Texte intégral
I. – La planification d’hier à aujourd’hui
Premier Commissaire au Plan à la Libération, Jean Monnet s’était fixé une double tâche de reconstruction et de modernisation, qui ne pouvait par définition être conduite que dans le cadre d’une politique à long terme, associant toute la nation à cet effort. Tâche complexe, qui nécessitait d’imposer des priorités et d’établir une hiérarchie des valeurs.
L’objectif et la méthode sont longtemps demeurés valables : le développement et la modernisation de l’économie, comme la nécessité des priorités ont été à l’ordre du jour durant près d’un demi-siècle. Qu’en est-il aujourd’hui ?
1. Dans le domaine économique, tout va très vite : il est donc indispensable de prendre le temps de réfléchir et de voir au-delà des échéances immédiates : le besoin d’un organisme de réflexion prospective est vital.
2. La planification n’est pas une idée politique : elle n’est pas forcément synonyme de dictature, elle doit rester compatible avec les principes du libéralisme. Aujourd’hui, il n’est pas de grande entreprise qui, quelle que soit sa taille, ne planifie son développement.
3. La planification est l’affaire de toute la nation. C’est une méthode de gestion qui doit être utilisée avec autant de pragmatisme que de fermeté, comme cela a été le cas pour l’aménagement du territoire pratique en France depuis le début des années 60. Toutes les couches de la nation doivent être représentées dans l’instance suprême de la planification.
4. La planification ne doit pas rester « franco-française » : elle doit s’ouvrir aux idées venues de l’extérieur et s’appuyer sur les solidarités internationales (européennes, notamment).
II. – L’avenir de la planification.
1. Planification et mondialisation : dans son récent ouvrage Sortie de l’impasse : comment ?, Jean-François Levet montre que le débat sur la mondialisation est un faux débat: la mondialisation est un mouvement historique de fond, suscité par l’expansion des États-nations. Il n’y a ni l’accepter avec fatalisme ni à le combattre avec ardeur : il convient plutôt de le maîtriser. C’est la mondialisation qui permet de conquérir les nouveaux marchés et d’acquérir de nouvelles opportunités technologiques, commerciales, etc.
2. Il faut simplement éviter à tout prix qu’elle prenne un caractère « sauvage ». Cf. les trois menaces décrites par J.-F. Levet : l’affrontement commercial, la délinquance économique (drogue, contrefaçons, fraudes sur l’origine des produits), le choc Nord-Sud (concurrence déloyale des pays à bas salaires). Les remèdes ne résident certes pas dans le recours à un protectionnisme qui se révélerait vite suicidaire, mais dans une politique de préférence commerciale et de délocalisations maîtrisées conduite dans le cadre de l’Union européenne.
3. Dans cette perspective, la planification est sans doute appelée à évoluer : peut-être faut-il envisager dans les années qui viennent d’en faire une sorte d’aiguillon permettant d’identifier les risques potentiels de fractures internes ou internationales et donc de déterminer de nouvelles stratégies. C’est, en tout cas, une piste de réflexion qui mérite d’être approfondie.
La planification française a-t-elle encore un avenir ? - Contribution de Jean-François MANCEL, secrétaire général du RPR
La planification française, cette « ardente obligation » dont parlait le Général de Gaulle, est née, au lendemain de la seconde guerre mondiale, pour répondre aux contraintes immenses de la reconstruction et du développement industriel et économique de notre pays.
Elle a joué là, durablement, un rôle déterminant pour rationaliser, organiser, prévoir. Elle a été ainsi pour l’État, coordinateur des efforts de la Nation, un outil d’une efficacité considérable.
Point n’est besoin de longs développements pour mesurer les bouleversements qui ont affecté depuis lors la vie économique et l’organisation politique de la France.
L’heure est à la mondialisation des échanges, à l’internationalisation des stratégies industrielles et à la globalisation des marchés, à tel point que certains s’interrogent sur l’abaissement des marges de manœuvre économiques dont disposent encore les politiques nationales.
Se prononcer sur l’avenir de l’idée de planification, en France, en 1996, revient précisément à se situer vis-à-vis de ce débat.
Dans ces conditions, l’accélération de l’évolution technologique et économique et la complexité croissante des échanges commerciaux et financiers fournit une première raison de croire en l’avenir du plan.
Plus que jamais, face à une réalité difficile à saisir et constamment évolutive, le pouvoir politique doit en effet disposer de la capacité de se projeter dans l’avenir moyen et long terme.
Mais la raison fondamentale de l’actualité, à nos yeux, du plan, c’est que nous, gaullistes, refusant l’idée reçue de l’impuissance du politique.
C’est toute la leçon que nous donne Jacques CHIRAC depuis un an. Il n’y a pas de fatalité ou d’inertie incontrôlable de l’évolution économique, sociale ou politique d’un pays. Là où existe une véritable volonté d’agir il y a la possibilité d’influencer le cours des choses.
Bien sûr, le plan doit également évoluer pour continuer dans l’avenir de jouer, au service de cette volonté politique restaurée, tout son rôle d’évaluation, de prévision et de préconisation.
Son avenir dépend à cet égard de sa capacité à réussir une triple évolution.
La première consiste à s’ouvrir toujours davantage sur l’extérieur et sur la sphère économique privée.
La seconde est d’être capable d’un fonctionnement toujours plus souple pour répondre à des questions ponctuelles très précises.
Enfin, le plan doit renforcer son rôle de « banc d’essai » et de préfiguration en prise directe avec la réflexion du gouvernement.
S’il sait se conformer à ces impératifs, suivant ainsi l’exemple de modestie et d’efficacité donné depuis un an par l’État à l’initiative de Jacques CHIRAC et d’Alain JUPPE, nul doute que le plan continue à l’avenir de jouer un rôle important dans l’élaboration de la décision publique.
Tel est aujourd’hui, à l’heure où la primauté du politique se trouve enfin restaurée, notre souhait confiant.
Lionel JOSPIN
GLOBALISATION, MONDIALISATION, CONCURRENCE : LA PLANIFICATION FRANÇAISE A-T-ELLE ENCORE UN AVENIR ?
Au cours des trente années qui ont fait sa gloire, la planification française a vu, petit à petit, son rôle évoluer jusqu’à se concentrer sur (certains diront se limiter à) deux grandes fonctions : la prévision économique et la concertation sociale. On ne petit qu’être frappé par cette longue et lente mutation qui va du caractère, certes indicatif mais quand même très contraignant, des premiers plans d’équipement au discours sociétal et parfois un peu littéraire des lois de plan de la fin des années 80.
Pour progressive qu’elle ait été, cette évolution ne s’est pas faite sans heurt et quelques moments ont, sans doute, été particulièrement significatifs (même s’ils ne sont pas toujours apparus comme tels, à l’époque) : je pence en particulier l’abandon de la fixation d’un taux d’actualisation, norme indispensable au calcul centralisé de la rentabilité à long terme des investissements publics comme ceux d’EDF, par exemple.
Mais ce qui est plus frappant encore c’est que, même recentré sur la prévision et la concertation, le Plan a vu son rôle s’affaiblir avec le temps. La prévision économique a fonctionné à peu près correctement tant que demain a bien voulu se comporter à peu près comme hier. Quand les grandes ruptures des années 70 ont tordu les courbes et bouleversé les logiques, chacun s’est rendu compte assez vite de la vanité d’un instrument de prévision débordant l’horizon court de la prévision conjoncturelle. Keynes ne nous avait-il pas prévenu quand il disait : « la prévision est un exercice difficile, surtout si vous parlez de l’avenir ! ». Quant à la concertation sociale, la rue de Martignac a eu du mal à la retenir à mesure que s’est prise l’habitude d’organiser de grandes rencontres aux plus hauts niveaux politiques.
Prévision et concertation, ce sont donc, paradoxalement, l’échec pour la première et le succès pour la seconde qui ont dépouillé le Plan de ses nouvelles pratiques.
Conscient de cette évolution, Michel Rocard avait mené à bien une réforme dont l’élément central, lié à la décentralisation en cours, s’est révélé à la hauteur des espoirs formules : il s’agit des contrats de Plan. Il apparaît toutefois aujourd’hui que cette heureuse contractualisation des relations entre l’État et les régions relève plus d’une agence dévolue à l’aménagement du territoire que d’un instrument de planification.
Doit-on alors, comme on l’entend aujourd’hui, chercher à fonder l’avenir du commissariat général au Plan sur un ensemble de fonctions, toutes très utiles, mais assez disparates comme l’évaluation des politiques publiques, l’étude de la productivité ou la programmation des dépenses publiques ? Vouloir justifier la pérennité de l’institution par cet inventaire n’a pas de sens. Et cela même si on rajoutait quelques sujets comme par exemple l’étude des revenus et des coûts dont certains se rappelleront sans doute que, grâce au CERC qui dépendait du CGP, elle fut naguère conduite dans notre pays avec beaucoup de sérieux avant qu’une décision très inopportune vienne « cesser le thermomètre ». Décidément, non ! Le CGP ne peut être le réceptacle de tout ce qui devrait se faire dans l’administration et qui n’est fait nulle part ; la planification à la française mérite mieux ou alors autant dire qu’on y renonce.
Ce n’est pas mon cas. Il est en effet un domaine qui prend racine dans les mêmes interrogations que celles qui ont fondé la planification mais qui est, sans doute, plus adapté à la période de globalisation que nous connaissons aujourd’hui : c’est celui de la réflexion stratégique. Si nous ne voulons pas qu’au seul marché et aux forces qui le gouverne revienne toute l’organisation future de notre société, si au rebours nous souhaitons que des préoccupations collectives – le plus souvent de long terme – viennent peser sur la réalité de l’économie mondiale dans laquelle nous sommes immergés, si en un mot nous voulons rendre au politique des marges de manœuvre dans l’orientation de la République, il faut éclairer l’avenir sur les grands mouvements à l’œuvre. C’est l’objet de la réflexion stratégique.
Qu’elle porte sur les évolutions possibles de notre environnement économique, sur les grandes tendances de la technologie et son influence sur le système productif comme sur la vie sociale ou les mœurs, sur les conséquences sur la société française des contacts de plus en plus nombreux avec d’autres modèles de société, sur l’évolution de la relation de l’homme au travail, ou sur bien d’autres sujets encore, cette réflexion stratégique n’est menée nulle part en France de façon systématique. À ma connaissance, il n’y a aucun organisme dans notre pays qui ait les moyens, la renommée et l’expérience nécessaire pour se livrer ce genre de synthèse à l’instar de quelques grandes institutions d’outre Atlantique voire même de fondations privées qui toutes jouent ce rôle qui en France n’est rempli nulle part.
Inexistante dans le secteur privé, cette fonction – rendue indispensable par la globalisation – ne se rencontre pas non plus dans l’appareil d’État. Voilà quel doit être le rôle du CGP à l’avenir. Qu’on ne prétende pas que c’est déjà le cas ; en dépit de la qualité de ceux qui y travaillent nous sommes loin de disposer de l’instrument dont nous avons besoin. Il faudrait, directement auprès du Premier ministre, une structure légère – sans doute pas plus d’une quarantaine de personnes –, de très haut niveau, susceptible d’éclairer l’avenir dans l’ensemble des domaines qui requièrent des décisions politiques de long terme et qu’on ne peut laisser traiter, comme c’est malheureusement le cas aujourd’hui, par une succession de mesures de court terme.
Ceci ne signifie nullement que les tâches plus techniques, comme la programmation pluriannuelle des dépenses publiques par exemple, ne doivent pas être remplies. Mais le Plan doit se concentrer sur ce qui n’est véritablement étudié nulle part ailleurs : les implications de court terme des avenirs potentiels. Il redeviendra ainsi ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : l’instrument au service de l’État pour plier l’avenir à la volonté politique.
Mouvement des radicaux de la gauche de la réforme et de la République
POUR UNE REDÉFINITION DE LA PLANIFICATION par Jean-Michel BAYLET, ancien ministre, sénateur, Président du conseil général de Tarn-et-Garonne
Ardente obligation ou simple référence, le Plan a marqué l’histoire des cinquante dernières années de notre pays. Conçu par des hommes politiques imprégnés par une haute conception du rôle de l’État, le Plan était issu d’une certaine tradition dirigiste, peut-être excessive, mais justifiée par la reconstruction du pays à l’issue de la guerre. Son évolution à rebours vers un échange de vues peu contraignant l’a sans doute conduit trop loin et pose la question de son avenir.
Est-ce la conséquence de la mondialisation, de la concurrence ? C’est ce que semble conclure par avance le thème de ce colloque d’anniversaire ; et, du moins en partie, c’est certainement vrai. Mais, prenons garde de justifier notre fatalisme, ou les vœux de certains, par les évolutions mondiales.
Qu’il y ait, en effet, un mouvement de mondialisation, une globalisation des problèmes et, en particulier de la concurrence, est contestable mais pas très neuf, sinon par son ampleur. Mettre l’accent sur le phénomène est donc aussi une manière pudique de constater la conformité des pensées et des actions économiques sans trop évoquer la question des rapports de force internationaux qui les fondent.
Remettre en cause le conformisme amène à se poser la question de l’avenir en des termes volontaires ; exemple fondamental, la construction européenne ne doit pas être une manière d’accepter la fatalité des marchés internationaux, mais au contraire une volonté d’action pour un nouvel équilibre international.
Le Plan, dans une telle logique, doit permettre de dépasser l’acceptation tranquille du présent. En réfléchissant à l’avenir au-delà du court terme, il doit remettre en cause le diktat du monétarisme, l’omnipotence du budget ; il ne nie pas les contraintes ; il doit les intégrer dans une vision du futur.
En ce sens, il y a un avenir pour le Plan : encore faut-il s’entendre sur sa définition, son rôle et sa portée.
Il ne saurait être un lieu de décisions technocratiques et bureaucratiques ; au contraire, il doit être un lieu d’échanges, de confrontations entre les forces vives de la Nation. De ce point de vue, une réflexion est sans doute nécessaire sur sa place dans le système politico-administratif. Il conviendrait de lier cette réflexion à celle de la place du conseil économique et social. La planification n’a pas de sens en tant que pensée technocratique, mais en tant qu’expression d’un contrat social.
Par ailleurs, l’existence même d’un Plan est liée à une certaine conception de l’intérêt collectif ; l’avenir du Plan est lié à celui du service public. L’évolution actuelle en Europe et en France de la notion de service public étant particulièrement préoccupante, une redéfinition de la planification devra s’accompagner d’une véritable politique de défense et de développement des services publics.
Enfin, on ne saurait limiter la réflexion sur le futur au seul territoire national. Il faut donc voir l’avenir du Plan dans un cadre plus vaste, à l’échelle de l’Union européenne.
Les radicaux n’ont jamais été des inconditionnels de la planification, même s’ils en reconnaissent l’utilité. Encore faut-il que le Plan intègre bien les enjeux de demain : contrat social, service public, construction européenne.
André ROSSINOT
Globalisation, mondialisation, concurrence : la planification française a-t-elle encore un avenir ?
Mise en place dans un contexte de reconstruction après la Seconde Guerre mondiale, la planification française a considérablement évolué depuis cinquante ans. Destinée, à l’origine, à faire face à une économie de pénurie en fixant les glandes priorités nationales, elle a traversé successivement une période de forte croissance et, depuis une vingtaine d’année, une période de crise économique couplée à la montée des interdépendances.
Cette évolution a progressivement remis en question les objectifs et l’efficacité de la planification française, du fait notamment de la difficulté croissants des prévisions économiques dans un environnement instable et sujet à des retournements de tendance brutaux et incontrôlables. La politique économique nationale est aujourd’hui largement déterminée par des évolutions extérieures. L’engagement de la France dans la construction européenne unit le destin de notre pays à celui de nos partenaires et exige sans doute une réflexion prospective au niveau européen.
Petit-on dire pour autant que le principe même d’une planification nationale est remis en cause par la mondialisation de l’économie ? Rien n’est moins sûr, si on considère que le rôle de la planification peut être redéfini autours d’objectifs nouveaux pour renforcer la place de la France dans ce mouvement généralisé.
La planification, indispensable outil de prospective et de politique économique
Construite à l’origine autour d’objectifs sectoriels impératifs, la planification est progressivement devenue un outil de prévision indicatif permettant d’établir un « plan de développement économique et social ». La dimension sociale, apparue avec le IVe plan, devient progressivement un des aspects essentiels de la planification avec le développement d’un chômage persistant au cours des années 1 970. L’échec relatif de la planification depuis vingt ans dans son rôle de développement économique ne peut occulter le rôle essentiel qu’elle a joué dans l’établissement d’une expertise susceptible de guider les choix du Gouvernement dans sa politique économique et sociale. Aussi complexe que soit devenu l’exercice de prospective dans un environnement changeant, la fixation d’objectifs à moyen et long terme demeure un outil indispensable pour donner à l’action politique une visibilité que les échéances électorales viennent parfois perturber.
Planification et cohésion sociale
La planification a également un rôle à jouer dans la poursuite d’un dialogue social aujourd’hui insuffisant eu égard à la situation sociale dans laquelle se trouve notre pays. C’est notamment en associant davantage les partenaires sociaux, le conseil économique et social et le Parlement à cette fonction de prospective de la planification que le Gouvernement pourra renouer avec le dialogue social et contribuer à rendre leur place aux organisations syndicales. Attachées à l’existence de la planification, ces organisations s’accordent à regretter le manque de dialogue et l’insuffisante prise en compte de leurs avis dans ce cadre.
Planifier pour préserver la cohérence de l’aménagement du territoire
Prévue à l’origine dans un cadre exclusivement national, la planification a dû s’adapter aux évolutions politiques de la société française. En particulier, la décentralisation lui a assigne un rôle inédit de préservation de l’équilibre géographique du territoire, à travers la signature des contrats de plan État-Région. Ces derniers montrent la nécessité d’une cohérence entre la politique économique et sociale de l’État et l’affirmation des collectivités territoriales. En effet. pour favoriser un développement harmonieux et équitable des différentes régions françaises au moyen des contrats de plan, il faut définir au préalable des objectifs nationaux susceptibles de donner une cohérence à l’ensemble des schémas régionaux. Dans cette perspective, la planification conserve toute sa légitimité pour coordonner les niveaux de décision décentralisés, sans pour autant revenir sur les principes de la décentralisation.
La planification et l’Europe
Depuis plus de vingt ans, la France s’est résolument engagée dans la construction européenne, liant ainsi ses choix économiques et sociaux à ceux de ses partenaires privilégiés. Seul cet engagement permettra de renforcer notre économie face à la mondialisation. Dans ce contexte, la planification est un outil d’expertise et de prospective qui a toute sa place au sein des institutions européennes, même s’il est difficile de transposer au niveau européen un modèle national. Pour sa part, la Commission européenne assure déjà cette fonction d’expertise et de planification par la programmation dans le temps des plans d’investissement et de dépenses. Le livre blanc prônant une politique de grands travaux au niveau européen est un exemple des préoccupations de la Commission en matière de planification concertée. De telles initiatives méritent d’être développées, notamment pour favoriser l’émergence d’un modèle social européen.
Sans doute faudrait-il aussi favoriser davantage la coordination des outils de planification entre le niveau national et le niveau européen, dans un souci d’efficacité et de cohérence des politiques menées à tous les échelons.
La double mission du commissariat général du Plan
On le voit, la mondialisation est loin de rendre caduc le principe de la planification en France. Cette double fonction d’expertise et d’encouragement au dialogue social est aujourd’hui exercée par le commissariat général du Plan. Cette institution, a l’utilité et à la compétence avérées, devra sans doute être modernisée pour assurer encore mieux les missions qui lui sont assignées.
Sa mission d’expertise et de prospective a montré son utilité, notamment l’occasion des rapports élaborés sous sa direction lors de la préparation des plans successifs ; même si, au fil des années, son rôle et son influence ont été relativisés par l’apparition d’institutions concurrentes ou complémentaires, qui ont apporté une diversité salutaire dans le domaine de la prospective. Il n’en demeure pas moins que toute grande démocratie doit pouvoir disposer d’instruments d’analyse de qualité. À cet égard, les comparaisons internationales devraient nous inciter à développer encore davantage nos outils.
Mais c’est sans doute sur le dialogue social que l’effort du commissariat général du Plan devra porter. Il lui faudra mieux associer les organisations syndicales et représentatives à ses travaux, au besoin par une réforme de son fonctionnement et de son recrutement. Enfin, si la planification doit rester un outil d’action pour l’exécutif, il faut réfléchir au moyen d’associer plus étroitement le Parlement à l’élaboration de ses travaux, peut-être par la création d’un organe de prospective sous la responsabilité du Parlement en relation avec le commissariat général du Plan.
POUR UNE RÉFORME DU COMMISSARIAT DU PLAN - Jean-Pierre SOISSON
Créé en janvier 1946, le commissariat général du Plan a constitué l’un des facteurs de la reconstruction, puis du développement de l’économie française. Le monde a changé et la planification « à la française » n’a guère évolué. De plus en plus, au cours des dernières années, le problème de son utilité, et même de son maintien, a été posé.
Le Plan est, d’ailleurs, mis en sommeil à chaque changement de majorité : en 1981, le Ville Plan a été abandonné pour un Plan intérimaire ; en 1986, le nouveau gouvernement n’a pas poursuivi les programmes prioritaires du IXe Plan ; le XIe Plan n’a pas été ratifié par l’Assemblée élue en 1993.
La planification, telle qu’elle a été élaborée après la guerre, répond-elle encore aux réalités de notre temps ? Le rapport remis au Premier ministre par M. Jean de Gaulle en juillet 1984 reconnaît l’intérêt pour l’État d’une stratégie pluriannuelle, mais celle-ci ne devrait pas nécessairement revêtir la forme d’un Plan. La question est de savoir si l’on peut, aujourd’hui, améliorer l’approche théorique d’une planification nationale avec le caractère aléatoire de l’évolution du paysage économique.
La mondialisation des échanges est-elle un obstacle à l’élaboration d’un outil national de prévision ? L’évolution conduit à une profonde refonte des méthodes de la planification française.
Sur le plan national, le rôle économique de l’État a été réduit ; les privatisations ont diminué la part du secteur public ; la décentralisation et la déréglementation ont multiplié le nombre des acteurs économiques. Cet éclatement pose le problème essentiel de la cohérence des interventions. La lisibilité du Plan devient incertaine ; la coordination entre le Plan national et les Plans régionaux n’est plus assurée. L’intérêt du Plan se réfugie dans son élaboration.
Sur le plan international, les décisions économiques dépendent de grandes firmes multinationales, qui échappent au contrôle des États. De plus, les prévisionnistes ont sous-estimé l’impact des technologies nouvelles. Enfin, l’émergence de nouveaux pays industrialisés dans l’Asie du Sud-Est a profondément transformé les données de l’économie mondiale.
Le Plan n’a pas suivi les évolutions qui ont bouleversé notre économie et notre société : il a vieilli. Pour survivre, il doit s’ouvrir aux réalités nouvelles, travailler en liaison étroite avec la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’OCDE, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement. Il doit davantage intégrer la dimension européenne. Il doit être à la recherche de nouvelles méthodes de prévision et de prospective.
La décision a été prise récemment de fermer le centre Beaubourg pour le rénover. Ne faudrait-il pas, de même, fermer le commissariat général au Plan, envoyer ses équipes découvrir les réalités internationales et lui permettre de rebondir sur des bases nouvelles ?
Dans sa circulaire de juillet 1995 relative à la réforme de l’État et des services publics, M. Alain Juppé a souhaité « une réforme profonde du commissariat visant à construire à partir de cette structure un outil efficace de prospective ». Le Mouvement des Réformateurs approuve une telle orientation. Le Plan ne peut continuer à définir des objectifs que tous approuvent lors de son élaboration, parce que tous savent qu’ils ne seront pas mis en application.
Dans le monde aléatoire qui est le nôtre, a écrit M. Jean-Baptiste de Foucauld, le travail de planification consiste à se préparer à l’incertitude plutôt qu’à la réduire » : ce doit être la tâche prioritaire du commissariat général du Plan, avant même de songer à élaborer de nouveaux documents. C’est dire que la loi de juillet 1982 doit être profondément modifiée, que les procédures de planification doivent être rénovées et simplifiées et que les méthodes d’analyse doivent prendre en compte des réalités internationales nouvelles.
GLOBALISATION, MONDIALISATION, CONCURRENCE : LA PLANIFICATION FRANÇAISE A-T-ELLE ENCORE UN AVENIR ? Alain LIPIETZ et Dominique VOYNET
Les écologistes, comme la plupart des économistes et des sociologues de bon sens, reconnaissent la nécessité d’un pluralisme dans les modes de production (salariat public, privé ou coopératif, petite production autonome, entraide de voisinage, activité domestique) comme dans les modes de régulation : marché, règlements, conventions,... et planification publique.
Durant cinquante ans, en France, cette dernière s’est illustrée sur deux volets.
Le premier, le plus connu et auquel on a eu trop tendance à réduire « le Plan », c’est la détermination raisonnée des grands projets d’équipement, des grandes infrastructures publiques.
Le second, qui fait l’originalité de la « planification à la française » héritée de la Libération de 1945, c’est l’existence d’un lieu permanent de dialogue entre les groupes sociaux, pour la construction d’un certain consensus national sur le modèle de développement à adopter, par-delà les divergences sur les rythmes et sur le partage des bénéfices de l’activité commune.
Ni l’une, ni l’autre de ces missions ne nous semble devoir être remise en cause par la « globalisation ». Bien au contraire, celle-ci appelle un surcroît de réflexion et de concertation au niveau national (comme d’ailleurs, tout aussi bien, au niveau régional !)
La société a plus que jamais besoin de se concerter, de préparer les choix majeurs, pour s’insérer dans le tourbillon de l’économie mondialisée, de la manière la plus conforme à l’harmonie sociale (au sein de la génération présente) et au respect des droits des générations futures : ce que l’on appelle développement aujourd’hui soutenable.
Plan, plus que jamais, doit revenir à la définition qu’en donnait Pierre Massé : un réducteur d’incertitude.
Pour la simplicité de l’exposé, nous examinerons successivement les deux volets de la mission du Plan, et ferons à chaque fois des propositions.
I. – LE PLAN, INITIATEUR DES GRANDS PROJETS
À la Libération, la France était encore plus dépendante de l’extérieur qu’aujourd’hui. Tout était à rebâtir, avec une « contrainte extérieure » de fer : les crédits du Plan Marshall. Du besoin de planifier la reconstruction est né le Plan. L’ambition était l’édification d’une économie nationale relativement autonome.
D’un point de vue écologiste, on peut critiquer les choix qui ont été faits, encore que l’on ne puisse critiquer les planificateurs de l’époque pour être restés sourds...à une contestation écologiste alors quasi-muette ! Mais on ne peut arguer de ce que l’économie se soit aujourd’hui re-internationalisée pour en déduire qu’il n’y ait plus à planifier les grands projets à l’échelle d’un pays (ou, encore une fois, d’une région). Que signifieraient alors les discours sur la subsidiarité ?
En réalité, le démantèlement du rôle du Plan à partir des années 1970 fut un processus endogène à la société française, à son « mode de gouvernance ». Successivement, de grandes entreprises nationales (EDF, SNCF, Compagnie nationale du Rhône...), filles du Plan, se sont émancipées de lui, puis de grands monopoles privés ou semi-publics se sont constitués en lobby nouant des alliances féodales avec ces « États dans l’État ». Les grands ministères techniques (équipement, industrie, agriculture) sont eux-mêmes devenus des principautés négociant directement avec le Grand Argentier : le ministère des finances. Les accords internationaux (construction européenne, GATT) n’ont fourni qu’une rhétorique à la privatisation technocratique de ces corps de l’État, ou des monopoles issus de lui, devenus indépendants, et n’ayant bientôt même plus à payer un tribut verbal à leur « mission de service public ».
Ainsi, de manière très technocratique mais non « planifiée », se sont imposés : le tout- électrique et le tout-nucléaire, le tout-automobile et le tout-autoroute, le tout-TGV contre les lignes secondaires, etc. Sans parler de projets farfelus et ruineux, surgis on ne sait d’où, malgré la discrète réprobation de la plupart des organes d’expertise publique : tels la filière sur-régéneratrice ou le canal Rhin-Rhône. Et nous n’évoquons même pas les grands chantiers qui n’ont pas émergé, faute que leur utilité sociale ait été affirmée et que le Plan leur ait donné le sceau de « l’ardente obligation » : énergies renouvelables, transports en commun urbains, ferroroutage, etc.
Notre proposition
Le Plan doit redevenir le chef d’orchestre des grands-projets matérialisant, sur le territoire français et par subsidiarité, les engagements de l’Union européenne pour « l’Impératif environnement » et les engagements du Sommet de Rio pour le développement soutenable.
Cette planification nationale doit s’articuler de manière permanente avec la planification régionale, conformément à l’esprit de la réforme de 1982, mais avec plus de moyens et selon un échéancier plus raisonnable.
Concrètement : d’où que viennent les propositions de « grands chantiers » (Plan-câble, Canal Rhin-Rhône, grandes plateformes multi-modales, réseaux de transports d’importance nationale ou européenne), elles doivent passer par le filtre du Plan qui doit être comptable, devant le Parlement, de la qualité de leurs études d’impact, social, écologique, financier, et en matière d’aménagement du territoire.
La coordination du système national-régional de planification et de la DATAR doit être placée sous la responsabilité d’un ministre de haut rang, ayant la co-tutelle de la direction de la prévision.
Les conflits éventuels avec la direction du Trésor doivent être tranchés au niveau gouvernemental. Le commissaire au Plan, gardien de « l’ardente obligation », disposera d’un droit de critique publique, ce qui implique sa stabilité après le vote du Plan par le Parlement.
II. – LE PLAN, ARTISAN DU CONSENSUS
Loin d’avoir homogénéisé les préférences nationales, la globalisation de l’économie s’est appuyée sur les différences nationales et a révélé l’inégale efficacité des trajectoires nationales. Les « pays qui gagnent » en terme de compétitivité structurelle de la nation ne sont nullement les pays anglo-saxons où a triomphé la dérégulation et la concurrence individualiste, mais les pays du « capitalisme rhénan » ou de « l’Arc Alpin » Italie du Nord incluse, ou encore le Japon, ou même la Corée. Autant de sociétés où prévaut une culture de « réciprocité » et de « partenariat » en face des difficultés communes. Les Français s’émerveillent de ces succès, invoquant un héritage culturel... alors que ces modes de « gouvernance » efficients sont cristallisés dans des institutions.
La France disposait de ce type d’institutions : le Plan, le conseil économique et social, et les a laissé dépérir. Pourtant, ils n’avaient pas démérité. Dans les commissions du Plan se sont testées, rodées, pendant les Trente Glorieuse, des démarches communes, des procédures d’arbitrage entre groupes sociaux, et finalement une vision commune du progrès, cadrant de possibles compromis pour les crises les plus graves.
Encore une fois, on peut critiquer la conception du progrès prévalant l’époque. Il s’agissait de « partager les fruits » d’une croissance exclusivement matérielle que l’on voulait la plus rapide possible. Il s’agit aujourd’hui de s’accorder sur les modalités d’un développement soutenable, au double sens du mot : assurant bien-être et dignité pour tous, aujourd’hui, en résorbant la « fracture sociale », et respectant les intérêts des générations futures.
Telle n’est certes pas le credo d’une « pensée unique » à dominante anglo-saxonne. Ce n’est pas un hasard si des écoles de pensées plus soucieuses de l’intérêt général et de l’harmonie sociale (écoles post-keynésiennes, théorie de la régulation) ont pu se développer au sein de centres de recherche étroitement liés au Plan (CEPII, CEPREMAP...) et ont su offrir, à ceux qui voulaient encore penser la sociabilité française, quelques outils intellectuels.
Où donc a-t-on pu voir, si ce n’est dans les commissions du XIe Plan, patronat, syndicats, écologistes, discuter pendant de longs mois de la réduction du temps de travail ou de la prévention de l’effet de serre, convoquer experts et modèles économétriques, pour parvenir quand même, de mouture en mouture, à des textes fragiles mais unanimes, ébauchant d’éventuels compromis après avoir fait le tour des divergences ?
Saurons-nous éviter qu’au nom de la globalisation soit balayée toute réflexion visant à prévenir la dislocation d’une communauté d’hommes et de femmes qui, tant bien que mal, respectent encore une certaine légalité républicaine, parce qu’ils s’accrochent encore à la foi en un avenir commun et mutuellement avantageux Si oui, cela passera par un lieu d’observation et de débat permanent, dont la « Planification à la française » a fourni le modèle. Elle ne demande qu’à redevenir elle-même.
Nos propositions
Le commissariat général du Plan doit devenir à la fois l’observatoire général de la fracture sociale et la tête pensante du développement soutenable.
Pour cela, les centres d’analyses et de recherche lies au Plan doivent être soutenus et convenablement incités à répondre à la demande sociale qui s’exprime dans le débat public, à éclairer les grands enjeux de société. Un centre particulièrement précieux comme le CERC doit renaître de ses cendres et être rattaché au Plan.
Le Plan doit se réhabituer à travailler avec les centres d’expertise d’autres administrations, qui sont aussi de fort bonne qualité, et avec des équipes universitaires. Pour cela, et indépendamment des crédits de fonctionnement du Plan et ses centres satellites, il faut rétablir une enveloppe de recherche orientée, du type de l’ancien CORDES.
Les commissions du Plan se réunissent en général trop tardivement et n’ont pas le temps de lancer des études. Sans aller jusqu’à la pérennisation des commissions, qui aboutirait à les vider de tout sens de l’urgence et de l’obligation de résultat (risque qui pèse, à l’autre extrême, sur le conseil économique et social), il convient de redonner à la négociation sociale au sein des commissions toute l’ampleur, et donc les moyens, que justifient les mutations en cours, à l’aube du XXIe siècle.