Texte intégral
« La Tribune ». – Un cadre constituant la parité homme-femme vous semble-t-il satisfaisant ou n’est-ce pas plutôt un compromis ?
Marylise Lebranchu. – La loi est un constat d’échec. Je me suis battue il y a une quinzaine d’années contre les quotas, parce que je sentais à l’intérieur des partis monter l’idée que, pour accéder à un poste, il fallait être soit très jeune soit une femme. Je pensais que cela allait abîmer l’image des femmes. Après plusieurs années, je me résigne à la parité car autrement cela n’avance pas. Regardez les chiffres !
Il faudra dix ans pour constituer un vivier de femmes en politique. On ne peut pas passer du jour au lendemain de « militante » à députée, nationale ou européenne. Un minimum de connaissances du terrain est nécessaire, il faut d’abord « apprendre » et militer avec un mandat local. Si la parité existe, les femmes seront petit à petit en position de prendre des responsabilités. Être conseillère municipale, c’est être spectateur plus qu’acteur. Prendre la présidence d’un syndicat intercommunal, ou d’une association, c’est autre chose, il faut initier les dossiers et les arbitrer. Trop longtemps les femmes ont été dans la situation de faire partie de l’équipe mais jamais d’arbitrer.
Marine Clément. – Le pouvoir se conquiert. On n’est pas habitué à voir les femmes prendre beaucoup de responsabilités dans le monde politique. Elles le sont un peu plus dans le monde du travail. Je ne crois pas beaucoup aux quotas, à la lumière d’une pratique « débutante » en politique à travers un mandat au conseil régional d’Ile-de-France. Les quotas assureront peut-être aux femmes d’être présentes sur une liste. Mais ces efforts restent théoriques tant qu’elles n’accèdent pas aux postes de décision. Autrement dit, les quotas pourraient permettre d’accéder à une position qui me paraît plus apparente que réelle. Cela sera peut-être un pied à l’étrier pour certaines femmes mais il leur faudra conquérir le pouvoir, sinon cela restera un miroir. Aujourd’hui le débat autour de ce sujet me paraît plus utile que la mesure elle-même. Les partis ont déjà, à des « degrés inégaux », fait des efforts en ce sens, mais il est utile de montrer combien la collaboration hommes-femmes peut être fructueuse dans tous les domaines d’activités. Il ne faut pas oublier le problème sous-jacent du financement des partis politiques qui ont tendance à confier des mandats à des personnes qui sont des permanents, et il y parmi eux plutôt beaucoup d’hommes.
« La Tribune ». N’y a-t-il pas aussi un problème dans les entreprises ? On demande rarement à une femme quelle gestion de carrière elle souhaite.
M. Lebranchu. – Les hommes « grandissent » avec la perspective de « faire carrière ». Ce n’est pas encore le cas des femmes dans leur grande majorité, et ce, quel que soit leur niveau d’études. On entend encore trop souvent qu’il faut « avoir une bonne situation en cas de séparation, de divorce »… A travers le travail on s’assure une façon à peu près normale de vivre. C’est l’envers de la carrière. Il faut cesser ces schémas dans la tête des filles.
M. Clément. – Les hommes défendent leur vie et leur carrière. Les femmes aussi, mais on estime toujours qu’elles ont moins besoin de faire carrière, que c’est plus secondaire, qu’elles ont peut-être d’autres activités par ailleurs… Je crois que la femme n’a pas la même relation avec le pouvoir que l’homme. Je ne veux pas dire qu’elle n’aime pas cela, mais ce n’est pas le même intérêt. A un certain moment la femme ne va peut-être pas se battre pour la conquête du pouvoir, parce qu’elle ne va pas lui accorder la même importance ou qu’elle se demandera où cela va la mener, et les sujétions que cela va impliquer ; tandis que pour l’homme il s’agit de son statut, de son ego.
« La Tribune ». Ce débat sur la parité pourra-t-il faire tache d’huile dans le monde de l’entreprise ?
M. Lebranchu – L’entreprise déjà va appliquer les lois de non-discrimination, ce qui sera une bonne chose. Les chefs d’entreprise disent toujours que ce n’est pas de leur faute si les femmes ne font pas carrière, que c’est parce qu’elles ne le veulent pas. En fait, ils ne leur ont pas posé la question. C’est profondément ancré dans la culture, on aura beau faire des textes, il faudra surtout parler différemment de ces sujets.
M. Clément. – Le monde de l’entreprise qui est déjà « surréglementé » serait probablement totalement allergique à des dispositions du genre de celles qui sont envisagées dans le domaine public.
« La Tribune ». Pensez-vous que le travail des femmes est quelque chose d’indispensable ?
M. Lebranchu. – Après notre génération – qui a essayé de faire bouger les choses, mais de façon artificielle –, on est en face d’une génération qui se pose beaucoup de questions. Je trouve les jeunes femmes d’aujourd’hui relativement conformistes dans le raisonnement. J’ai des inquiétudes sur cette jeunesse résignée. Certaines idées du passé reviennent ; du genre « si les femmes ne travaillaient pas, cela résoudrait peut-être le problème du chômage » ? Le débat sur la parité ne concerne pas les jeunes défavorisés, c’est un débat de riches.
M. Clément. – Je ne leur conseillerai pas d’arrêter ou de ne pas travailler. Les hasards de la vie professionnelle ou familiale sont probablement plus marqués aujourd’hui. Je crois donc que le travail des femmes est indispensable si elles le souhaitent. Il ne faut pas les culpabiliser en leur disant « rester chez vous, il y aura moins de chômage ». Je m’insurge contre cette idée. Car, en ayant une activité, elles vont créer des richesses, et l’ensemble de la collectivité sera plus riche. Il ne s’agit pas de faire grandir le « gâteau ». Elles vont créer de la vie d’une autre manière.
« La Tribune ». Au niveau de la compétence égale, on constate toujours que les femmes n’avancent pas au même rythme.
M. Lebranchu. – Le grand espoir porté par ce débat sur la parité, c’est qu’il induise des bagarres internes aux entreprises. Que ce soit l’occasion de dire « ça suffit ». Jusque-là, l’égalité homme-femme n’était pas un sujet d’intérêt pour les syndicats. Les questions de formation, de salaires n’étaient pas débattues sous cet aspect, y compris dans les grandes entreprises. Ce sujet va maintenant les mobiliser.
M. Clément. – Il est toujours vrai que si vous êtes une femme vous devez en faire plus. Je le constate même dans les organisations professionnelles, il faut toujours faire plus d’efforts pour qu’on vous accepte à la place où vous êtes, même si vous avez été élue. En tant que femme vous avez toujours « une décote », comme pour certaines entreprises en Bourse, on vous pardonnera un peu moins une petite faiblesse à un moment ou à un autre.
« La Tribune ». En évitant d’embaucher des femmes, les dirigeants ne se privent-ils pas de certaines compétences ?
M. Lebranchu. – Oui, et ils commencent à s’en rendre compte. Mais que font-ils localement pour s’organiser entre eux, pour créer des structures pour s’occuper des salariés, du capital intelligence ? On s’occupe collectivement de la création, de l’exportation, de l’euro… mais pas des compétences. Comment mieux les gérer, travailler mieux ensemble, négocier un système de remplacement ? Les problèmes de machines, les chefs d’entreprise savent en discuter entre eux, mais ils ne discutent pas de la compétence des gens, du capital travail, de l’investissement embauche… Grâce aux 35 heures, on va peut-être réussir à les rassembler sur ces sujets.
M. Clément. – Si la femme a des compétences particulières : elle est très consciencieuse et, quand elle est vraiment autonome, elle fait les choses plus à fond. Et a toujours tendance à aller jusqu’au bout des détails de ce qu’elle entreprend. Les femmes sont aussi capables d’exprimer les choses différemment : placer des femmes à un certain niveau de responsabilité crée l’occasion de mettre en avant certains sujets. Quant à l’embauche de jeunes femmes, dans toute typologie vous avez des gens qui sont autonomes et d’autres pas. Il faut sentir la personnalité de la personne qu’on recrute. Aux chefs d’entreprise d’avoir du discernement, mais il faut donner sa chance à une jeune femme qui en veut, qui a montré qu’elle a été active dans sa formation, dans son parcours. Les femmes peuvent avoir accès à la qualification, mais il faut qu’elles se manifestent. Il faut qu’elles osent. Je dirai aux chefs d’entreprise : vous connaissez des femmes, pensez aux qualités qu’elles savent montrer en dehors de l’entreprise, utilisez ces compétences. On voit bien comment certaines associations mettent en place des emplois de proximité. Les entreprises devraient creuser cette voie. Les femmes peuvent se mettre ensemble pour assurer de façon groupée plusieurs emplois car elles sont solidaires.
« La Tribune ». Dans une entreprise, d’aucuns disent qu’avoir pour deux postes similaires un homme, une femme est un plus.
M. Lebranchu. – C’est vrai, les services mixtes sont considérés comme un plus : les femmes sont plus perfectionnistes, plus intuitives. Ce qui fait peur aux chefs d’entreprise c’est un service constitué uniquement de femmes, parce qu’elles ne cèdent pas, elles sont plus pugnaces, elles tiennent tête. Celles qui ont réussi se sont battues. C’est intéressant, parce que, par exemple, elles s’accrocheront à la discussion d’un marché.
M. Clément. – C’est certain. Personnellement, je suis entrée dans l’entreprise le même jour que le directeur général. Et nous travaillons en binôme depuis plus de trente ans. Je crois que la combinaison des deux points de vue est très positive. La femme a une vie forcément différente de celle de l’homme, et donc elle a une autre vision de la vie, dans et hors de l’entreprise naturellement, et des nécessités des autres. Cela se retrouve dans l’organisation des équipes, dans la façon de réagir, de présenter les problèmes. Combiner le point de vue, la sensibilité masculin/féminin, c’est un peu comme parler d’autres langues : vous vous apercevez que vous ne vous exprimez pas de la même façon en anglais ou en russe, où vous vous exclamez bien plus qu’en français où votre sensibilité aux sons et aux couleurs sera beaucoup plus grande. Vous avez donc une appréhension plus complète de la réalité, ce qui permet d’essayer de prévenir un certain nombre d’obstacles. Je suis intimement persuadée que cela serait très enrichissant pour beaucoup d’entreprises de placer des hommes et des femmes au même niveau de responsabilité. Mais pour la femme, comme toute personne placée en second, il faut lui donner une vraie chance, une vraie responsabilité. Nous restons peu nombreuses dans ce cas.
« La Tribune ». N’êtes-vous pas étonnée qu’il n’y ait pas plus de femmes dans les comités exécutifs, stratégiques, les conseils d’administration ?
M. Lebranchu. – Il n’y a pas de vivre suffisant : les femmes ne sont pas très nombreuses à avoir accès à ce genre d’instance et c’est un problème. La fonction publique doit donner l’exemple en créant un vivier à tous les niveaux pour préparer l’accès aux postes de direction. Mais il ne faut pas tomber dans le cas inverse et, à compétence inégale, choisir la femme, parce que c’est une femme. On va créer des frustrations, et c’est pire que tout.
M. Clément. – Aujourd’hui dans les entreprises seul un petit nombre de femmes ont des responsabilités, ce sont des alibis, des exceptions. Par exemple, je suis la seule vice-présidente du Medef depuis six ans ; maintenant d’autres femmes sont présentes au conseil exécutif, il faut que cela vienne progressivement. Il faut savoir aussi ce que représente l’exercice d’une responsabilité comme celle-là. La présence dans les instances de direction des sociétés découle évidemment des responsabilités véritablement assumées comme évoquées auparavant.
« La Tribune ». Pensez-vous que les femmes peuvent trouver leur place dans l’univers de la création d’entreprise ?
M. Lebranchu. – Pour une femme il est plus facile de créer une PME que de mener un plan de carrière dans une grande entreprise. Il existe d’ailleurs un fonds spécifique pour aider les femmes créatrices d’entreprise, le FGIF. Les femmes qui créent leur entreprise ne rencontrent pas plus d’obstacles que les hommes – les banquiers leur font tout autant confiance. Les obstacles sont d’ordre familial. Le travail est à faire depuis l’orientation à l’école. Qu’on arrête de diriger les filles vers des BEP sanitaire, social, ou de coiffure, où il n’y a pas de débouchés et qui les conduisent à l’embauche en usine comme ouvrière non qualifiée. Or, sans qualification, elles n’ont aucune chance de progresser. La France a une culture du salariat très développée, et c’est encore plus vrai chez les femmes. Les petites entreprises font un territoire. Elles sont le reflet d’une société et d’une culture. On a admis les femmes commerçantes, les femmes artisans : on admettra les femmes chefs d’entreprises.
M. Clément. – Bien sûr, lorsque je suis allée baptiser la première promotion de l’ESSCA d’Angers formant des jeunes ayant choisi de devenir chefs d’entreprise de PME, les seuls qui m’ont posé des questions étaient des filles. Elles avaient déjà leur projet prêt, et elles osaient se lancer. Les générations changent. Les jeunes femmes ne doutent pas, elles sont prêtes à se lancer, parfois en petit groupe, dans l’aventure. C’est la voie la plus ouverte : la PME, c’est une grande responsabilité, il y a toujours le risque de l’entreprise, celui de se trouver en situation d’échec – mais c’est aussi et surtout un domaine d’exercice de liberté et de joie.
Le passage aux 35 heures et l’annualisation ne risquent-ils pas de jouer contre les femmes ?
M. Lebranchu. – Les 35 heures obligent à parler du temps de travail et de l’organisation du travail. On reproche aux femmes de vouloir être libres le mercredi, cela sert de prétexte. Il est vrai que l’annualisation fait peur, et notamment aux femmes car elles craignent, même avec un délai de prévenance d’une semaine, la non-organisation de la vie de famille. Comment par exemple trouver une garde pour les enfants un samedi ? En revanche, les accords qui s’appuient sur une annualisation basée sur une longue période, comme celui de la Redoute, sont bien acceptés. Ils sont le fait, en amont de concertations et propositions impliquant des femmes, majoritaires dans de telles entreprises.
M. Clément. – Il est vrai que l’annualisation peut compliquer l’organisation pratique de l’emploi du temps des femmes notamment lorsqu’elles ont des enfants. Mais je crois que tout cela évolue, surtout en France où des infrastructures existent, ce qui n’est pas le cas en Allemagne par exemple. Les femmes savent s’organiser, sont imaginatives, et inventives. En définitive, je ne vois pas plus de problème en soi pour les hommes que pour les femmes dans le passage aux 35 heures. La difficulté principale qui demeure pour l’entreprise, c’est l’organisation de la production quels que soient les acteurs.
Leur peur n’est-elle pas d’être mises de côté dans l’entreprise ?
M. Lebranchu. – Je ne veux pas croire que cela puisse être le cas. Pour les chefs d’entreprise les congés de maternité restent un problème, et embaucher une femme jeune représente « un risque ». Ils font de la résistance car pour eux c’est un salaire absent. Dans une entreprise de trois personnes, trois mois d’absence ne sont pas sans conséquence. Les femmes ont ainsi été victimes du fait qu’il y a une facilité à ne pas les embaucher. C’est encore plus vrai avec le chômage. Il faut travailler sur le fond du problème : par exemple sur les groupements d’employeurs, sur la gestion de l’intérim, des remplacements…
M. Clément. – Cela peut leur être défavorable à certains moments de leur vie parce qu’elles auront moins de flexibilité que les autres salariés (jeunes enfants, mari en pré-retraite par exemple). On le comprend du point de vue de la vie personnelle mais cela ne change pas les impératifs de l’entreprise.