Articles de M. Valéry Giscard d'Estaing, membre du bureau politique de l'UDF, dans "L'Express" le 3 juillet 1997 intitulé "Après le naufrage d'Amsterdam" et le 14 août intitulé "Une erreur à ne pas commettre", sur "l'échec quasi complet" de la conférence intergouvernementale à réformer les institutions communautaires en vue de l'élargissement de l'UE, et la nécessaire stabilité des taux d'intérêt pour le passage à l'euro.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Conseil européen à Amsterdam du 16 au 18 juin 1997

Média : Emission Forum RMC L'Express - L'Express

Texte intégral

Date : 3 juillet 1997
Source : L’Express

Je m’étais engagé auprès des lecteurs de L’Express à leur donner périodiquement des nouvelles des deux grandes évolutions en cours dans l’Union européenne : la Conférence intergouvernementale (CIG) sur la réforme des institutions et la marche vers l’union monétaire.

La décision de dissoudre l’Assemblée nationale, qui a interrompu le déroulement normal de notre vie politique, et le changement de majorité qui en a résulté ont évidemment éclipsé, aux yeux de l’opinion publique, les subtilités du débat européen.

Pourtant, les événements extérieurs suivent leur cours et ignorent nos convulsions internes. Ce qui vient de se passer à Amsterdam affectera  négativement ou positivement, selon les sujets  l’avenir de l’Union européenne.

Négativement, d’abord, car la CIG a abouti à un échec quasi complet. Le communiqué du conseil à beau déclarer, avec un humour noir gorgé d’euphorisants : « La Conférence intergouvernementale est parvenue à un accord sur le projet de traité d’Amsterdam », aucun des points en discussion n’a été réglé de manière satisfaisante. Les grands projets réformateurs comme la création d’une présidence stable pour l’Union européenne, avaient déjà été largués en chemin, mais j’ai encore à l’oreille les affirmations de l’ancien ministre des affaires européennes devant la commission des affaires étrangères : « Jamais, nous disait-il, la France ne donnera son accord à un projet de traité qui ne comporterait pas une réduction significative du nombre des commissaires européens, ramené à un chiffre inférieur à celui des États, et une réforme de la pondération des droits de vote au conseil, pour la rapprocher de la réalité démographique. »

Les députés socialistes présents en séance approuvaient ces positions. Or, aucun résultat n’a été obtenu à Amsterdam sur ces deux points, comme l’ont reconnu avec réalisme Jacques Delors à Bruxelles et Jacques Santer devant le Parlement européen. La réforme des institutions, si souvent réclamée, est restée en panne. Ce devait être pourtant le préalable à toute nouvelle extension de l’union, en précisant que les négociations d’élargissement ne pourraient débuter que six mois après la conclusion de la Conférence intergouvernementale.

Chacun se souvient de la démarche logique : les institutions européennes ont été conçues pour une Europe à six. Elles se révèlent de plus en plus inefficaces et de moins en moins démocratiques à mesure que l’Europe s’agrandit et que les procédures de discussion et de décision deviennent plus lourdes. Un simple tour de table, qui prenait une heure et demie lorsque nous étions six, exigera cinq heures lorsque nous serons vingt ! Et, la présidence du conseil ne reviendra à un même pays qu’au bout de dix ans ! D’où l’allégement indispensable des structures et des procédures. Le bon sens  et la foi européenne !  commandait d’y parvenir avant toute nouvelle admission.

Le Conseil européen a choisi de masquer la réalité en déclarant cyniquement : « La Conférence intergouvernementale ayant abouti, la voie est maintenant ouverte pour lancer le processus d’élargissement. » Et le tour est joué !

Ainsi, l’augmentation du nombre des États membres de l’UE se fera sur la base des institutions actuelles, pourtant dénoncées comme peu efficaces et peu représentatives. Le comble de la malchance veut que plus l’Europe s’élargit, moins elle a de chances de se réformer, car les nouveaux venus sont décidés à se battre pour éviter qu’on ne leur arrache les avantages, même excessifs, qu’ils viennent d’obtenir lors de leur entrée.

Ne nous voilons pas la face, l’avenir est désormais inscrit, parfaitement lisible, devant nous : l’Europe est appelée à devenir une zone économique de libre-échange, faiblement intégrée et couronnée par des institutions largement fondées sur la coopération intergouvernementale. C’est la conception qu’ont défendue, depuis l’origine, nos partenaires britannique et scandinaves. Les pères de l’Europe, qui rêvaient d’une puissance européenne à vocation fédérative, dotée d’institutions stables, efficaces et démocratiques, capable de faire entendre sa voix dans le monde des grands continents du XXIe siècle, ne reconnaîtraient plus leur enfant !

Au sein de cette Europe qui refuse de se réformer, la ligne de conduite de la France doit faire l’objet d’une révision attentive et profonde. Il n’y a plus lieu de continuer à sacrifier certains de ses pouvoirs ou de ses droits pour faciliter une intégration européenne qui n’est plus à l’ordre du jour. Comme tous les autres États membres, notre pays doit défendre ses intérêts, sans raideur, mais sans complaisance. Un point essentiel, cependant : il ne les défend pas contre l’Europe, mais en Europe.

Une seule lueur d’espoir dans ce sombre tableau. En approuvant, sans en changer une virgule, le pacte de stabilité, conforme à l’intérêt de la France, le Conseil européen a levé l’avant-dernier obstacle sur la voie de l’union monétaire. Il n’en reste plus qu’un, mais de taille : celui de la réduction des déficits publics.

Curieusement, le Premier ministre se trouve placé, à deux ans d’intervalle, dans une situation identique à celle de Jacques Chirac au printemps de 1995, pris entre le souhait de tenir  et donc de financer  les promesses de sa campagne électorale et la nécessité de réduire le déficit budgétaire.

La situation du gouvernement actuel est même plus critique, car le délai dont il dispose n’est plus que de dix-huit mois – 547 jours !  avant l’échéance du 1er janvier 1999. La France ne peut se permettre ni de faire capoter l’union monétaire, ni d’y entrer dans une situation de faiblesse qu’elle demanderait à nos partenaires de tolérer. Je souhaite que Lionel Jospin ait la sagesse d’étaler dans le temps celles de ses promesses dont il estime ne pas pouvoir se dégager, et qu’il donne dans son action la priorité à la réussite de notre entrée dans l’union monétaire.

Bien préparée, mieux expliquée à l’opinion publique et aux partenaires sociaux, cette entrée peut devenir un grand succès pour la France.

Elle suppose une confiance et une intimité franco-allemande qui doivent être impérativement rétablies, après les crispations bien inopportunes de Poitiers et d’Amsterdam. Car, ne nous faisons pas d’illusions : si l’union monétaire franco-allemande devait échouer, l’Europe réaliserait quand même son union monétaire, mais, cette fois, autour du deutsche Mark !

L’union monétaire est la carte de la dernière chance de l’union de l’Europe !

Au cours des dernières semaines, le dollar a atteint des niveaux records par rapport aux monnaies européennes. Sa progression vis-à-vis du deutsche Mark atteint 27 % depuis son point le plus bas et 18 % depuis le début de l’année. Vis-à-vis du franc, l’évolution est pratiquement parallèle. La presse financière internationale a envisagé l’idée selon laquelle, pour limiter la hausse du dollar, la Bundesbank allait sans doute relever ses taux d’intervention, afin de rendre plus rémunératrice la détention de deutsche Mark. Poursuivant son analyse, cette même presse indiquait que l’augmentation des taux d’intérêt allemands entraînerait automatiquement celle des taux néerlandais et belges  pays qui appartiennent en fait à la zone mark  mais aussi celle des taux d’intervention de la Banque de France, car la France, affirmait-elle, ne pouvait pas prendre le risque de « voir s’affaiblir sa monnaie ».

C’est contre ce raisonnement inexact et néfaste que je souhaite mettre en garde nos autorités monétaires, au cas, heureusement improbable, où elles seraient tentées de le reprendre à leur compte. Autrement dit, pour parler simplement, dans l’hypothèse où la Bundesbank déciderait d’augmenter ses taux d’intervention, il n’y aurait aucun motif pour la Banque de France de relever les siens.

Rien ne prouve, en réalité, que la Bundesbank ait, à l’heure actuelle, l’intention d’augmenter ses taux d’intérêt, car la conjoncture allemande reste faible et le chômage est exceptionnellement élevé. La hausse du dollar ne résulte pas d’un événement fortuit, mais tend à corriger une situation anormale. Son niveau antérieur ne correspondait ni aux performances remarquables de l’économie américaine, ni à la sécurité politique qu’offrent les placements dans ce pays, ni à leur rémunération, puisque les taux d’intérêt à court, moyen et long terme, sont supérieurs aux États-Unis à ce qu’ils sont en Allemagne et en France. D’ailleurs, la hausse du dollar, amplifiée par les anticipations des marchés, a donné ces derniers jours des signes d’essoufflement, entraînant des remous sur les marchés financiers. C’est seulement dans l’hypothèse où la poussée du dollar ferait apparaître en Allemagne un risque d’« inflation importée » que la Bundesbank, fidèle à sa culture, axée sur la recherche prioritaire de la stabilité, déciderait d’intervenir.

Ce raisonnement ne s’applique pas à la France. Le taux d’inflation y demeure remarquablement bas : 1 % sur douze mois, en juin 1997. Le solde de nos transactions extérieures est très positif, mais le volume de nos exportations devrait pouvoir s’accroître fortement, car nos parts de marché se sont réduites au fil des ans. Nos capacités de production conservent des marges disponibles importantes, et chacun a noté que les dernières statistiques faisaient apparaitre la poursuite de la détérioration du chômage. La situation de notre économie est celle d’une pré-reprise tirée par l’exportation, que la politique économique doit chercher à amplifier. Cette conjoncture appelle un niveau de prix compétitif et des taux d’intérêt modérés. Une hausse des taux d’intérêt français serait un signal à contre conjoncture !

L’écart de change entre le franc et le dollar avait besoin d’être rectifié. Je l’ai écrit dans ces colonnes il y a dix mois. C’est aujourd’hui chose faite. Si la hausse du dollar a dépassé sans doute le niveau strictement nécessaire, consolons-nous en pensant que cet excès compense les efforts inutiles que nous nous sommes imposés pour maintenir pendant quatre ans un taux de change irréaliste et coûteux en termes d’emplois !

Quant aux taux d’intérêt, la Banque de France est parvenue à atteindre, dans la période récente, des résultats pleinement satisfaisants. Nos taux comptent parmi les plus bas des pays industrialisés : les taux longs sur le franc sont inférieurs de 0,8 % à ceux sur le dollar et de 1,6 % à ceux sur la livre sterling. Mais, ne nous berçons pas d’illusions : nos taux restent supérieurs à ceux du franc suisse et du yen, dont les pays ont traversé eux aussi une longue dépression, et les taux à court terme de la Banque de France sont encore un peu plus élevés que ceux de la Bundesbank.

On voit que rien n’appelle, à l’heure actuelle, une hausse des taux de la Banque de France. Si même la Bundesbank relevait légèrement ses taux à court terme, ceux-ci se retrouveraient à un niveau voisin des nôtres, ce qui correspond assez exactement à la situation de nos deux pays.

Si cependant la hausse des taux de la Bundesbank entraînait une certaine appréciation du deutsche Mark, celle-ci équivaudrait, en termes européens, à une réévaluation de la monnaie allemande, telle que nous en avons connu de nombreux exemples dans le passé. Elle n’aurait aucun motif, ni juridique, ni politique, de s’imposer à ses partenaires. Les conditions dans lesquelles se poursuit ce débat illustrent l’extraordinaire changement qui sera apporté, dans seize mois, par l’introduction de l’euro. Si le Gouvernement français tient son engagement de ramener le déficit budgétaire de 1998 à 3 % du PIB, sans augmentation des charges, l’entrée en vigueur de l’union monétaire est certaine : la France en détient la clef ! Le débat monétaire international reste encore compliqué pour nous, pays européens, par l’interférence entre les problèmes mondiaux et nos relations bilatérales. Il est vraisemblable que la discussion actuelle sur les parités de change, transposée dans dix-huit mois, se déroulerait d’une manière toute différente : on discuterait beaucoup plus des politiques d’intervention des trois grandes banques centrales  le Federal reserve system, la Banque du Japon et la Banque centrale européenne  et beaucoup moins de la conduite des taux d’intérêt internes, qui restera de toute façon dictée par le souci du maintien de la stabilité et les besoins de la conjoncture.

D’ici là, la France n’a aucun motif d’envisager une hausse de ses taux d’intérêt. Puisse-t-elle trouver l’occasion de faire connaître publiquement son intention de ne pas les modifier. L’opinion publique, les entrepreneurs, et même, sans doute, les marchés y trouveront un réconfort.