Interview et débat entre MM. Daniel Cohn-Bendit, tête de liste des Verts aux élections européennes, et Denis Cohen, secrétaire général de la fédération CGT de l'énergie, dans "Le Journal du dimanche" le 14 mars 1999, sur la sécurité et le coût de la filière nucléaire, les énergies renouvelables, et le programme franco-allemand de réacteur EPR.

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Intervenant(s) : 

Média : Le Journal du Dimanche

Texte intégral

Le JDD :
En vous rendant à la Hague en pleine polémique sur l'avenir de l'usine, vous avez soigneusement entretenu le mythe du provocateur-né.

Daniel Cohn-Bendit :
Quel provocateur ? J'avais des choses à dire aux employés de la Cogema, différentes de celles assénées par le ministre de l'Environnement allemand, Jürgen Trittin. Et notamment que La Hague avait encore du travail pour 25 ou 30 ans, même si l'on arrêtait le retraitement des déchets allemands. Alors où est la provoc ? Vous savez, je ne suis pas un maniaque. Je n'ai pas besoin, pour poser le problème du nucléaire, de faire le tapin devant toutes les centrales de France, de Navarre et d'Europe.

Denis Cohen :
Dany, que tu le comprennes ou pas, les salariés de la Cogema sont très inquiets pour leur emploi. Et ils ont effectivement ressenti ta venue, à ce moment-là, comme une provocation. De toute façon, la très grande médiatisation de ta visite n'était pas la meilleure façon d'engager le débat de fond que nous souhaitons avoir avec les Verts.

Daniel Cohn-Bendit :
Ok, je comprends l'inquiétude. Mais pas les insultes. Lorsqu'un mec de La Hague, après m'avoir annoncé au passage qu'il était chasseur, m'a lancé en pleine gueule « tu verras ce qu'on va te mettre ce soir », j'avoue que je l'ai mal supporté. Dans la vie on peut prendre son pied autrement qu'en étant agressé, non ?

Denis Cohen :
Ne compte pas sur moi pour condamner les salariés de la Cogema. L'anathème et les agressions ne font pas partie du panel de communication de la CGT, et je ne partage évidemment pas leurs réactions. Mais je les comprends. Par ailleurs, nous avons de fréquents contacts avec les Verts. Je regrette simplement que la communication passe si mal avec leur ministère. J'ai écrit plusieurs fois à Dominique Voynet pour la rencontrer, sans jamais recevoir de réponse. C'est dommage, car je ne suis pas de ceux qui pensent qu'il faut cultiver les désaccords entre les Verts et les travailleurs du nucléaire.

Daniel Cohn-Bendit :
Je sais que le comité d'entreprise d'EDF a organisé plusieurs réunions où les verts ont été invités. Et moi je suis prêt, quand tu veux, à rencontrer la section CGT de La Hague pour que l'on puisse vraiment débattre.

Denis Cohen :
Pourquoi pas ? Si tu viens sans les journalistes et les 120 caméras de télévision qui t'accompagnaient la première fois, je pense que les salariés seront d'accord.

Le JDD :
Lorsque la CGT s'est battue contre la fermeture de Superphénix, s'agissait-il de sauvegarder l'emploi ou, au-delà, de défendre le tout nucléaire ?

Denis Cohen :
La CGT n'est pas favorable au tout-nucléaire, mais elle s'intéresse à l'avenir du nucléaire. Et là, il y a un désaccord de fond entre les Verts et nous. A partir de 1973, la France a bâti une filière nucléaire créatrice d'emplois qui a contribué à l'amélioration  du niveau de vie des Français. Or cette filière qui a l'avantage d'être déconnectée du niveau des prix du pétrole et du gaz, pourrait se développer avec la surgénération ? En plus, elle permet d'économiser les ressources naturelles de la planète qui seront épuisées d'ici quarante ou cinquante ans . Je suis donc persuadé que le nucléaire a de l'avenir dans le monde ; on construit bien des centrales en Chine, en Inde… Alors je te pose une question, Dany : si tu es contre le nucléaire en France, qu'est-ce que tu proposes à la place ?

Daniel Cohn-Bendit :
Une remarque d'abord : alors que nous avons déjà d'énormes difficultés à gérer ici, démocratiquement, une technologie aussi complexe que le nucléaire, je trouve irresponsable de livrer clés en main des centrales nucléaires à des pays totalitaires comme la Chine, l'Iran ou le Pakistan. Passons… La France, elle, a prouvé en passant très rapidement du tout pétrole au presque tout nucléaire, qu'elle pouvait gérer ce type de transition. Même si, comme je le répète, il est aussi difficile de sortir du nucléaire que de sortir du socialisme réel.

Denis Cohen :
Chacun ses fantômes…Les communistes avaient un problème avec les pays de l'Est. Les Verts eux, avec leurs a priori, sont toujours aussi dogmatiques sur le nucléaire.

Daniel Cohn-Bendit :
Mais regardons ce qui se passe en Europe. Aucun pays, à part la France, n'a une stratégie de continuation du nucléaire. Les Anglais ont arrêté parce qu'économiquement ce dossier est indéfendable. En Allemagne, les électriciens eux-mêmes sont majoritairement persuadés que cette filière va s'arrêter : pas seulement à cause des Verts et des sociaux-démocrates, mais parce que plus on produira d'électricité d'origine nucléaire, plus le problème des déchets prendra de l'ampleur. En France, des centrales comme Civaux ou Chooz ont en ce moment de gros problèmes.

Denis Cohen :
Ce ne sont pas des problèmes nucléaires mais métallurgiques, qui concernent la résistance de l'acier aux chocs thermiques.

Daniel Cohn-Bendit :
Notre grande différence, c'est que je ne crois pas à une énergie nucléaire radicalement sûre. Or le risque, avec le nucléaire, c'est la totale ! Si demain un accident comme celui de Three Mile Island arrivait ici, des milliers de kilomètres carrés seraient à jamais rayés de la carte, et ce serait la fin du programme nucléaire français.

Denis Cohen :
L'automobile aussi est dangereuse. Pourtant je n'entends personne réclamer la suppression de la voiture. Ceci dit, nous sommes d'accord, le risque zéro n'existe pas. Et c'est justement pour cela qu'il nous faut avoir la maîtrise absolue de la technologie nucléaire, car le plus grand danger réside dans le manque de transparence de ce secteur industriel. L'utilisation de salariés en sous-traitance, non qualifiés et sans garanties collectives, est d'ailleurs l'une des explication de cette maîtrise déficiente du nucléaire.

Daniel Cohn-Bendit :
On ne peut quand même pas comparer les morts en bagnole et les victimes de l'atome !

Le JDD :
Le citoyen lambda, à qui l'on assène une masse d'arguments favorables ou hostiles au nucléaire, a-t-il finalement les moyens de donner son avis ?

Denis Cohen :
Attention. Je ne crois pas qu'il faille aujourd'hui, d'une manière un peu obscurantiste, être à 100% pour ou 100% contre le nucléaire. La question est plutôt de savoir comment on peut rendre la filière nucléaire fiable et sûre. Et cela, je prétends que l'on sait faire…

Daniel Cohn-Bendit :
C'est faux. Aujourd'hui, personne ne sait par exemple démanteler une centrale nucléaire. Nous avons en France 54 réacteurs dont on ne peut pas, avec nos connaissances technologiques actuelles, se débarrasser. Et puis le contribuable a quand même le droit de se poser la question du coût du nucléaire. Je veux dire du coût réel, de ce que chacun paye lorsqu'on met bout à bout la recherche, la construction des centrales, leur maintenance, leur sécurité, et la gestion des déchets dont on ne sait pas quoi faire.

Denis Cohen :
C'est un débat technique et très complexe, mais je pense que tu avances des contre-vérités. Les centrales nucléaires sont démantelables. Le problème, c'est plutôt de savoir par quoi in les remplacerait. Or je te rappelle que 2,5 milliards d'hommes dans le monde n'ont pas d'électricité. Les besoins énergétiques sont énormes. En France même, seulement 33% des ménages possèdent une machine à laver la vaisselle. Si tout le monde en avait, il faudrait deux tranches nucléaires de plus !

Daniel Cohn-Bendit :
Tu raisonnes comme si les machines allaient rester les mêmes, sans intégrer les économies d'énergie. Evidemment, l'argent consacré à la recherche sur ces économies représente 1% du dernier budget de la recherche sur l'énergie, tandis que la part destinée au nucléaire est de 90% ! Ce n'est pas vrai ? Donc, premièrement les économies…

Denis Cohen :
Nous avons fait une étude sur ces économies d'énergie. Sur dix ans, elles ne remettent pas significativement en cause le développement énergétique de la France.

Daniel Cohn-Bendit :
Deuxièmement, les énergies renouvelables : l'Europe a rédigé un livre blanc où elle affirme vouloir doubler, d'ici à 2010, la part de celle-ci dans sa production d'énergie. Les Danois ont déjà l'équivalent de la production de trois tranches nucléaires installés avec des éoliennes. Cette forme d'énergie explose et possède d'énormes capacités de développement avec les éoliennes « offshore ».
 
Denis Cohen :
Que l'on se comprenne bien : si l'on a été perçus comme des productivistes à une époque, nous ne sommes pas aujourd'hui opposés aux économies d'énergies, ni aux énergies renouvelables ou à la diversification des sources d'énergie. Mais je repose ma question : qu'est-ce qui pourrait, en France, remplacer le nucléaire et l'hydraulique qui produisent 90% de notre électricité ? Dans les vingt prochaines années, je ne vois pas ? Même si, effectivement les éoliennes « offshore » peuvent être un moyen de compléter l'exploitation du parc hydraulique français.

Daniel Cohn-Bendit :
Nous avons déjà dit que nous disposions de 50 ans de réserves d'énergie fossiles. Cela nous laisse du temps pour perfectionner, entre autres, les centrales à gaz, le méthane. Un autre ? Nos forêts. Qu'est-ce qui empêche EDF de créer une filière bois ?

Denis Cohen :
D'accord, il ne faut pas mettre tous les oeufs dans le même panier. Mais pourquoi cette obsession ? Pourquoi, alors que nous avons la chance de maîtriser une filière, vouloir à tout prix éradiquer le nucléaire ?

Daniel Cohn-Bendit :
Parce que je suis profondément persuadé que le nucléaire, comme les organismes génétiquement modifiés, est un danger permanent pour la planète et l'être humain.

Le JDD :
Christian Pierret, le secrétaire d'Etat à l'industrie, voudrait pourtant qu'une décision de principe sur la construction d'un prototype d'un réacteur EPR, le « réacteur du futur », intervienne dès cette année.

Daniel Cohn-Bendit :
Eh bien je dis à Christian Pierret qu'en politique, il faut garder son sang-froid ? Avant qu'il négocie la levée de l'accord PS-Verts portant sur le moratoire nucléaire de dix ans, avant donc d'énerver beaucoup de monde, je lui conseille de négocier avec le gouvernement allemand la poursuite commune du projet d'EPR. Car de la même manière qu'il ne peut pas unilatéralement dissoudre l'accord de gouvernement conclu entre les Verts et le PS ; il ne pourra pas construire le projet franco-allemand sans l'accord des Allemands.

Denis Cohen :
A la CGT, nous pensons qu'il faut de toute façon construire ce réacteur car nous ne voulons pas être obligés, dans vingt ans, de passer par un nucléaire qui serait développé ailleurs. Si l'on ne poursuit pas le programme de l'EPR, nous perdrons les équipes qui travaillent à son développement et nos atouts industriel et économique.

Daniel Cohn-Bendit :
Attends, attends… Les gens de Siemens, qui travaillent sur le projet EPR, disent qu'ils ne sont pas capables, compte tenu des obligations liées à la sécurité de mettre l'EPR sur pied. Alors arrêtons de nous battre autour d'une technologie qui n'est pas au point ? Franchement, je ne vois pas l'Etat allemand continuer à cofinancer ce « réacteur du futur ».

Le JDD :
Le nucléaire a quand même certains avantages : indépendance énergétique, coût maîtrisé. Et il faudrait l'abandonner à tout jamais ?

Daniel Cohn-Bendit :
Nous ne fermons aucune porte. Mais avant de décider hâtivement du renouvellement ou non du parc nucléaire français, je voudrais que l'on engage les diversifications, aussi bien dans la recherche que sur les applications. Je voudrais qu'il y ait un grand débat public suivi d'un référendum qui permette aux Françaises et aux Français, sur un pied d'égalité, de choisir leur avenir énergétique en disant oui ou non à la poursuite de la filière nucléaire. Il y a des tas de gens en France qui ne sont ni anti-nucléaires ni pro-nucléaires. Si on arrive à leur prouver qu'on peut faire autre choses, ils diront oui. Et si on perd, on perd…

Denis Cohen :
Je ne suis pas opposé à ce débat. Mais pour que les Français puissent juger et décider d'une politique énergétique, il faut d'abord qu'on puisse leur proposer une alternative crédible au nucléaire. Or tous les efforts que l'on pourra déployer sur les économies d'énergie ou les nouvelles sources d'énergie dans les dix ans à venir ne permettront pas de le faire. Alors ne gâchons pas, d'entrée, ce qu'on a été capables de construire dans le domaine nucléaire.

Daniel Cohn-Bendit :
Tu ne peux pas dire cela. Si l'on met le paquet sur les économies d'énergie renouvelables et les filières alternatives au nucléaire, nous pourrons dans trois ou quatre ans avoir ce référendum que nous proposons, après qu'un vrai débat ait eu lieu.

Denis Cohen :
Bon, alors à mon tour de faire une proposition. Décidons, maintenant, d'une initiative qui nous permette de prolonger cette discussion avec nos spécialistes.

Daniel Cohn-Bendit :
D'accord ? Organisons ensemble, Verts et CGT ensemble, un congrès sur l'avenir de l'énergie.

Denis Cohen :
Banco. Mais un forum plutôt qu'un congrès. Mettons-le sur pied pour septembre ou octobre prochain, après les élections européennes.