Compte rendu des débats entre M. François Bayrou, ministre de l'éducation nationale de l'enseignement supérieur et de la recherche et président de Force démocrate, et M. Bernard-Henri Lévy, philosophe, à Paris le 27 février 1996, publié dans "Démocratie moderne" du 1er mars 1996, sur la création de Force démocrate et le débat idéologique en France.

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Circonstance : Les Rencontres de Force démocrate, à Paris le 27 février 1996

Média : DEMOCRATIE MODERNE

Texte intégral

François Bayrou : …Il y a longtemps que les formations politiques aussi bien de la majorité que de l'opposition se présentent uniquement comme des appareils de pouvoir ou de conquête de pouvoir et oublient, bien que ce soit la justification de leur naissance, de défendre une sensibilité, une manière de voir le monde, dans le jeu démocratique… Si nous voulons donc avoir un avenir et justifier le choix qui a été le nôtre au congrès de Lyon, en novembre dernier, il nous faut renouer avec cette vocation de courant de pensée.

Par ces « Rencontres » qui auront lieu désormais tous les mardis soirs, « il s'agira pour nous de faire renaître dans la vie politique française le courant démocratique qui s'est étiolé et qui a disparu au fil du temps… On identifie bien ce que sont les socialistes ; on identifie bien ce que sont les républicains… Les démocrates que nous sommes, qu'ils viennent de la démocratie d'inspiration spiritualiste, chrétienne, ou de la démocratie laïque, ont vocation, dans leur nouvelle définition, à créer une identité politique forte qui se définira et s'exprimera à travers le dialogue avec ceux qui sont des représentants de courants de pensée et des créateurs de sensibilité.

Démocratie Moderne : Pourquoi le choix de Bernard-Henry Lévy ?

François Bayrou : J'ai demandé à Bernard-Henry Lévy d'inaugurer nos « Rencontres » parce qu'il est de ceux qui s'expriment avec force une idée simple, qui est l'idée fondatrice de notre civilisation : la morale et l'histoire ne sont pas étrangères l'une à l'autre…

Bernard-Henri Lévy : Les quatre raisons qui m'ont fait accepter d'inaugurer les « Rencontres de Force démocrate ».

La première raison tient aux hommes : entre François Bayrou qui incarne un type d'homme politique nouveau, peut-être un type de rapports à la politique inédits dans l'histoire de ces dernières décennies et Philippe Douste-Blazy qui est vite devenu un ami, je me sens en terrain familier ce qui m'a fait accepter avec enthousiasme cette invitation.

La deuxième raison, c'est que votre invitation émane d'une nouvelle formation politique. Je crois en effet, pour des raisons de fond, que, dans ce pays, la naissance d'une nouvelle formation politique se doit d'être saluée et encouragée de toute notre âme. Le discrédit de la chose politique, la déliquescence du tissu politique français, la haine suscitée par la politique qui est chose noble, qui est chose belle, qui est constitutive du lien social, qui permet aux hommes de vivre ensemble et qui donne leur sens aux communautés, me semble être l'un des phénomènes les plus préoccupants dans les grandes démocraties occidentales.

S'il fallait dater ce discrédit de la politique, je dirais qu'il est probablement l'un des effets dérivés et pervers de l'événement heureux qui a été le déclin de l'idée de révolution…

Je crois que nous savons tous qu'il s'est produit à l'échelle européenne en cette fin du XXe siècle, un événement gigantesque : pour la première fois, l'idée même de révolution, l'idée d'un changement radical de la société, l'idée d'une histoire cassée en deux, l'idée d'une table rase du désir et de l'histoire des hommes qui, longtemps, avait semblé désirable, qui fut une espérance pour les humiliés, un rêve pour les opprimés, est devenue, de manière absolue et définitive, entachée de barbarie. Tel est le grand événement idéologique, politique et spirituel de la fin du XXe siècle (…)

(…) En conséquence, tout ce qui peut contribuer à fonder la politique sur de nouvelles bases, en en faisant graviter les atomes et les discours autour d'autres astres que les astres noirs hérités du passé, me semble devoir être soutenu et défendu. C'est pourquoi, lorsque François Bayrou m'a parlé pour la première fois de la création de Force démocrate, je lui ai aussitôt dit que la création d'une vraie formation politique qui ne ferait pas profil bas, qui ne s'excuserait pas d'être politique, qui ne mettrait pas ce drapeau-là dans sa poche, mais qui ferait réellement de la politique, qui prendrait au sérieux le métier des politiques, qui rendrait même ses droits à l'aspect politicien de la politique, à tort si terriblement déconsidéré, constituerait une formidable nouvelle…

La troisième raison : la relance du débat d'idée.

Il y a en effet une autre chose dont nous sommes tous en train de crever c'est l'extinction lente, non pas seulement de la politique, mais aussi du débat dans notre pays, qui est due à une sorte de religion du consensus qui doit être combattue de toutes nos forces…

(…) Je crois qu'il devient urgent de cultiver non pas comme nous le répètent les responsables politique, ce qui nous rassemble mais, au contraire, ce qui nous sépare…

Nous disposons donc d'un lieu nouveau, force démocrate, où le débat va trouver l'occasion de s'organiser et ma présence parmi vous est emblématique dans la mesure où, entre François Bayrou et moi, je sais que s'il existe de vrais accords de fond, il y a aussi de vraies divergences idéologiques ou autres, et de vrais points de discorde. Qu'il m'ait fait l'honneur de me demander de venir inaugurer ce cycle de rencontres me semble témoigner du fait qu'il partage avec moi ce goût fécond du disensus qui me semble faire corps avec l'idée même de démocratie.

La quatrième raison est qu'il place, dans ce pays, sur l'idée même de centrisme une singulière malédiction.

Bizarrement donc, ce pays qui est le pays de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, les intellectuels qui ont pris le parti de penser la démocratie dans sa modestie et dans son humilité, mais aussi dans ses principes, se comptent sur les doigts d'une seule main et furent, généralement, les plus moqués par leurs pairs et les plus conspués par l'opinion. L'idée démocratique est la chose la moins bien portée dans l'intelligentsia…

S'il signifie le respect des valeurs démocratiques, s'il signifie la volonté têtue de conjurer les voies extrêmes où l'Histoire prétendait nous enferment, s'il signifie – ce qui est peut-être l'une de ses définitions les plus vraies – le refus des solutions toutes faites que l'Histoire, maîtresse de toute chose, impose, alors le centrisme est une grande chose…

Ne jamais faire son deuil de l'idée démocratique, ne jamais faire son deuil de l'idée libérale, ne jamais considérer que l'histoire nous dicte sa loi et que c'en est fait de la démocratie et de ses principes, si c'est cela le centrisme, s'il accepte, bien entendu, de se doter de cette identité. S'il accepte d'être une pensée positive, de se doter d'un corpus, de se reconnaître dans une généalogie et dans des ancêtre, alors le centrisme est une belle chose et la rénovation de la famille centriste, à partir de ces lieux, semble, à l'intellectuel que je suis, être une très bonne nouvelle.

Démocratie Moderne : Quels sont les problèmes présents et à venir ?

Bernard-Henri Lévy : (…) Notre génération, plus sans doute que toute autre, vit un moment charnière où les démocraties ont remporté une victoire historique, sans précédent, inespérée, sur ces régimes de fer, apparemment perdurables, qu'étaient les régimes communistes. La démocratie ne l'a emporté sur le totalitarisme que pour voir naître, germant dans les éprouvettes de l'Europe, un nouvel adversaire qui pourrait s'avérer aussi coriace, voire plus coriace, que le précédent. Identifier cet ennemi, trouver les moyens de le combattre, le courage de le défier, oser réaffirmer devant lui, mieux que nous ne l'avons fait face au communisme, les valeurs qui nous sont chères, pour notre génération, pour l'aube du XXIe siècle, c'est, je crois, le seul combat qui vaille.


Débat avec la salle

Bernard Stasi : Est-ce que le libéralisme condamne tout projet collectif et toute volonté politique ?

Bernard-Henri Lévy : Il y a en effet, deux conceptions jumelles du monde qui ont pour résultat commun d'étudier la politique : le libéralisme et le communisme qui reposent tous les deux sur l'hypothèse que je qualifierai de « providentialiste ».

Dans les deux cas on retrouve une main invisible – la main invisible du marché pour les libéraux, celle de l'histoire pour les socialistes… La vraie parenté entre les deux systèmes qui ont dominé le vingtième siècle c'est qu'ils estiment que la politique ne vaut pas la peine et que la société s'auto institue. Tant dans sa version libérale que socialiste, cette idée-là est contraire à l'idée d'un projet politique.

La politique, à l'inverse, est le produit de l'idée pessimiste selon laquelle les hommes livrés à eux-mêmes ne forment pas des sociétés harmonieuses, selon laquelle l'immédiateté des relations humaines peut déboucher sur de la barbarie et qu'il faut un luxe de médiations de plus en plus sophistiquées pour que les rapports entre les hommes soient vivables… Tout ce qui parle pour l'immédiateté contre la médiation, tout ce qui parle pour une organisation spontanée de l'ordre social, milite contre la politique et fait, à mon sens, le lit et le jeu de la barbarie.

Bernard Stasi : Ne doit-on pas cultiver le disensus, mais en affirmant des valeurs communes, en renonçant au manichéisme politique trop absolu des années 70-80 ?

Bernard-Henri Lévy : Casser les manichéismes anciens et les consensus présents en libérant les atomes politiques pour permettre la formation de molécules nouvelles et l'organisation de lignes de fractures nouvelles, voilà quelle est la tâche de notre génération et des générations futures et elle passera par la création de familles politiques anciennes, puisque la politique ne connaît pas de créations ex nihilo, et nouvelles pour échapper au carcan des manichéismes de naguère…

Qu'est-ce l'UDF ? Moi, je n'ai jamais rencontré de militant UDF !

François Bayrou : Je répondrai que c'est la rencontre entre deux familles largement sous-estimées dans la politique française : la famille démocratique, ici présente, et la famille libérale. Je crois, pour ma part, que, bien qu'issues de souches différentes comme vous l'avez très bien souligné, ce qui m'a d'ailleurs fait fort plaisir, elles ont à voir l'une avec l'autre…

En effet, le libéralisme et le socialisme ont en commun, différant en cela de nous, d'être optimiste et de considérer qu'il y a une évolution spontanée et heureuse des sociétés lorsque l'intuition ou le projet politique est juste.

A l'inverse d'eux, nous ne sommes pas des optimistes et nous considérons que tout est à recommencer chaque jour et de se doter d'institutions pour faire barrage à ce que d'aucuns attribuent au péché originel et d'autres aux moments noirs de l'histoire de l'humanité. Néanmoins, il nous semble que ces institutions ne vont pas sans la liberté, sans la mobilité des idées et des hommes. C'est précisément dans cette lutte contre ce parti intellectuel, contre toute tentative de domination sur des institutions qui doivent en être protégées contre cette entreprise de démission, très justement dénoncée par Bernard Stasi et vous-même, que prend tout son sens la rencontre des démocrates et des libéraux.