Texte intégral
Avec l’accélération de la mondialisation, la libéralisation des échanges, les grands pays industrialisés se mettent enfin à réfléchir un peu plus sur le sens qu’il faut donner à la vie collective.
En effet, de pays en pays, les problèmes sociaux ne peuvent pas être dissociés désormais de la situation mondiale, d’une fantastique libération des échanges, de tous ordres, qui sont d’ailleurs fortement aidés par les technologies nouvelles : Internet est le symbole le plus vivant et le plus étonnant, le plus extraordinaire de cette rapidité des échanges qui fait déjà dire que la planète est devenue un village.
Mais dans le même temps, cette mondialisation entraîne un bouleversement, extrêmement difficile à appréhender, parce que tout cela bouscule nos organisations, nos habitudes de travail et par conséquent, les ministres qui ont en charge les affaires sociales, sont contraints de faire face à des situations qui ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre.
L’Europe rhénane souffre surtout de chômage chronique. Peut-être sommes-nous parfois un peu trop attachés à une certaine sécurité, alors qu’outre-Atlantique ou dans les pays d’influence anglo-saxonne, grâce à plus de flexibilité, mais aussi de précarité, la création d’emplois a fortement progressé.
Entre le chômage des uns et la pauvreté croissante des autres, il faut trouver d’autres chemins. C’est pourquoi, nous devons maintenant avoir des stratégies qui ne soient pas conçues uniquement au plan national, mais tiennent néanmoins compte des spécificités de nos nations.
Il nous faut aussi devancer les nouveaux besoins de nos compatriotes, et surtout des plus jeunes. C’est pourquoi, la France doit beaucoup investir dans la recherche appliquée, dans l’innovation et c’est pourquoi, il faut soutenir nos petites et moyennes entreprises, qui sont le fer de lance de cette adaptation.
Alléger le coût du travail
Aujourd’hui, les PME françaises doivent accéder plus facilement à des fonds propres et à des quasi-fonds propres qui leur permettent d’avoir un développement continu, à l’abri des aléas financiers. C’est un problème majeur. Mais il faut surtout qu’elles soient plus souples, plus libres grâce à l’aménagement du temps de travail.
La première démarche, c’est en effet d’alléger le coût du travail, notamment le coût du travail moins qualifié. Il y a une concurrence qui s’exerce entre pays industrialisés, mais qui s’exerce de plus en plus avec les pays en voie d’industrialisation : le cours du travail dans nos pays ne doit pas être élevé. Il faut donc réduire les charges sur le travail moins qualifié.
C’est la ristourne que nous avons établie, j’espère qu’elle progressera. C’est, de manière générale, l’idée de déplacer un peu les prélèvements qui portent sur le travail vers d’autres revenus, les revenus de remplacement.
Nous étions arrivés à ce paradoxe dans notre société qu’un revenu d’activité soit plus imposé, au titre des charges sociales, ou au titre des impôts qu’un revenu de remplacement. Ce sont des paradoxes auxquels il faut évidemment remédier. Enfin, il y a les revenus du capital, qui doivent être traités d’une manière équitable. Encore faut-il que cela fasse l’objet de politiques coordonnées entre nos différents pays.
Aménager le temps de travail
La deuxième démarche, c’est l’aménagement du temps de travail. Il faut abandonner, à cet égard, les querelles idéologiques. Toute la problématique d’aménagement du temps de travail est basée sur un triple pari qu’il faut tenir :
1. Vous rendez l’entreprise plus productive parce que les machines tournent plus longtemps (s’il y a des machines), parce que les hommes sont plus reposés et parce qu’ils peuvent plus facilement donner le meilleur d’eux-mêmes. L’entreprise est gagnante.
2. Le salarié est gagnant parce qu’il gagne du temps libre.
3. La communauté est gagnante parce que, normalement, la réduction du temps de travail est le gage d’embauches nouvelles.
Tout cela permet une flexibilité, c’est-à-dire que l’entreprise sait que lorsqu’il y a une réponse à donner au consommateur et au client, rapide, les salariés sont là, quitte à ce qu’ensuite, ils puissent disposer de temps libre plus important.
Je rêve d’un monde où l’on pourrait apprendre la musique à tout âge. Je veux dire par là qu’il faut enrichir nos vies, de services rendus. Celui qui sait apprendre la musique l’apprend à l’autre. Je prends cet exemple, car je crois que dans le domaine culturel, il y aura un échange de services extraordinaires. Que ceux qui savent enseignent aux autres. Il y a, bien entendu, tous les services sociaux que peuvent se rendre les citoyens entre eux. Lorsque la prestation autonomie sera mise en place, nous aurons un système qui permettra de financer les personnes qui viendront s’occuper des personnes âgées dépendantes. Et nous aurons une création d’emplois évidente. Nous aurons des heures travaillées, des heures de services. Cela s’appelle enrichir la croissance en emplois. La tâche quotidienne du ministre du travail, c’est faire que, d’une multitude d’initiatives à un niveau de croissance donné, émergent plus d’emplois. Et honnêtement, la France commence à faire des progrès. Ce n’est pas seulement mon action qui est à l’origine, mais aussi celle de mes prédécesseurs.
La France, par exemple, dans le dernier semestre 95, avec un taux de croissance de 0,2 % ce qui est très faible, aurait normalement dû ne créer aucun emploi. Elle en a quand même créé 40 000. Ce qui prouve que, tout doucement, nos démarches commencent à enrichir la croissance en emplois.
Remettre notre système de vie en question
Mais il faut aller plus loin et imaginer des changements beaucoup plus importants. Je prendrai deux exemples : d’abord il faudra revoir toute notre notion de la vie, qui jusqu’ici, était découpée en séquences, entre le temps de formation, le temps de travail et celui de la retraite. Désormais, tous ces temps vont s’imbriquer les uns dans les autres et nous devrons créer des mécanismes qui permettront aux individus de disposer d’un capital-temps. Cela veut dire que les hommes auront un capital d’heures payées par avance pour pouvoir, le jour venu, compléter leur formation. Aujourd’hui, la France a un stock de gens jeunes qui poursuivent leurs études au-delà du raisonnable. Sur quatre millions de jeunes de moins de 25 ans, trois millions sont en université ou dans les écoles, ce qui est beaucoup trop. Ils devraient être au moins un million de plus dans les entreprises et dans la vie active. Ensuite, ils reviendraient tout naturellement à la formation au milieu de leur parcours actif. Nous devrons aussi, par les retraites progressives, par toute une série de mécanismes, éviter qu’il y ait une césure au sein de l’activité. Cela, c’est le premier aménagement de société. Le deuxième, c’est que nous n’aurons pas seulement un employeur, en même temps, nous en aurons plusieurs. Le rapport que Jean Boissonnat a fait sur ce sujet, au nom du plan, a bien expliqué cela.
Nos sociétés ne résisteront pas devant les sociétés asiatiques ou d’autres si elles n’acceptent pas de changer. Mais pour changer, il ne faut pas avoir peur. Or, nous sommes peut-être en train de fabriquer une génération d’anxieux, soucieux de garder avec un égoïsme sans limites, toutes les sécurités possibles.
Comment résoudre ce dilemme. En créant un nouveau modèle social, et sans doute un modèle social européen comme le souhaite le président de la République. Cela suppose d’abord que nous ayons une démocratie sociale très active. C’est la raison pour laquelle je pousse à libéraliser la négociation contractuelle dans les entreprises et demande aux syndicats d’assumer deux attitudes : protéger et anticiper en reconnaissant que le dialogue social ne peut être une affaire de monopole.
Il faut ensuite garder un système de sécurité sociale qui permette de préserver pour tous, dans les moments très difficiles, devant les grands risques, une égalité des chances. Mais il ne faut pas se faire d’illusions ; nous ne pouvons pas préserver un système qui, chaque année, coûte de plus en plus cher, parce qu’à un moment, les bénéficiaires veulent continuer à bénéficier toujours plus et les payeurs ne veulent plus continuer à payer.
C’est cela l’objectif des ordonnances. Chacun doit accepter le fait que, désormais, nous sommes obligés de boucler nos fins de mois et que la Sécurité sociale ne peut pas s’installer dans une vie à crédit.
Enfin, il faut que le nouveau modèle soit fondé sur le principe, sans doute le plus important, de l’accès à la formation tout au long de la vie. Parce que la grande fracture est dans le savoir. Nos sociétés risquent en effet, si l’on n’y prend pas garde, de subir une nouvelle dualité : il y aura ceux qui feront partie intégrante du monde global, parce qu’ils maîtrisent l’informatique et les langues étrangères, et ceux qui resteront au bord du chemin. Un tel risque est contraire à la conception humaniste du nouveau modèle comme au bon sens économique, car les systèmes d’assistance ne peuvent se multiplier à l’infini !
Aussi, nous sommes bien, à la fin de ce siècle, devant une révolution, une vraie révolution de société. Il faut en prendre la mesure en même temps, accepter la tâche un peu ingrate qui consiste à travailler – jour après jour – au changement. Voilà pour moi, la définition même de la politique.