Article de M. Philippe Douste-Blazy, ministre de la culture, dans "Le Figaro" du 30 mai 1996, sur l'organisation d'un "Forum de l'écrit", les valeurs de l'écrit en particulier la liberté, la responsabilité et l'appartenance à une communauté, intitulé "Je m'oppose à la domination de l'image".

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Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

Texte intégral

Pourquoi organiser, en 1996, un grand « forum » sur l’écrit, c’est-à-dire sur le livre, sur la presse, sur le multimédia ? Pourquoi de besoin voire cette urgence de réfléchir sur l’écrit, sur les métamorphoses qu’il affronte, sur les défis qu’il doit relever, sur les valeurs sociales, intellectuelles et morales qui sont les siennes ?

Il y a trente ans, à l’époque où naissait l’ORTF, on ne ressentait sans doute pas cette urgence. L’écrit comme instrument du savoir, comme expression de toute pensée, comme élément essentiel de la démocratie et du droit, cela allait de soi.

Je ne crois pas que ces choses soient moins vraies aujourd’hui qu’il y a trente ans. Je crois, en revanche, que notre société en est moins consciente. Elle a tendance à perdre de vue les enjeux de l’écrit.

Depuis mon arrivée au ministère de la Culture, je n’ai cessé de faire de l’écrit une de mes priorités. C’est dans cet esprit que j’ai lancé, en octobre, un plan pour le livre et la lecture. C’est dans cet esprit que j’ai mis en œuvre un plan d’aide à la presse, défini par mon prédécesseur.

Pas de repli nostalgique

S’il y a un temps pour l’action, il doit y avoir un temps pour la réflexion. Nous ne devons pas seulement agir pour l’écrit. Nous devons savoir ce que nous voulons conserver et promouvoir, en conservant et en promouvant une certaine forme, un certain régime, une certaines spécificités de l’écrit.

Lirons-nous encore en 2050 ? Sans doute. Que lirons-nous ? Comment lirons-nous ? Il y a là une question qualitative d’une extrême importance. Nous sommes dans un monde qui a soif d’images, qui demande beaucoup à l’image. Plus, sans doute, qu’elle ne peut donner, notamment en matière de savoir et d’information.

Est-il besoin d’écrire, ici et maintenant, que je ne suis pas un ennemi des médias audiovisuels ? Ma position n’est pas celle d’un repli nostalgique sur une culture qui ferait abstraction de la réalité sociale et technique. Je suis, en revanche, opposé à la domination de l’image, parce que, si l’image règne sans partage, nous sommes dans le règne de l’immédiat. Les nouvelles technologies de l’information tendent en effet à faire circuler de plus en plus d’images, de plus en plus rapidement. Dans cet univers, seul l’écrit demeure, en quelque sorte, le garant et le lieu d’un temps différent, d’un temps qui donne sa chance à la permanence, à la réflexion. Les lecteurs de journaux peuvent le constater jour après jour.

Il y a un rythme de l’image. Il tend à s’emballer. Il y a un temps de l’écrit. Il s’enracine dans la durée. Il s’écoule dans la régularité. Il est, par excellence, le temps de l’appropriation et de l’intériorisation du savoir. Le journal que vous tenez entre les mains, le livre que vous sortirez de votre bibliothèque, vous appartiennent.

Nous sommes à la croisée des chemins. L’image va-t-elle revenir sur elle-même et retrouver le temps de l’écrit, ou bien l’écrit va-t-il s’emballer à son tour et se livrer au rythme frénétique qui est parfois celui de l’image ? Nous savons bien qu’il y a des livres écrits trop vite, et qui paraissent trop vite, parce qu’ils poursuivent l’événement au lieu de le méditer.

Il y a, avec Internet, une pratique de l’écrit où celui-ci n’est plus destiné à servir de référence, mais seulement à circuler, aussi vite qu’une image, et à être chassé par une autre image. Nous devons apprendre, à nouveau, à structurer nos images par l’écrit et par là même nous sauver du risque de voir l’écrit imiter ce qu’il y a de pire dans l’image. Les nouvelles techniques doivent nous permettre de donner de nouvelles chances à l’écrit. Elles ne doivent pas l’asservir à l’image.

Que s’agit-il, dès lors, de préserver et de promouvoir ? Une civilisation et une culture fondées sur les valeurs de permanence, de référence, de partage de l’écrit. Ce qui est écrit, chacun peut s’y référer, chacun peut s’en réclamer, chacun peut l’invoquer.

Ce qui est écrit est disponible. La communauté politique, la démocratie, l’Etat de droit, ne peuvent pas exister sans l’écrit. La démocratie est née en Grèce, au VIe siècle avant notre ère, avec la rédaction des lois par Solon. De Solon à Jules Ferry et jusqu’à nos jours, c’est le même enjeu d’égalité et de liberté.

C’est pourquoi m’écrit est au cœur des droits de l’homme. Témoin, l’article 11 de la déclaration du 26 août 1789, qui dit que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Sachons donner à cet article toute sa portée : l’écrit, c’est la liberté, plus la responsabilité, plus la communauté.

La responsabilité : un article de presse, un livre, se signent, ils ont un auteur, un éditeur. Les uns et les autres, un éditeur. Les uns et les autres prennent leurs responsabilités, voire leurs risques. Avec Internet – sans évoquer ce qu’il peut apporter par ailleurs – ne voyons-nous pas aussi apparaître une forme d’écrit sans règle, livrée telle quelle dans les réseaux, circulant sans personne qui en réponde et qui en assume la responsabilité ? Ne voyons-nous pas apparaître, contre l’écrit portant signature, une forme inassignable de l’écrit ?

L’écrit, c’est aussi la communauté : l’écrit réunit une communauté de lecteurs. Même lorsque vous lisez seuls, vous n’êtes pas seuls. Vous êtes reliés par un texte, référence à toute une communauté. Avec Internet apparaît peut-être un écrit qui ne vous fait rencontrer personne. Lorsque vous rencontrez un écrit sans durée, sans point fixe, sans auteur, vous ne rencontrez personne. Vous êtes seuls. L’écran vous colle à l’écran.

Pas de démocratie sans l’écrit

Tout à l’opposé, il existe une forme de l’écrit qui fait la communauté politique, qui fait la démocratie ; il y a une perte de l’écrit, qui perd la communauté politique et la démocratie, en isolant les citoyens les uns des autres face à leur écran. Tocqueville n’écrit-il pas, dans De la démocratie en Amérique, que « le despotisme voit dans l’isolement des hommes le gage le plus certain de sa propre durée, et il met, d’ordinaire, tous ses soins à les isoler » ?

Ne nous berçons pas d’illusions. Nous ne serons pas une démocratie de l’image. Nous ne serons pas une démocratie sans l’écrit, sous toutes ses formes. De même que l’image ne doit pas écraser l’écrit, une forme de l’écrit ne saurait prendre le pas sur les autres. Cela rend indispensable une politique de l’écrit.

Pour y parvenir, pour la concevoir, pour la mettre en œuvre, j’ai voulu que puissent se mobiliser et débattre tous ceux, à un titre ou à un autre, que cette question concerne : écrivains, journalistes, éditeurs de livres et de presse, libraires, intellectuels mais aussi chacun d’entre nous. C’est l’objet du Forum de l’écrit : un forum qui accueille, dans la liberté critique de l’esprit, tous les acteurs de l’écrit.