement. Pas tous.
Le Parisien : Êtes-vous partisan d’accepter une certaine dose de déficit public pour faire tourner la « machine France » ?
Claude Allègre : Je suis, sur ce point, un disciple du général de Gaulle. Je suis contre la culture des déficits. Vous rendez-vous compte que le service de la dette correspond aujourd’hui au second poste budgétaire de l’État ? Si cela devait durer, ce serait une folie.
Le Parisien : On vous dit volontiers « provocateur »
Claude Allègre : Mes parents étaient enseignants. Je le suis. Mon frère et ma fille le sont. Alors, si je n’aime pas les enseignants ! … Mais l’essentiel, c’est – trop oublié – l’enfant. Et l’enfant n’est pas à la disposition de l’enseignant. C’est l’inverse.
Le Parisien : Comment s’annonce votre propre « rentrée scolaire » ?
Claude Allègre : A la rentrée je vais aller dans les banlieues. Tout seul, Sans préfet, sans recteur, sans journaliste… Parce que je ne sais ce qui s’y passe vraiment. Et que je veux absolument savoir jusqu’où va la violence, comment la combattre. Cela me déroute. Et c’est intolérable.
Date : 17 juillet 1997
Source : RMC
P. Lapousterle : Vous êtes très proche du Premier ministre, qui était mécontent de la déclaration du Président de la République le 14 juillet, et qui l’a dit hier en conseil des ministres. Est-ce que l’on peut utiliser le terme de « rappel au règlement », par exemple ?
Claude Allègre : Un petit peu. Je crois « rappel aux règles du jeu ». Il n’est pas bon que le Président de la République gêne l’action du gouvernement, d’autant plus que c’est un gouvernement qui est issu d’élections très récentes et que les Français ont choisi. Donc, je crois qu’il faut minimiser tout cela, ce sont des petits incidents.
P. Lapousterle : Quand le Président de la République dit qu’il va continuer, ça promet des jours chahutés, ou bien non ?
Claude Allègre : Je crois, pour ma part, que le Président de la République aura la sagesse de rester dans ce qui est son rôle, c’est-à-dire un rôle imminent, mais pas le rôle opérationnel dans la conduite de la politique de la France qui relève du Premier ministre.
P. Lapousterle : Donc en ce moment, en tout cas de matin à 7 h 50, vous ne craignez pas que la cohabitation change d’aspect ou de rythme ?
Claude Allègre : Non, je ne le crois pas.
P. Lapousterle : Alors un mot sur la journée de lundi qui va être un peu difficile peut-être puisque l’on va publier l’audit et puis, peut-être, annoncer des prélèvements nouveaux. Vous ne craignez pas que les gens et vos électeurs pensent que les réalités ne ressemblent pas aux promesses ?
Claude Allègre : Non, pas du tout, il s’agira, si c’est le cas, de prélèvements ciblés, encore une fois, sur les entreprises qui font beaucoup de profits. Il est normal, dans une situation difficile, que ceux qui font beaucoup de profits contribuent plus que les autres, mais il n’est pas question d’augmenter les impôts.
P. Lapousterle : On a appris, hier, les résultats du bac cuvée 1997 : 77% de reçus, record historique. Les chiffres sont bons. Est-ce que, derrière, il n’y a pas une inquiétude réelle, qui est exprimée par certains universitaires et qui disent que dans cette affaire, ceux qui paient ces bons chiffres, c’est le bac d’abord et les bacheliers parce que le diplôme est dévalué ? Est-ce que c’est totalement faux ?
Claude Allègre : Je ne crois pas à cela. Vous savez, au moment de la Révolution française, lorsque Condorcet posait les fondements de l’école, il y avait un grand débat pour savoir combien de Français étaient capables de savoir lire. Et les plus optimistes disaient : il y en aura bien 15 % 17 %. Grâce au ciel, ces chiffres ont été pulvérisés. Il y a toujours une tendance malthusienne de penser que lorsqu’il y la plus de gens qui accèdent à la culture, on dévalue la culture. Moi, je ne crois pas. Je crois que ça montre que la France est un grand pays, dans lequel l’instruction est développée. C’est un grand succès posthume pour Jules Ferry et ses compères.
P. Lapousterle : Est-ce ça ne vaudrait pas la peine de réformer le bac, à partir du moment où c’est presque devenu une formalité pour l’énorme majorité des candidats, qu’il joue plus le rôle de tri qu’il jouait avant ?
Claude Allègre : Je crois que c’est un symbole fort pour beaucoup d’élèves, de parents et d’enseignants, et qu’il faut donc laisser le bac comme symbole et donc comme un grand examen national, contrôlé de manière nationale et impartiale. Qu’il faille des aménagements dans les modalités, que certaines manières puissent se passer en continu – c’est déjà le cas avec la prise en compte du carnet scolaire – ce n’est pas possible, mais on ne touchera pas le bac en tant que tel.
P. Lapousterle : Un mot sur Superphénix, puisque vous êtes, en même temps que le ministre de l’Éducation nationale, ministre de la Recherche et de la Technologie et vous n’avez pas caché, lors de votre prise de fonctions, votre volonté de privilégier le secteur de la recherche en France et de faire que la France soit un pays de recherche. Comment concilier la déclaration que vous avez faite au tout début de votre prise de fonctions, avec la fermeture de Superphénix, que vous avez confirmé hier lors qu’une partie de Superphénix est consacrée à la recherche ?
Claude Allègre : Je crois que Superphénix est un échec technologique, et c’est dû au fait que l’on est allé trop vite. On est allé plus vite que la musique, on a essayé de faire passer dans le domaine de l’exploitation quelque chose qui aurait dû rester au niveau de Phénix. Il faut savoir tirer un trait sur les échecs, c’est ce que nous apprennent d’autres pays. C’est un échec, on arrête. Alors, il y a un lobby nucléaire dans ce pays, qui est un peu d’ailleurs accroché à des mythes plus qu’à des réalités. Donc, il y a des efforts pour rattraper Superphénix, en faire un réacteur de recherche, un réacteur très cher. Mais pour faire de la recherche, c’est très cher et c’est les Français qui paient. Donc je pense que c’est une bonne décision, bien réfléchie et sur laquelle je pourrais argumenter en détail, techniquement. Et d’ailleurs, le Commissariat à l’énergie atomique, qui rassemble les gens compétents dans ce domaine, réagit très bien. Il n’est pas question de toucher à la filière nucléaire, ça n’a rien à voir, les réacteurs sont des réacteurs de fission induite ordinaire, le surrégénérateur est une autre technologie qui, d’ailleurs, est une technologie sûrement intéressante mais qui n’est pas du tout au point. D’ailleurs les Américains l’on arrêtée également. Donc je crois que ça n’a aucun rapport. Et ceux qui essaient de s’accrocher à Superphénix prennent un très grand risque, dont prendre un très grand risque à la filière nucléaire car ils risquent de lier les deux alors que ça n’a rien à voir.
P. Lapousterle : Et quand le Président de la République a dit que, confronté au même problème, M. Bérégovoy, prenant conseil partout, avait pris la décision de le maintenir ?
Claude Allègre : C’est bien pour cela que ce gouvernement est un gouvernement différent et qui, j’espère, va faire sortir la France de ses difficultés.
P. Lapousterle : Vous avez annoncé, comme vous aimez le faire, de manière un peu spectaculaire, que vous créeriez 40 000 emplois jeunes d’ici la fin de l’année qui seront affectés à l’Éducation nationale. Est-ce que vous maintenez ce chiffre, est-ce que vous pourrez le maintenir, est-ce qu’il y aura effectivement 40 000 jeunes embauchés à l’Éducation nationale et que feront-ils ?
Claude Allègre : Eh bien, je pense qu’il y aura 40 000 jeunes au moins, embauchés à partir du mois d’octobre ? Parce qu’il faut laisser la rentrée se faire et ne pas perturber la rentrée. Ces emplois jeunes seront des aides éducateurs, des aides à l’étude, des aides animateurs. Ils interviendront dans l’école et autour de l’école. Lorsqu’ils interviendront dans l’école, ils seront coordonnés par les enseignants. En même temps, ce ne sera pas des petits boulots et c’est là-dessus que nous travaillons. Ces jeunes recevront une formation en même temps qu’ils auront ce travail ; et cette formation, au bout de cinq ans, devra déboucher sur un travail stable. Donc je crois que c’est une formation et en même temps une aide pour les enseignants, en particulier dans les quartiers difficiles, dans les ZEP, dans les zones sur lesquelles on doit lutter contre la violence, dans les bibliothèques, pour animer dans le domaine sportif, dans le domaine culturel. Mais, l’an prochain, on va continuer.
P. Lapousterle : Je sais bien que vous avez les épaules larges, mais est-ce que ce n’est pas un énorme travail que d’embaucher 40 000 personnes dans toute la France et de demander aux instituteurs ou aux professeurs, en plus de leur travail, de…
Claude Allègre : Mais non, pas en plus de leur travail. Cela va les aider pour leur travail. Leur travail va devenir plus intéressant, c’est-à-dire qu’ils auront moins, eux-mêmes, de présence en classe, mais ils auront un travail de coordination et donc leur travail sera plus léger et plus intéressant. Et je crois qu’ils y sont prêts, d’ailleurs les syndicats de l’enseignement primaire, de tous bords, ont trouvé cette idée intéressante, ils sont associés d’ailleurs à la définition de ces emplois jeunes. Deuxièmement, ce n’est pas moi qui vais les embaucher, c’est ce qui est en train de changer dans l’Education nationale, nous voulons un grand service public déconcentré et donc les recrutements vont se faire localement, suivant les règles et pas par tirage au sort, par n’importe comment. Mais ils seront très largement déconcentrés.
P. Lapousterle : Est-ce que bousculer le mammouth, c’est possible pour un seul homme, même s’il s’appelle Claude Allègre ?
Claude Allègre : Cette expression décidément…
P. Lapousterle : Eh bien, écoutez, c’est vous qui l’avez trouvée. J’ai dit « bousculer le mammouth », M. Allègre ?
Claude Allègre : Mais le mammouth, ce n’est pas l’Éducation nationale, c’est l’administration centrale de l’Éducation nationale. Je pense qu’il faut faire évoluer les choses, il faut rapprocher mes décisions des gens, il faut déconcentrer, il faut rendre les choses plus fluides, plus humaines et en même temps, ne jamais oublier une chose, c’est que la personne centrale dans l’Éducation nationale, ce n’est pas l’enseignant, c’est l’enfant. Les enseignants, je les aime bien, j’en suis un, mes parents étaient enseignants, je les connais bien, mais l’enfant, l’intérêt de l’enfant, l’intérêt de l’étudiant au centre du système éducatif.