Interview de M. Alain Juppé, ancien premier ministre, dans "L'Union" de Reims le 25 mars 1999, sur son action politique à la mairie de Bordeaux et au sein de l'association "France Moderne", ses propositions en matière de financement des retraites et de maîtrise des dépenses publiques, son soutien à la liste conduite par Philippe Séguin pour l'élection européenne et à Jacques Chirac comme meilleur candidat à sa propre succession à l'occasion des prochaines présidentielles.

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Circonstance : Déplacement de M. Juppé à Châlons-en-Champagne le 25 mars 1999

Média : Journal de l'Union interparlementaire - L'Union

Texte intégral

Q - Vous venez aujourd'hui à Châlons-en-Champagne pour débattre de cette question : « La France se prépare-t-elle bien au XXIe siècle ? ». La poser de cette façon, de la part d'un ancien Premier ministre, c'est déjà en douter ?

Non. Je crois que la France a beaucoup d'atouts et qu'elle est bien partie. Je crois qu'elle a aussi de lourds handicaps et qu'elle doit donc poursuivre l'action réformatrice qui a été engagée, notamment entre 1993 et 1997. Vous voyez, je ne fais pas preuve de pessimisme.

Q - Qu'est-ce qui vous a empêché lorsque vous étiez Premier ministre, de mettre vos idées en pratique, alors que vous aviez la majorité la plus confortable dont un chef de gouvernement puisse rêver ?

En deux ans, nous avons mis beaucoup de nos idées en pratique. Je vous cite quelques exemples.

Le premier objectif, majeur, que nous nous étions fixé, a été atteint.

Nous avons qualifié la France pour l'euro. Elle ne l'était pas en 1995. En juin 1997, elle l'était à 95%. Il a fallu beaucoup d'efforts et de sacrifices, très souvent impopulaires, notamment dans les domaines budgétaire et fiscal. De même, nous avons engagé une réforme de structure très importante à France Télécom.

Autre objectif, celui-ci sous l'impulsion directe de Jacques Chirac : la réforme en profondeur de la défense nationale.

Nous avons également conduit la réforme des aides au logement avec un certain nombre de mesures, comme le prêt à taux zéro et l'amortissement Périssol.

Q - Depuis la dissolution, on avait perdu l'habitude de vous entendre. Comme si vous aviez voulu vous faire oublier des uns et des autres. C'est encore vrai aujourd'hui ?

Il était bien normal après la défaite de prendre le temps de la réflexion. Il fallait en comprendre les raisons. J'en porte ma part de responsabilité. J'ai certainement commis un certain nombre d'erreurs, de communication et peut-être de fond. Je consacre depuis l'essentiel de mon énergie et de mon temps à gérer la ville de Bordeaux. C'est extrêmement passionnant. Il m'arrive parfois, quand c'est nécessaire, de m'exprimer au niveau national. Mais je n'ai pas l'intention de me propulser dans des campagnes électorales.

Q - L'association que vous présidez, « France Moderne » vous sert-elle à préparer un programme de gouvernement et un réseau sur lequel vous comptez éventuellement vous appuyer ? Pensez-vous à nouveau jouer un rôle sur la scène nationale ? A quelle échéance ?

Il ne m'appartient pas de répondre à cette dernière question. Ce sont les Français qui en décideront.

Quant à « France moderne », il s'agit d'une petite structure, modeste, qui me permet de réunir quelques amis et surtout de réfléchir à quelques questions pour aider l'opposition à affirmer son identité et à reconquérir la confiance de ses électeurs. Nous avons par exemple engagé une réflexion de fond sur l'éducation. Nous travaillons aussi sur la sécurité qui est une préoccupation majeure des Français. Nous allons publier d'ici à la fin de l'année un document sur la politique d'immigration et d'intégration.

Q - Le commissaire au Plan préconise un allongement de la durée des cotisations à 42 ans et demi. C'est un dossier que vous connaissez bien. Cette proposition vous semble inévitable ?

Je le pense. J'entends dire qu'en 1995 le gouvernement d'alors voulait imposer une réforme aux forceps. C'est inexact. Nous n'avions avancé aucune proposition définitive. Pour ma part, j'avais simplement dit qu'il fallait se mettre autour de la table et discuter. Près de quatre ans sont passés, et les échéances se rapprochent. Il existe deux réponses à ce problème angoissant. La première passe effectivement par un allongement de la durée des cotisations. La seconde consiste en la création d'un vrai régime d'épargne retraite qui permette d'apporter, non pas une substitution, mais un plus au régime par répartition. Tous les grands pays se sont déjà dotés d'un tel mécanisme. Nous l'avions fait par la loi Thomas qui est, hélas, restée lettre morte.

Globalement depuis 1981 les socialistes ont commis trois grandes erreurs stratégiques fondamentales : la retraite à 60 ans. La nationalisation massive du secteur bancaire. Je crains que le passage aux 35 heures soit la troisième.

Q - Le gouvernement actuel a dénationalisé plus que ne l'a fait la droite. Vous accommodez-vous de la politique de Dominique Strauss-Kahn ?

Ce qui me surprend, c'est le double langage. On dit souvent que l'une des caractéristiques de l'actuel Premier ministre est de tenir ses engagements : je n'ai pas souvenir, lors de l'élection de 1997, qu'il ait annoncé de privatiser massivement. Mais c'est une bonne orientation.

Q - Vous proposez de retrouver une maîtrise des dépenses publiques. A quels secteurs pensez-vous particulièrement ?

La maîtrise des dépenses publiques est l'enjeu fondamental. C'est la condition nécessaire à l'allègement des prélèvements obligatoires. Contrairement à ce qu'il soutient avec beaucoup de mauvaise foi, M. Strauss-Kahn a augmenté les prélèvements. Depuis 1997, on a opéré 63 milliards de francs de ponctions supplémentaires. Nous avons aujourd'hui trop d'impôts et trop de charges. Je rappelle qu'après un premier ajustement en 1995, mon gouvernement avait engagé deux réformes importantes : l'une concernant la baisse des charges sociales sur les bas salaires, et l'autre relative à l'impôt sur le revenu. Maîtriser les dépenses publiques, c'est réformer l'Etat, la fonction publique, l'organisation territoriale qui comporte trop d'échelons. Nous sommes de ce point de vue extrêmement en retard par rapport à d'autres pays.

Q - Les ministres de l'Education ont rarement la vie facile. Vous travaillez à proposer des réformes de structures que vous qualifiez de « courageuses », avec l'appui de Bruno Bourg-Broc, le député-maire de Châlons-en-Champagne ?

Bruno Bourg-Broc connaît bien en effet ces problèmes d'éducation. Lorsque je dirigeais le RPR, il était à mes côtés responsable de ce secteur, et j'ai apprécié sa compétence. D'autres parlementaires travaillent avec nous. Le groupe que ceux-ci forment a auditionné depuis plusieurs mois des spécialistes, des acteurs de toutes sensibilités. L'éducation est un sujet majeur : il y a manifestement une crise. Certains choix de M. Allègre ne me paraissent pas mauvais, mais là aussi, l'enjeu est clair : c'est le conservatisme face à la modernité.

Q - Jacques Chirac est-il le meilleur candidat à sa succession à la présidence de la République ?

Incontestablement oui. Il est le seul à même de rassembler toutes les forces qui ne veulent pas voir se prolonger la gestion socialiste. Je ne vois personne d'autre dans l'opposition. Sur la politique étrangère et la construction européenne, ses orientations sont les bonnes pour la France.

Q - Vous dites que Jacques Chirac est le seul à pouvoir maintenir une ligne européenne claire et ferme. Sous-entendez-vous que la ligne de Philippe Séguin ne le serait pas ?

Non. Philippe Séguin conduit la liste que je soutiendrai. J'aurai préféré l'union de l'opposition. J'ai lu la plate-forme élaborée pour ces européennes, elle me semble parfaitement conforme à la ligne que défend Jacques Chirac qui se résume dans cette définition de « l'Europe unie des Etats ».

Q - La formule n'est pas très éloignée de celle de « Communauté des Etats-nations »…

Oui, c'est une autre façon de dire ce que Jacques Chirac a dit.

Q - Y avait-il d'autres issues face à la Serbie ?

Nous avons tout fait pour trouver une solution politique. Ce n'est jamais de gaieté de coeur qu'on se résout à utiliser la force. Il y a eu identité de vues complète en Europe pour parler d'une seule voix. A partir du moment où on ne cesse de dire qu'il ne faut pas accepter l'inacceptable, l'usage de la force devient inévitable. Est-ce que cela peut encore faire réfléchir ? J'espère toujours.