Articles de Mme Arlette Laguiller, porte-parole de Lutte ouvrière, dans "Lutte ouvrière" des 7, 14, 21 et 28 juin 1996, sur les manifestations dans le service public, les déficits, les élections en Russie et les suppressions d'emplois.

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Média : Lutte Ouvrière

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Lutte Ouvrière : 7 juin 1996

SNCF, EDF, Télécom, secteur public, secteur privé…

Tous ensemble contre les projets du Gouvernement et du patronat !

Les syndicats ont appelé cette semaine, ensemble ou séparément, à une succession de débrayages, de grèves ou de manifestations dans le service public et certains secteurs étatiques : France Télécom le 4 juin, EDF-GDF et les industries d'armement le 5 juin. Enfin, jeudi 6 juin, une manifestation nationale unitaire des cheminots devait avoir lieu à Paris, à laquelle appelaient également certains syndicats de la fonction publique, pendant que les agents de la RATP étaient appelés à débrayer.

Malgré le fractionnement de ces mouvements, c'était là l'occasion pour les travailleurs d'exprimer leur mécontentement, en particulier le 6 juin avec les cheminots et une partie de la fonction publique.

Il y a de quoi montrer sa colère. Freiné un temps par le mouvement de novembre-décembre 1995, le gouvernement redouble de virulence dans les mauvais coups qu'il porte aux travailleurs.

Alors qu'il y a déjà dans ce pays cinq millions de travailleurs réduits au chômage total ou partiel, le gouvernement planifie des suppressions massives d'emplois dans le secteur étatique directement sous sa responsabilité. Alors que les services publics sont déjà considérablement dégradés, le gouvernement se prépare à les sacrifier davantage encore.

Le gouvernement répète qu'il faut faire des économies, car le budget est en déficit et l'endettement de l'État devient exorbitant. Mais pourquoi ce serait encore aux travailleurs d'accepter des sacrifices pour que l'État puisse payer des intérêts faramineux aux banquiers et, à travers eux, aux grands groupes capitalistes qui ont prêté à l'État ? Où est-il écrit que les prêteurs ne pourraient pas faire le sacrifice d'une partie ou de la totalité des intérêts qu'ils touchent ?

Pourquoi les travailleurs devraient-ils accepter que, sous prétexte de réforme fiscale, Juppé augmente l'imposition de ceux qui ont les salaires les plus modestes – en intégrant par exemple les allocations familiales dans le revenu imposable -, impose les petites retraites alors que la révision des tranches de barème réduira l'imposition des plus riches ?

Car lorsque Juppé parle de « baisse des impôts », ce n'est bien sûr qu'une présentation démagogique des mesures qu'il prépare. Les baisses ne seront réelles que pour les revenus les plus élevés, et seront là pour couvrir d'autres mesures comme la suppression de l'abattement de 20 % du revenu imposable, que le gouvernement avait dû remballer précipitamment en décembre, et qui maintenant repointe le nez.

Et puis, comme toujours, il faut s'attendre à bien d'autres attaques anti ouvrières dans la période de l'été, que les gouvernements considèrent comme propice pour tous leurs mauvais coups.

Mais cette politique consistant à supprimer des emplois dans les services publics et à vider les poches des plus démunis n'est pas une fatalité. C'est un choix. C'est celui d'un gouvernement qui tient avant tout à ce que les barons de la finance et les grands groupes capitalistes continuent à remplir leurs coffres-forts malgré la pauvreté croissante.

Le choix inverse consisterait à prendre aux plus riches ce qu'on prend aujourd'hui aux plus démunis. On trouverait alors sans mal de quoi permettre à l'État de développer les services publics au lieu de les réduire ; de quoi embaucher directement dans les transports publics, dans les hôpitaux, dans l'enseignement ; de quoi financer aussi des grands travaux utiles générateurs d'emplois comme, par exemple, la construction de logements populaires.

Le gouvernement ne fera jamais ce choix de plein gré. Il faudra le lui imposer.

Les luttes partielles, catégorielles, fractionnées, si elles peuvent être des étapes d'une mobilisation, ne suffiront pas. Il faut poser dès maintenant la question de la suite. Car pour arrêter l'offensive de la bourgeoisie, il faudra un mouvement large, déterminé et surtout capable de se généraliser. Il faudra un mouvement qui se fixe pour objectif de briser le secret qui entoure l'usage que l'État et les entreprises privées, leurs propriétaires et leurs actionnaires font des sommes colossales qui leur passent entre les mains, afin que les travailleurs et la population puissent s'en assurer le contrôle. Il faut imposer que cet argent serve à sauver le monde du travail de la misère que porte en lui le chômage, au lieu d'être accaparé et gaspillé par une minorité de riches.

Ce serait une atteinte à la propriété privée ? Oui ! Mais le seul moyen d'arrêter la détérioration des conditions d'existence des travailleurs est que les bourgeois fassent, à leur tour, des sacrifices sur leurs profits et sur leur fortune !


Lutte Ouvrière : 14 juin 1996

Contrôler à qui va l'argent et à quoi il sert !

Il n'y a pas une semaine sans que le gouvernement annonce ou laisse prévoir une nouvelle « réforme », c'est-à-dire, une nouvelle série de mesures anti ouvrières. La semaine dernière, c'était la « réforme » de la fiscalité. Elle se résume en une diminution de l'impôt sur les plus hauts revenus, et une imposition plus lourde pour les revenus les plus modestes. Le détail n'en est pas encore connu, mais il est question d'abaisser de 56,8 % à 40 % la tranche supérieure de l'impôt sur le revenu - ce qui ne profite qu'aux plus riches - et de supprimer en même temps les 20 % d'abattement actuels sur les revenus salariaux. Si cette mesure est prise, non seulement la plupart des salariés imposables payeront plus d'impôt, mais nombre de ceux dont le salaire est trop bas pour qu'ils soient imposables aujourd'hui, le deviendront demain.

Cette semaine, c'est une hausse des impôts locaux qui est annoncée, notamment de cette taxe d'habitation qui frappe même les logis les plus misérables.

Et voilà la commission des comptes de la Sécurité sociale qui annonce pour 1996 un déficit probable de 48 milliards, trois fois plus que prévu, et qui réclame des « mesures nouvelles ». Lesquelles ? Il n'est pas difficile de les deviner.

Une fois de plus, c'est aux travailleurs et aux plus bas revenus que le gouvernement tentera de faire payer aussi bien le déficit de la Sécurité sociale que celui, bien plus considérable, du budget de l'État. Ces mesures s'ajoutent à toutes les autres qui, depuis des années, poussent le monde du travail vers la pauvreté.

Ce n'est pas une fatalité, c'est un choix. Un choix de classe.

Depuis des années, chaque fois qu'un gouvernement veut faire un petit cadeau à telle ou telle catégorie de patrons, il la dispense de tout ou partie de ses charges sociales. Sans les dégrèvements consentis aux patrons sur les charges sociales, sans les retards pour payer même les sommes qu'ils doivent légalement, les recettes de la Sécurité sociale suffiraient à financer les dépenses, malgré le manque à gagner important dû au chômage.

Et c'est vrai plus encore pour le budget de l'État. Sans les cadeaux multiples au patronat et aux bourgeois en tant qu'individus au détriment de ce budget, l'État ne serait pas endetté jusqu'au cou.

Rien que sous le prétexte d'inciter les patrons à créer des emplois, le budget de l'État et la Sécurité sociale leur ont versé l'année dernière 140 milliards. Juppé et les siens reconnaissent aujourd'hui que cela n'a pas créé d'emplois. Mais le gouvernement exige-t-il pour autant que les patrons remboursent la somme indûment perçue ? Elle couvrirait pourtant trois fois le déficit annoncé de la Sécurité sociale !

Mais non, le gouvernement veut faire payer les travailleurs, les chômeurs, les retraités, en aggravant les prélèvements et en diminuant les remboursements. Et la population n'a même pas la possibilité de savoir ce que les patrons ont fait de l'argent escroqué : c'est désormais couvert par le « secret des affaires ».

Voilà pourquoi, la première des choses que les travailleurs devront imposer est de faire sauter le secret commercial des entreprises privées, comme le secret qui couvre les affaires de l'État et ses liens avec des entreprises privées. Car ce secret ne sert qu'à dissimuler la façon dont les groupes financiers qui dominent l'économie parasitent la société, s'approprient l'argent de l'État, détournent et gaspillent ce qui résulte du travail de tous, en arrosant au passage ministres, députés et maires de grandes villes.

Il faut que les travailleurs, que la population sache à qui va l'argent et à quoi il est utilisé. Car l'argent existe pour maintenir et améliorer la protection sociale ; il existe pour assurer aux travailleurs un salaire convenable ; il existe surtout pour créer suffisamment d'emplois utiles pour que le chômage soit complètement résorbé. Mais il ne faut pas le laisser sous le contrôle exclusif des groupes financiers. Car pour augmenter leurs profits qui seuls les intéressent, ces groupes continueront à aggraver la paupérisation du monde du travail, quitte à ce que toute la société en crève !


Lutte Ouvrière : 21 juin 1996

Farce électorale en Russie sur fond de crise

À Moscou, à Paris, à Berlin, les travailleurs doivent prendre leur sort en mains

À l'approche de l'élection présidentielle russe ; la presse occidentale a joué à se faire peur, en présentant volontiers le duel opposant les deux principaux candidats, Eltsine et Ziouganov, comme déterminant pour l'avenir de la Russie.

En réalité, il n'y a pas grande différence entre les deux. Eltsine, le faux « démocrate », a certes plus ouvertement pris pour modèle le capitalisme à l'occidentale. Ziouganov, le faux « communiste », déguise encore sa volonté de défendre les privilèges des couches dirigeantes sous des discours soi-disant socialistes. Mais en fait, tous les deux sont issus de cette même couche de parasites qui, dans la deuxième moitié des années 1920, a profité du reflux de la vague révolutionnaire de 1917 pour s'emparer en URSS du pouvoir aux dépens des travailleurs. Sous Staline comme sous Brejnev, ces gens-là aspiraient depuis longtemps à devenir propriétaires des moyens de production, à l'image des bourgeois américains, français ou allemands.

Parce qu'ils craignaient malgré tout les réactions de la classe ouvrière, Ils ont pendant des décennies abrité la défense de leurs privilèges sous des discours pleins de références formelles au « communisme ». Mais depuis une dizaine d'années, ils ont jeté le masque et se sont faits les chantres de « l'économie de marché », c'est-à-dire du capitalisme.

Cette politique, qui a mené à l'éclatement de l'URSS, s'est traduite par un appauvrissement accru de toute la population laborieuse. Pendant que les privilégiés s'enrichissaient de manière éhontée, la classe ouvrière a vu le chômage se développer, les salaires s'effondrer pendant que les prix flambaient, les travailleurs sans emploi et les retraités sombrer dans la misère. Il n'est pas étonnant que la politique de ceux qui rêvent de rétablir le capitalisme en Russie ait eu ces conséquences : cette accumulation de la richesse à un bout de la société et de la misère à l'autre est justement ce qui se passe aussi dans les pays capitalistes !

Nous sommes bien placés pour le savoir. Nous vivons dans un pays riche. Les capitalistes y font des affaires florissantes, sur lesquelles des scandales répéter lèvent de temps en temps un coin du voile. Mais en vingt ans le chômage s'y est développé à tel point que cinq millions de travailleurs y sont aujourd'hui privés d'emploi, avec tout ce que cela signifie comme baisse du pouvoir d'achat pour la population laborieuse. Et la classe ouvrière y subit des attaques directes du patronat comme du gouvernement contre son niveau de vie, ses conditions de travail, ses retraites et un régime de protection sociale qui coûte de plus en plus cher aux travailleurs en offrant des prestations de plus en plus insuffisantes.

Mais la France n'est pas une exception. Le plan Juppé a par exemple son pendant de l'autre côté du Rhin avec le plan Kohl.

Et les 350 000 travailleurs allemands qui ont manifesté leur opposition à celui-ci, le 15 juin, dans les rues de Bonn, étaient la preuve vivante que dans tous les pays les problèmes qui se posent à la classe ouvrière sont les mêmes.

Le système capitaliste fait de la recherche du profit individuel, c'est-à-dire de l'égoïsme le plus sordide, le moteur de l'économie. Cette logique ne peut mener qu'à des aberrations. On a en ce moment un excellent exemple sous les yeux, avec la maladie de la « vache folle » et le scandale des farines d'origine animale contaminées, vendues pour épuiser les stocks, comme naguère on a soigné pour les mêmes raisons des malades avec des produits d'origine sanguine dont ceux qui les commercialisaient savaient qu'ils pouvaient être porteurs du virus du sida.

Un tel système est incapable d'offrir un avenir décent à l'humanité. Et il faudra bien, un jour ou l'autre, que les travailleurs prennent les choses en mains, pour construire une société qui se donnera pour but de produire non plus pour enrichir quelques-uns, mais pour satisfaire les besoins des hommes. C'est l'intérêt des travailleurs de tous les pays, et eux seuls peuvent le faire.

Le programme des révolutionnaires russes de 1917 est toujours d'actualité.


Lutte Ouvrière : 28 juin 1996

Bâtiment, Moulinex, Crédit Lyonnais, arsenaux, des milliers d'emplois supprimés

Les patrons et l'État organisent la montée du chômage

2 600 suppressions d'emplois chez Moulinex, dont 2 100 dans les établissements situés en France, après l'annonce par Charles Millon d'au moins 5 000 suppressions d'emplois dans les arsenaux, suppression de 5 000 postes au Crédit Lyonnais d'ici 1998. La même semaine on annonce donc que près de 15 000 emplois vont disparaître. Dans le même temps, la Fédération des travaux publics a fait savoir qu'elle « craignait » de devoir procéder à quelque 24 000 suppressions d'emplois dans les années qui viennent.

Cette fois encore, ce qui frappe, c'est la simultanéité de l'annonce de ces plans dits abusivement sociaux. Malheureusement, cela traduit une longue constance, dont le bilan tient en quelques chiffres : plus de trois millions de chômeurs recensés, un chiffre en augmentation, plus de 5 millions si on ajoute ceux qui ne sont pas recensés et ceux qui n'ont qu'un emploi précaire. Une telle semaine noire avait eu lieu sous Cresson, puis sous Balladur. Mais si aujourd'hui les projecteurs sont braqués sur ces cas, le pire est que cela fait des années que cela dure. Et on n'en voit malheureusement pas le bout.

Ainsi donc nombre de salariés vont perdre leur emploi. On nous dit que l'on essayera d'éviter les licenciements « secs ». Mais même si c'était le cas, ce qui est loin d'être garanti, cela se traduira de toute façon par des difficultés plus grandes pour les jeunes de trouver un emploi. À moins que, primes et dégrèvements gouvernementaux aidant, on licencie les plus âgés, pour prendre à leur place des jeunes avec des contrats précaires, ce qui n'est pas mieux. Quoi qu'il en soit, la situation des travailleurs va encore empirer. Et pas seulement celle des travailleurs, mais aussi de tous ceux dont les revenus dépendent du pouvoir d'achat des salariés. Car ces pertes d'emplois vont signifier l'asphyxie de villes et de régions entières.

Les capitalistes, les ministres, et nombre de commentateurs qui reprennent ces arguments sans aucun recul, sans le moindre esprit critique, invoquent la concurrence. Les rivaux de ces entreprises qui licencient seraient plus compétitifs, c'est à dire feraient de meilleurs profits. Il faut donc s'alléger pour les rattraper dans cette course aux bénéfices, dans cette guerre commerciale dont les victimes sont en premier lieu les salariés.

Tout cela est loin d'être prouvé, et il serait bon à ce propos que les travailleurs, les usagers, puissent aller vérifier tous les comptes et toutes les opérations des magnats de l'industrie et des finances. Mais, même si c'était vrai, pourquoi faudrait-il pour juger de la viabilité ou de la non viabilité d'une entreprise que l'on se fonde sur sa rentabilité financière ? Pourquoi ne remettrait-on pas en cause le critère du profit, ce sacro-saint principe que l'on invoque comme un étalon universel, alors même qu'il sert à justifier non pas l'intérêt de tous, mais au contraire celui d'une petite minorité de nantis ?

D'autres critères, il en existe, bien moins irrationnels, bien plus logiques et surtout bien plus justes. Car ils correspondent, eux, aux besoins de la collectivité. Pourquoi ne pas produire en fonction de l'utilité sociale ? Pourquoi ne pas prendre en compte les besoins des hommes et des femmes, au lieu de décider de produire ou d'arrêter de produire, uniquement en fonction du marché solvable - que l'augmentation du chômage rétrécit d'ailleurs - c'est à dire en fonction de ceux qui ont les moyens d'acheter ?

Oui, cela ne serait que justice. On dit bien à des dizaines, à des centaines de milliers de travailleurs, du jour au lendemain ; « il n'y plus de travail, donc vous n'aurez désormais plus de salaires, débrouillez-vous pour élever des enfants qui risquent, au bout du compte, de ne pas trouver d'emploi ». N'est-ce pas une mesure injuste, n'est-ce pas une mesure autoritaire ? N'est-ce pas tourner le dos au progrès ?

Il faut inverser les rôles et la situation ! Pourquoi ne pourrait-on pas contraindre les capitalistes à continuer à produire des biens utiles, et ce ne sont pas les besoins qui manquent en France et ailleurs, mais sans faire de profit ? Pourquoi, si nécessaire, ne pas les contraindre à prendre sur leurs profits accumulés dans les périodes antérieures, lorsque leurs affaires « rapportaient », les obliger à mettre leur fortune et leur bien au service de la collectivité afin que les conditions d'existence de la majorité de la population ne régressent pas ? Pourquoi ne pas imposer à l'État qu'il utilise l'argent qu'il verse, depuis des années, à fonds perdus aux patrons, prétendument pour favoriser l'emploi - on voit ce qu'il n'est - à la création d'emplois utiles, dans les services publics ?

La situation se dégrade de jour en jour pour les travailleurs et la population laborieuse, rendant de plus en plus urgente une riposte de la classe ouvrière. Ça n'est pas seulement une question de justice, c'est une question de survie. Que les patrons aggravent sans scrupule cette fracture sociale dont parlait Chirac, et qu'il aide, avec son compère Juppé, à élargir, c'est dans l'ordre des choses. Ils pratiquent la lutte de classe, au service des nantis. La classe ouvrière doit mettre un coup d'arrêt à cette politique.

Ensemble, elle en a la force…