Interviews de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, dans "Midi Libre" du 4 août 1997, à France 2 le 20, dans "Le Point" du 30 août et dans "Ouest France" du 1er septembre 1997, sur sa volonté de moderniser le système scolaire, la création d'emplois pour les jeunes dans l'éducation nationale, et l'introduction des nouvelles technologies dans l'enseignement.

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Intervenant(s) : 

Média : France 2 - Le Midi Libre - Le Point - Midi libre - Ouest France - Télévision

Texte intégral

lundi 4 août 1997

Claude Allègre, ardent réformateur de l’éducation
« Nous sommes 15e sur 15 en Europe pour les nouvelles technologies

« Savez-vous, me dit Claude Allègre, que dans certaines écoles, une jeune fille sur trois a subi des violences collectives ! Qu'on offre, parfois, comme sujet de dissertation la proposition suivante : Un enfant de famille pauvre vole un enfant de famille riche. Est-ce vraiment un vol ? »
Le nouveau ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, ami de quarante ans et conseiller très écouté de Lionel Jospin est à la fois décidé, volubile, fougueux.
Dès son entrée en fonction, il a pris le mammouth par les cornes. Pour le dégraisser ? Non. Pour le muscler. Alors, ce ministre atypique, carrure de pilier de rugby, visage un rien rougeaud, sourcils drus, gouaille languedoco-parigote, mais subtilité et sens politique qu'il serait très imprudent de sous-estimer, a foncé.

En commentant. En expliquant. Dans tout ce qui passait à sa portée : TV, micro, presse écrite. En tout, près de vingt interviews qui lui ont fait occuper le terrain et l'ont transformé - ce n'était pas l'objectif, mais il ne semble pas détester - en star médiatique.

Parce qu’il a un message à faire passer. Un combat – que tant de ses prédécesseurs ont perdu faute, parfois, de l’avoir livré – à gagner. Il veut mettre l’éducation à la une des journaux. Lui faire épouser son temps qui est celui de l’efficacité et de la modernité.

« Tout d’abord une précision, martèle Claude Allègre. Dans nos rapports avec l’enseignement, il y a une approche trop émotionnelle. Notre système éducatif demeure excellent. Jules Ferry a donné des résultats extraordinaires »

« Mais les temps ont changé. On n’apprend plus une fois pour toutes. Il faut un va-et-vient permanent entre la société et l’école. Et il existe des zones d’ombre, reflets de cette même société : illettrisme, déviances, violences, non-respect de la loi républicaine, corporatisme, etc., etc. Tout le monde sait cela. Je veux corriger ces dérives, ouvrir l’école sur la vie. La priorité de l’éducation nationale doit être l’enfant, l’étudiant. Et non la situation des enseignants. Les Français ont confondu égalité et uniformité. Nous devons faire le pari de la qualité, permettre à tous les talents de s'exprimer dans la diversité. Ce n’est pas encore le cas. »

« A notre époque, les techniques ont une importance considérable. Or, nous sommes quinzièmes sur quinze en Europe pour l’utilisation des nouvelles technologies. Il faut donc réconcilier l’école avec son temps. Pour cela, réhabiliter les notions de chaîne entre l’éducation, la morale civique, les valeurs de la République, la modernité. »


M. L. : Oui, mais obtiendrez-vous, pour cette reconquête, le concours d'enseignant dont certains semblent plus motivés par leur situation personnelle que par leur mission ?

Claude Allègre : Vous retardez. Ce n’est pas, ce n’est plus, tout à fait vrai. Même s’il existe encore des pratiques choquantes, comme celles de certains enseignants-chercheurs, auxquelles je mettrai fin. Mais l’immense majorité est saine. C’est sur elle que je vais m’appuyer. Cessons de faire des procès en sorcellerie. Mais attaquons-nous de front au vrai problème.

M. L. : Quels sont-ils, d’après vous ?

Claude Allègre : D’abord, et c’est bien la moindre des choses, rétablir la sécurité dans nos écoles en cessant de nous réfugier derrière les alibis de la pauvreté, de la crise, bien réelles, certes, mais qui ne doivent pas nous empêcher d’agir. Ensuite, rétablir des programmes simples, moins ambitieux, plus efficaces.
Apprendre peut-être moins de choses. Mais mieux. On disait : à l’école on apprend, dans la vie on applique. Ce n’est plus vrai. Il doit y avoir un va-et-vient permanent entre la société et l’université. Le diplôme doit s’obtenir en formation permanente, l’expérience professionnelle être reconnue.

C’est ce que Claude Allègre, admirateur du système américain où les professeurs sont au service des élèves et non l'inverse, appelle, rare concession au jargon universitaire la « validation diplômante de la qualification professionnelle ».

M. L. : Autre sujet. On prétend que le personnel politique français, droite et gauche confondues, n'est plus en phase avec son époque. Qu'il est passéiste, largué par rapport à un Bill Clinton ou à un Tony Blair ?

Claude Allègre : Je suis en total désaccord. La notion de service public, d’intérêt général, est une idée moderne. Cela dit, je suis acquis à la libre entreprise. Mais pas à ses excès, à ses ambitions.

M. L. : Vous trouvez vraiment que les Français ont l’esprit d’entreprise ?

Claude Allègre : Je m’élève contre le libéralisme à tous crins qui ne correspond pas à notre culture. Nos grands succès industriels viennent du secteur public. Nos ingénieurs ne sont jamais aussi efficaces que lorsqu’ils travaillent en sécurité. Le goût du risque ? D’entreprendre ? C’est, aujourd’hui, indispensable. Mais s’ils sont dans les gênes des Américains – après tout, ils ont traversé l’Atlantique pour cela – ils ne sont peut-être pas dans les nôtres. Pas encore. Ce sera probablement différent avec les Beurs, les immigrants, etc.

M. L. : Comment jugez-vous la politique du Premier ministre ? Positivement, je suppose ?

Claude Allègre : Tout à fait. Lionel Jospin est en train de renouveler, en profondeur, la vie politique française, avec la suppression du cumul des mandats, l’émergence des femmes, d’hommes nouveaux, etc. Et vous verrez qu’en Languedoc-Roussillon, il y aura un bouillonnement que vous ne soupçonnez pas. D’ailleurs, si, comme je le pense, Georges Frêche fait bénéficier de la région de son dynamisme, de son allant, les changements seront aussi spectaculaires que rapides.

Mais c’est un autre débat. Sur lequel Claude Allègre est aussi [illisible] – enfin presque – que sur l’éducation nationale.

 

France 2 – mercredi 20 août 1997

B. Masure : Tout de suite une question très précise, très concrète : où devront s'adresser les jeunes pour trouver ces jobs ? A l'ANPE, dans les mairies, ou est-ce qu'il y aura une structure, style numéro vert ?

C. Allègre : Je peux vous répondre pour l'éducation nationale. Pour l'éducation nationale, ils auront à s'adresser aux recteurs. Ce sera indiqué très prochainement et ils auront à le faire à partir du 10 septembre. Pour ne pas gêner la rentrée, on fera cela après la rentrée scolaire. Donc, ce sera clair pour ce qui concerne l'éducation nationale, les premiers emplois s'adressent à ceux qui ont le bac. Ce sont des gens qui ont donc plus que le bac. Leur travail va être un travail d'aide-éducateur. Ils vont être intégrés dans l'équipe éducative, ils vont être intégrés et encadrés par les enseignants. Ce ne sont pas des enclaves, ce ne sont pas des gens extérieurs, et c'est l'éducation nationale qui payera les 20 %, c'est l'éducation nationale qui considère que tout ce qui est à l’intérieur de l'éducation nationale doit être responsable de cela. En même temps, ces jeunes qui auront donc des activités d'aide-éducateur - aussi bien sur l’initiation aux nouvelles technologies, dans l'initiation à la musique ou l'initiation sportive - feront que l'acte éducatif sera permanent dans la journée. Nous voulons que l'éducation reste le souci essentiel de l'école. Nous voulons sortir les gens des difficultés qu'ils ont dans la scolarité, et ceci est la responsabilité de l'école. En même temps, ils auront une formation - et je réponds aux jeunes qui disaient tout à l'heure : qu'est-ce qu'on fera après les cinq ans ? -, ils auront une formation continue qui débouchera sur un certain nombre d'emplois. Pas forcément dans l'éducation nationale. Nous voulons faire cela dans les écoles dans un premier temps et une partie des collèges et ne pas saupoudrer sur des zones qui seront extrêmement bien définies. Ce sont les recteurs qui géreront cela.

B. Masure : Au total, votre ministère va embaucher combien de jeunes ?

C. Allègre : On va embaucher dès 1997, comme je l'ai dit, plus de 40 000 personnes, mais sur 1997-1998, probablement 75 000 personnes dans un premier temps. Il ne faut oublier que l'éducation nationale est le plus grand employeur de France. Je crois que nous satisfaisons des nouveaux besoins sans aucune substitution à ce qui existe en intégrant. Et d'ailleurs cela a été très bien reçu par les organisations syndicales qui ont bien compris que c'est une aide supplémentaire aux enseignants. Les enseignants qui font déjà un travail formidable, il faut le répéter, seront aidés davantage.

B. Masure : J. Chirac a fait un commentaire en conseil des ministres de ce matin. Il aurait déclaré : on ne peut qu'approuver l'inspiration de ce projet de loi, il ne faudrait cependant pas que la mise en œuvre de ce dispositif se traduise par une création massive d'emplois publics permanents. C'est l'emploi privé qu'il convient de favoriser pour faire reculer le chômage.

C. Allègre : Je ne suis pas habilité à trahir les secrets du conseil des ministres. Je crois que ce n'est pas tout à fait cela. Moi, je suis assis à côté de lui et j'ai perçu une note très positive du commentaire du Président de la République. Mais je n'ai pas d'autres choses à dire.

B. Masure : Pourtant le RPR a dit qu'il n'était pas très enthousiaste. L'opposition critique même dans les grandes lignes ce plan en disant que ce qui compte c'est l'emploi privé.

C. Allègre : On fait des comparaisons avec d'autres pays, mais dans un pays comme les États-Unis, le téléphone est privé, les postes sont privées, l'éducation est privée, les transports sont privés. Alors évidemment, si vous comptez le nombre vous dites qu'il y a beaucoup d'emplois dans le privé, mais quand vous regardez quels sont ces emplois qui sont créés c'est dans les emplois de ces activités. Ce qui compte, c'est l'activité. Je pense qu'il ne tient qu'au privé de créer ces emplois. Et je pense que l’activité viendra. Mais je voudrais une chose...

B. Masure : Ce sera pour la Conférence de septembre : persuader le patronat de faire un vrai geste.

C. Allègre : Je voudrais quand même dire - et je le dis franchement -je suis très content que le premier geste de ce gouvernement, sa première loi, c'est une loi sur l'emploi des jeunes. Et je crois que tout cela c'est quand même symbolique et symptomatique. En tant que ministre de l'éducation nationale je peux vous dire que ces emplois jeunes constituent un premier effort mais ce n'est pas le seul effort sur l'emploi que nous allons faire.

B. Masure : D'un mot parce qu'on est en période de rigueur et il y a des contraintes européennes : est-ce que le gouvernement a les moyens budgétaires de ses ambitions ? Parce que tout cela coûte très cher.

C. Allègre : Je pense que le gouvernement fait des choix à l'intérieur des budgets des ministères, et ce choix c'est la formation, la recherche, l'éducation, et par-dessus tout l'emploi. Cela se traduit budgétairement. C'est le budget de ma collègue M. Aubry qui est le premier budget de ce gouvernement C'est la première fois - il faut quand même regarder les choses telles qu'elles sont. Là, nous créerons des emplois en ce qui concerne l'éducation nationale dans l'enseignement supérieur parce que le chômage des diplômés est quelque chose qui est absolument intolérable pour un ministre de l'éducation nationale. Sinon, les diplômes ne servent à rien. Donc, je crois qu'il faut regarder les faits, ne pas polémiquer, et on verra bien les résultats.

 

Le Point - 30 août 1997

Le Point : Le programme gouvernemental annoncé par Lionel Jospin amorcera-t-il la fin du retard français ?

Claude Allègre : Quel retard ? La France n’est pas dans un état préhistorique. Avec Renater, elle dispose depuis longtemps du premier réseau interuniversitaire après les États-Unis, alors que les Allemands viennent juste d’achever le leur. La Bibliothèque de France est numérisée, Alcatel prépare le programme Skybridge, qui permettra dès 1998 de disposer d’un réseau radiotéléphonique par satellite. Dans le traitement de l’image et le traitement du son, nous sommes parmi les plus performants au monde.

Le Point : L’éducation nationale n’est pourtant pas très en avance…

Claude Allègre : Tous les rectorats sont connectés à Internet, et les universitaires sont tous sur Internet depuis longtemps. Un nombre considérable d’initiatives ont été prises ici par des collectivités territoriales, là par un directeur d’école d’informatique. Et on s’aperçoit que plus d’un tiers des établissements sont branchés. Qu’on cesse avec cette histoire de France au Moyen-Âge !

Le Point : À quoi servira Internet dans les écoles ?

Claude Allègre : Il faut apprendre à s’en servir. Mais l’essentiel, c’est l’intégration des nouvelles technologies dans un nouveau mode d’enseignement. Nous avons tous été éduqués, nous Français, avec l’idée que l’écrit, c’est le mode d’acquisition du savoir noble. Quand Piaget disait, en Suisse, que les enfants devaient jouer avec des cubes pour acquérir la vision tridimensionnelle, les enseignants français ricanaient. Mais les Suisses disent que, s'ils ont les meilleurs architectes du monde, c'est parce qu'ils ont acquis depuis leur plus jeune âge une vision tridimensionnelle. L’écriture, l’apprentissage de la lecture doivent être évocateurs d’images. Le grand défi des nouvelles technologies, c’est celui-là…

Le Point : Comment financerez-vous cet effort ?

Claude Allègre : Le problème de la quincaillerie sera résolu très vite. Le budget de ce ministère est de 330 milliards de francs. Pour acheter un ordinateur par classe, il faut 8 milliards. Mais si je les loue, ce qui est le plus intelligent, c’est 1 milliard par an. 0,3 % de mon budget. Donc…

Le Point : Si c’est si peu cher, pourquoi ne pas l’avoir fait plus tôt ?

Claude Allègre : Ce n’est pas mon problème. Ce que je crois, c’est que, pendant longtemps, les enseignants ont eu la crainte d’être remplacés par la technologie. Ils commencent à comprendre que la présence humaine est indispensable, et l’ordinateur et Internet seront des aides permettant aux élèves de mieux se former, éventuellement avec le soutien des emplois-jeunes. Quand je vais annoncer mon souhait de voir la moitié du temps consacrée à la lecture, je ne pense pas seulement à B.A.-BA mais à la lecture sur l’écran. Quelle meilleure motivation ? Si un enfant ne sait pas lire, il ne pourra pas jouer avec Internet.

Le Point : Comment faire pour que tous les Français, et pas seulement à l’école, puisse communiquer entre eux et avec le monde ?

Claude Allègre : Allons-y doucement. Combien de Français se servent du Minitel ? Pas tous. Le coup de génie, c’est l’invention de la souris. L’ordinateur n’est plus hostile, il est devenu conceptuel : « user friendly », comme disent les Américains. Ce que les gens ne réalisent pas, c’est que, dans deux ou trois ans, ils pourront avec un micro-ordinateur pour une bouchée de pain. Il faut que l’ordinateur soit intégré dans les actes habituels. Le gros obstacle en France, c’est, paradoxalement, le Minitel, France Télécom gagne de l’argent avec, mais il faut passer à autre chose et ils traînent les pieds.

Le Point : Concrètement, comment allez-vous procéder ?

Claude Allègre : On va connecter tout le monde, toutes les écoles, tous les lycées, tous les collèges. Chaque classe aura son adresse électronique et, dans les grandes classes, chaque élève. Ce que je souhaite, c’est que, partout où cela sera possible, la liaison se fasse par câble optique. Car je veux rentrer directement dans le multimédia, avec du son, des images, de très hauts débits et des connexions permanentes. Je veux en outre que naisse une industrie éducative, avec des PME-PMI qui fabriquent des logiciels ou des programmes télévisés éducatifs. La bataille du XXIe siècle, c’est celle de l’intelligence. De la même manière que l’armée a fait naître à partir de pratiquement rien une industrie de l’armement, nous, nous devons faire naître une industrie de l’éducation. On se prépare à lancer un appel d’offres pour permettre aux enseignants de monter des PMI. On n’a pas affaire à des Vikings aventureux, mais à des Français qui sont restés de ce côté-ci de l’Atlantique. Il faut les aider à prendre des risques.
Et notre ambition, ce n’est pas de rattraper les autres, c’est de développer notre propre culture de l’information, une synthèse entre l’écrit et l’image qui innove en tenant compte de notre millénaire de culture.

 

Ouest-France - lundi 1er septembre 1997

Ouest-France : C'est votre baptême du feu. Votre première rentrée scolaire en tant que ministre de l'éducation nationale. Quelques craintes ?

Claude Allègre : (Silence, moue, et regard quelque peu amusé de Claude Allègre par-dessus ses lunettes) Des craintes ; non. Je n'ai pas le tempérament bileux. Je crois que cela va bien se passer, d'abord parce que nous avons déminé le terrain, en réembauchant nos 39 000 maîtres-auxiliaires. Mais ma grande préoccupation est de réussir l'affaire des emplois-jeunes, celle des aides-éducateurs ». Nous voulons embaucher d'ici la fin de l'année, 40 000 à 50 000 jeunes, puis, au-delà, en trois ans, 150 000 jeunes. Cette mécanique est d’ores et déjà lancée, avec des appels à candidature dès le 10 septembre, et une première vague d’embauches dès octobre.

Ouest-France : Seront-ils les nouveaux pions de l'école primaire ?

Claude Allègre : Ni pions, ni enseignants. Mais ils auront un rôle éducatif bien évidemment. Avec eux ; c'est une belle et grande aventure qui se dessine pour l'école. Nous allons pouvoir réellement rénover l'enseignement. Rendez-vous compte qu'en trois ans nous rajouterons 50 % de présence humaine adulte dans nos écoles. Cela doit nous permettre d'aider les enseignants à modifier les rythmes scolaires, développer les nouvelles technologies, lutter contre la violence notamment dans les collèges car c’est une priorité.

Ouest-France : Les syndicats d'enseignants craignent qu'ils n'empiètent sur le rôle des instituteurs...

Claude Allègre : Les réactions officielles des syndicats sont souvent des postures. Ils ont activement participé aux réunions sur ces emplois-jeunes. Certains syndicalistes ont du mal à se défaire de vieilles habitudes, celle d'être les cogestionnaires d’une éducation nationale gérée d'en haut. Ceux-là attendent que nous définissions cet emploi par circulaires. Notre démarche est l’inverse. Nous fixons le cadre général, mais nous laissons l’initiative aux équipes éducatives dans les écoles. Puis nous en ferons le bilan. J'aime à dire : « Que les mille fleurs s'épanouissent ». Cela surprend car cette maison a toujours été menée comme l'Armée Rouge. Mais si vous lisez bien les communiqués, beaucoup de syndicats représentatifs ont compris cette démarche.

Ouest-France : Vous voulez déconcentrer l’administration de votre ministère et « remuscler le mammouth », selon votre célèbre expression. À quand les décisions ?

Claude Allègre : Patientez. J'annoncerai dans une quinzaine de jours une réforme du ministère, des rectorats et des personnels administratifs. Bien entendu, je ne vais pas tuer les gens, supprimer des emplois, alors que nous bataillons pour en créer. Mais je veux débureaucratiser et déconcentrer. Les administratifs, dont beaucoup sont individuellement très compétents, iront dans les universités, les lycées, les collèges. Nous devons être plus proches et des élèves et des enseignants. Pourquoi, pour être muté de Sète à Montpellier ou de Brest à Quimper, faut-il faire intervenir Paris ?

Ouest-France : Notre système éducatif ne joue plus suffisamment, dit-on, son rôle d'ascenseur social. Des remèdes ?

Claude Allègre : Pour cela, il n'y a pas de baguette magique, mais un ensemble de mesures peu spectaculaires, que je commence à mettre en place. Ainsi, nous allons réformer le système des bourses, à la rentrée 1998, afin que les enfants des familles les plus pauvres, capables de poursuivre des études, puissent être pris en charge par l'État, pour devenir par exemple magistrats, faire médecine, entrer à Sciences-Po ou à l'ENA, préparer polytechnique. Du même coup, on modifiera la composition sociologique de ces métiers. J'y crois fortement : le jour où un magistrat sur quatre viendra des banlieues, la justice traitera sans doute autrement les problèmes de la violence dans les cités.

D‘abord, il ne faut pas en exagérer l’importance. Ceci étant, il faut progresser. Je crois à des mesures simples, multiples. Supprimons la norme des 25 élèves par classe et ayons le courage d'admettre, qu'ici, il faut un instituteur pour 15 élèves et là où les élèves ont plus de facilités, un pour 25 ou 30. Rajoutons si nécessaire un instituteur qui prendra les élèves en difficulté, par petits paquets. Nous en avons désormais les moyens, en raison de la décroissance démographique. Et débroussaillons les programmes pour les centrer sur l’essentiel.

Ouest-France : Avez-vous les moyens budgétaires de vos ambitions ?

Claude Allègre : Je ne demande pas plus d'argent. Nous avons les budgets nécessaires. Quant aux emplois jeunes, ils sont pris en charge dans le cadre du plan gouvernemental géré par Martine Aubry. Et puis, je vous avouerai que l'argent n'est pas mon souci premier. Je crois à l'initiative, à la libération des énergies, pas au « toujours plus d'argent ».

Ouest-France : Depuis votre entrée en fonction, vous n'avez jamais évoqué l'enseignement privé. Pourquoi ?

Claude Allègre : L'enseignement privé, en particulier celui sous contrat avec l'État, fait partie du paysage éducatif français. C'est une réalité. Je crois me souvenir que, parmi les élèves qu'il a pu accueillir, l'un d'entre eux est devenu Président de la République, d'autres, des leaders politiques bien connus... Mon prédécesseur, François Bayrou, avait cherché à bousculer les choses puis il avait sagement retiré son projet de révision de la loi Falloux. Quant à moi j'ai l'intention d'appliquer la loi, totalement. Et personne ne m'a soumis jusqu'à présent de problèmes dans ce domaine. Par contre, je trouve que les projets d'enseignement supérieur confessionnel sont farfelus. Je pense à l'initiative de Pierre Méhaignerie à Rennes.

Ouest-France : Farfelus ? Que voulez-vous dire ?

Claude Allègre : J'avais employé ce mot déjà à propos de la fac Pasqua de Nanterre. Ces initiatives dites privées (1), mais en fait financées par les collectivités territoriales, sont vouées à l'échec et très vite on demandera au système public de les reprendre. Seul l’État a les capacités d'investir durablement dans l'enseignement supérieur, avec des laboratoires de recherches compétitifs. À Rennes, il aurait mieux valu que Pierre Méhaignerie donne la main à Edmond Hervé pour défendre l’université rennaise sévèrement concurrencée par le pôle nantais, en pleine expansion et où là, Jean-Marc Ayrault et Olivier Guichard ont su, eux, faire cause commune. Son initiative se traduit de fait par un affaiblissement du potentiel rennais.

Ouest-France : Aux USA, certaines universités privées sont florissantes...

Claude Allègre : Deux universités seulement, Harvard et Stanford, les plus prestigieuses, reçoivent moins de 50 % d'argent public. Toutes les autres, comme le célèbre MIT, bénéficient à plus de 80 % de fonds publics.

 

(1) Le campus de Ker Lann à Bruz, près de Rennes, a été créé en 1992 à l'initiative du conseil général d'Ille-et-Vilaine. Il regroupait l’an dernier 1 200 étudiants. La première école implantée, l'école d'ingénieurs privée Louis de Broglie a été suivie de plusieurs autres. Notamment celle des ingénieurs de statistiques de l'lnsee (200 à 300 étudiants venus de Malakoff, en région parisienne) et l'antenne de l'École normale supérieure de Cachan (près de 200 professeurs de disciplines scientifiques et techniques préparant l'agrégation) font partie du secteur public. Toutes ont reçu des aides substantielles des collectivités territoriales (conseil général, conseil régional et, pour l'ENS Cachan, district de Rennes). Le conseil général d'Ille-et-Vilaine participe, depuis cette année, aux frais de fonctionnement de l'école Louis de Broglie (2 millions de francs de subvention) et a été critiqué par la Chambre régionale des comptes.