Interview de M. René Monory, président du Sénat à Europe 1 le 12 juin 1997, sur les résultats des élections législatives de 1997, la cohabitation, le rôle du Sénat vis à vis de la nouvelle majorité parlementaire, la nécessité de faire l'euro et la politique sociale de l'Europe.

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Média : Europe 1

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Europe 1 : C'est donc la rentrée du Parlement. À l'assemblée, les rangs de vos amis seront dégarnis. Les élections les auront réduits de moitié. Décimés. N'êtes-vous pas en bonne part responsable, vous aussi, de leur défaite ?

R. Monory : Pourquoi serait-on responsable ? C'est l'ensemble des Français, l'ensemble de la droite peut-être qui n'a pas toujours su expliquer sa politique et surtout ce qui serait intéressant pour les Français. Décimés ? Bien sûr, on a perdu la majorité mais ce n'est pas quand même la Bérézina puisque l'on a presque autant de députés que la majorité mais on est minoritaire, c'est vrai.

Europe 1 : Vous étiez partisan de la dissolution ? Vous l'aviez même conseillée au Président de la République ?

R. Monory : Non, le président m'avait questionné. Quand il m'a questionné, il en a questionné peut-être dix ou vingt comme moi et il avait déjà pris sa décision. Je lui ai dit textuellement, à peu près, que je n'étais pas celui qui déciderait et que s'il le décidait on le soutiendrait mais qu'il faudrait faire attention parce que ce serait fragile. Voilà ce que je lui avais dit.

Europe 1 : Et ici même, un matin, je crois que c'était le 6 mai, vous aviez laissé entendre qu'il valait mieux se séparer du Premier ministre parce qu'il était trop impopulaire, à l'époque.

R. Monory : C'est vrai que je l’ai dit et j'ai été peut-être le premier à le dire et peut-être que si on l'avait fait  ce n'est pas qu'A. Juppé avait démérité mais à partir du moment où il n'y avait plus de compréhension avec les Français, il fallait sans doute prendre une décision dans ce sens  on aurait peut-être gagné. Ce n'est pas sûr du tout d'ailleurs.

Europe 1 : Ce n'est pas que vous avez perdu votre fameux nez politique, R. Monory ?

R. Monory : Je ne sais pas si j'ai un nez politique mais j'essaye de m'en servir encore aujourd'hui, c'est tout.

Europe 1 : Le Sénat va jouer quel jeu avec une assemblée qui va faire et défaire des lois ?

R. Monory : Il ne faut pas parler comme cela, car le Sénat a toujours été positif. On ne cherche pas à faire ou à défaire des lois.

Europe 1 : Non, l'assemblée !

R. Monory : Ah, l’assemblée ! Parce que le Sénat a toujours été un repère pour l'opinion publique. Le Sénat est une institution républicaine, démocratique, qui continuera à jouer son rôle. On a souvent modifié les lois de la majorité lorsqu'elles arrivaient de l'Assemblée nationale ; de la même façon, nous ne ferons pas une obstruction systématique et idiote mais nous ne ferons pas non plus une approbation systématique et on ne se couchera pas devant l'événement. Aujourd'hui, qu'est-ce qui est cause ? C'est la France et les Français. Je suis très inquiet pour l'avenir parce que les Français n'ont pas compris qu'il y a beaucoup de mutations devant eux et qu'il faut les assumer. Quand on parle de l'emploi, il faut beaucoup parler des emplois nouveaux. Je vais vous donner un chiffre qui est quand même capital : depuis 1990, il s'est créé 9 millions d'emplois aux États-Unis dans les télécommunications et depuis 1981, 77 millions d'emplois ont été créés et 40 millions ont disparu. On est en pleine mutation et on n'y échappera pas, nous non plus. Il faut essayer de maintenir le plus longtemps les emplois anciens mais la lutte pour mettre coûte que coûte des emplois de proximité ou des emplois anciens me paraît un peu dépassée. Ce seront certainement les emplois nouveaux qui, demain, feront la différence.

Europe 1 : On y va aujourd'hui ?

R. Monory : Le Sénat va jouer un grand rôle dans ce domaine, justement. Le Sénat a fait beaucoup de réflexion là-dessus. Le Sénat a d'ailleurs aujourd'hui une qualité forte de modernité dans l'esprit des gens. Il y a d'excellents éléments au Sénat, qui travaillent essentiellement sur les technologies nouvelles et je crois que c'est tout à fait important de le dire.

Europe 1 : A. Juppé s'en va et P. Séguin prend le relais. C'est une forte personnalité. Vous le connaissez. Est-ce qu'il va servir J. Chirac ou jouer pour lui ?

R. Monory : J'ai entendu le discours de P. Séguin.

Europe 1 : Au-delà des discours.

R. Monory : Il va d'abord commencer à protéger le président. On a tous intérêt, nous, dans l'ancienne majorité, à protéger le président. Je crois que le RPR va protéger le président, je ne vois pas ce qu'il peut faire d'autre.

Europe 1 : Et comment avez-vous trouvé le Président de la République puisque vous l'avez vu avant-hier ?

R. Monory : Je dois dire que je l'ai trouvé assez serein et décontracté. Il est triste bien sûr de la situation actuelle. Il ne l'a pas voulue, il ne l'a pas souhaitée telle que celle-là mais je trouve qu'il ne s'adapte pas trop mal. Finalement, c'est un passage difficile auquel il faut qu'il s'adapte lui aussi.

Europe 1 : Naturellement, il n’a pas le tempérament d’un cohabitant. Comment va-t-il supporter ou vivre la cohabitation ?

R. Monory : Il faut bien qu'il cohabite puisque c'est la Constitution. Il a encore des prérogatives et en particulier en ce qui concerne l'étranger. Il continue à les exercer et on le voit bien d'ailleurs depuis quelques jours. Je ne sais pas comment il fera, c'est son problème, mais je l'ai trouvé en relativement bonne forme compte tenu des difficultés qu'il a pu subir ces derniers jours.

Europe 1 : P. Séguin prévoit une cohabitation dure, alors ?

R. Monory : Je ne peux pas vous dire car c'est le RPR. Moi, je suis au Sénat et je ne sais pas ce qui se passera à l'Assemblée nationale. Nous, au Sénat, on aura une cohabitation forcée avec le Gouvernement qui sera sans doute dure parfois, douce d'autre fois. Cela dépendra de ce qu'on nous proposera. Le Sénat, je le répète, ne sera pas un instrument de combat systématique mais un instrument d'éclairage pour les Français, pour leur dire ce qui va se passer, car c'est la situation des Français qui m'intéresse.

Europe 1 : Demain, vous recevez chez vous, à Poitiers, au Futuroscope  c’est un beau symbole – ensemble pour la première fois Kohl-Chirac et L. Jospin.

R. Monory :  C'est un grand événement D'abord, c'est la concrétisation de l'importance du Futuroscope. Et puis, c'est un grand événement de les voir tous les trois ensemble. C'est la première fois qu'on les verra quelque part tous les trois ensemble.

Europe 1 : Quelles que soient les majorités nationales, le couple franco-allemand peut-il rompre ?

R. Monory : C'est très important, ce que vous me dites. Je ne crois pas qu'il puisse rompre. Il est indispensable à l'Europe. De toute façon, tout ce dont on parle aujourd'hui est déjà signé. Pour la satisfaction intellectuelle, on pourra peut-être faire quelques modifications linguistiques, notamment dans le pacte de stabilité, mais ça ne changera rigoureusement rien à l'essentiel. L'essentiel, c'est que l'Europe est en train de se faire. La monnaie unique est en train de se faire. C'est à ce prix que l'Europe existera. Le couple franco-allemand est absolument indissociable et indispensable pour le faire.

Europe 1 : L'euro sera exact au rendez-vous ?

R. Monory : Oui, ce qui suppose d'ailleurs d'autres efforts. Le Gouvernement n'a pas dit qu'il ne voulait pas faire l'euro. Mais bien sûr, cela suppose une politique de responsabilité en ce qui concerne les déficits. Ce qui m'inquiète un peu, c'est toutes les propositions, semble-t-il, des ministres actuels qui sont des propositions dépensières. Et quand on fera l'addition, il faudra bien réfléchir avant de la faire, parce qu'il y aura sans doute une difficulté avec l'euro.

Europe 1 : L. Jospin n'a pas encore tranché.

R. Monory : Non. J'ai cru comprendre que L. Jospin est tout à fait favorable à ce que l'euro se fasse. Il y aura donc les conséquences de l'euro qui apparaîtront en plein jour dans quelques mois.

Europe 1 : L. Jospin a réussi à infléchir la politique sociale de l'Europe que voulait J. Chirac. Est-ce que L. Jospin n'a pas fait bouger les choses ? Est-ce, pour lui aussi, un succès ?

R. Monory : Oui. Il ne faut pas non plus surestimer ce qui va changer. Les socialistes avaient beaucoup parlé, pendant la campagne, de social. C'était leur défense. Mais à mon avis, ce qui change dans le pacte de stabilité, c'est un additif qui ne changera pas fondamentalement les choses. Personne n'a voulu la crise : c'est pour cela que chacun accepte l'additif. Mais ce n'est qu'un additif qui apporte un éclairage et qui ne change pas fondamentalement l'accord précédent du pacte de stabilité.

Europe 1 : Ce pacte entraîne donc une lutte des Quinze contre les déficits ?

R. Monory : Bien sûr, puisqu'il y a quand même des normes qui ont été fixées par les prédécesseurs de ce gouvernement, comme par l'ensemble des pays de l'Europe, les Quinze. Ce ne sont pas des exigences très fortes mais elles sont quand même assez difficiles à atteindre. Donc, il n'est pas possible aujourd'hui d'ajouter des dépenses supplémentaires, vu que les situations d'équilibre étaient déjà précaires.

Europe 1 : Quels sont les principaux écueils que vont rencontrer les ministres de l'équipe Jospin ?

R. Monory : Tout d'abord, je ne crois pas qu'il faille systématiquement, parce que la couleur politique n'est pas la même, tout remettre en cause : il y avait des choses bien qui étaient en route. Si on remet tout en cause, cela coûtera cher et cela ne fera pas avancer le problème. Les hommes que je soutiendrai  et j'espère qu'il y en aura beaucoup à droite  ce seront ceux qui sauront éclairer les Français sur les défis de demain. Nous sommes en retard. Nous n'avons pas accepté, en France, les mutations. C'est ce qui explique ces aller-retours politiques droite-gauche, gauche-droite. Il faut absolument qu'on pose le problème, même s'il est difficile à comprendre. C'est là où sont les solutions pour l'avenir. Je ne suis pas sûr que tous les ministres sont aujourd'hui capables de comprendre que c'est la priorité numéro un pour les Français.

Europe 1 : Quand vous dites qu'il y a des choses bonnes à garder, à quoi pensez-vous ?

R. Monory : L'euro. Cela me parait être une des choses incontournables, indispensables si on veut lutter contre les grands ensembles comme les États-Unis, l'Asie du Sud-Est. Si on ne fait pas l'euro, on ne passera pas.

Europe 1 : Un certain nombre d'entreprises devaient sinon être privatisées, du moins s'ouvrir au capital, comme France Télécom qui devait être mise en bourse...

R. Monory : J'espère bien qu'on va le faire, parce que si on ne le faisait pas, ce serait une catastrophe. Au-delà de la mise en bourse, il y aussi la concurrence internationale qui va arriver à partir du 1er janvier 1999, qui sera une nouvelle donne pour les télécommunications mondiales. Si on n'est pas privatisé à ce moment-là, on ne sera pas bon.

Europe 1 : Aujourd'hui des voix susurrent que la droite républicaine ne pourra pas tout le temps combattre contre deux fronts, la gauche et le Front national. Elles envisageraient sinon des alliances, du moins des discussions avec le Front national.

R. Monory : À ma connaissance, je n'ai jamais entendu parler de ça. Il est possible que certains l'aient dit. Ce n'est pas mon cas.

Europe 1 : Tendez l'oreille ! Qu'en pensez-vous ?

R. Monory : Il y a probablement un discours de la droite qui n'a pas été assez marqué dans le sens de la liberté, de la responsabilité des hommes, dans le sens de la sécurité. Beaucoup de gens ont voté Front national et n'ont rien à voir avec M. Le Pen.

Europe 1 : Faut-il discuter avec le Front national ?

R. Monory : Je ne crois pas du tout qu'il faille discuter avec M. Le Pen. Par contre, il faut avoir la clarté dans nos propositions, qui peuvent satisfaire tout ce qui est responsabilité et liberté.

Europe 1 : La reconquête et le retour seront-ils longs ?

R. Monory : On ne sait jamais ! Je crois que ce ne sera pas si long que ça.

Europe 1 : Qu'est-ce que ça veut dire ?

R. Monory : Je ne suis pas prophète, mais j'espère bien qu'on sera assez intelligent pour faire comprendre aux Français que rien n'est parfait peut-être, mais que tout est encore à faire.