Interviews de Mme Véronique Neiertz, secrétaire d'État chargée des droits des femmes et de la consommation, à RTL le 29 avril et dans "L’Événement du jeudi" du 30 avril 1992, sur le harcèlement sexuel.

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Média : L'évènement du jeudi - RTL

Texte intégral

Date : 30 avril 1992
Source : L’Événement du Jeudi

L’Événement du Jeudi : Comment peut-on légiférer sur un sujet aussi intime et complexe que le harcèlement sexuel ?

Véronique Neiertz : Je n'y étais pas spontanément préparée. Mais les syndicats, y compris la CGC, ont tous évoqué devant moi l'essor du harcèlement sexuel sur le lieu de travail. Des associations de femmes ont fait de ce problème leur cheval de bataille. Malgré tout, je demeurais perplexe : il est très difficile de passer de cas particuliers à une disposition réglementaire ou législative de portée nationale, j'ai donc souhaité qu'on réalise un sondage. Son résultat m'a stupéfiée : un Français sur cinq se disait concerné par le harcèlement.

L’Événement du Jeudi : Mais pourquoi une nouvelle loi ?

Véronique Neiertz : Les syndicats le souhaitaient pour pouvoir s’appuyer sur cette loi dans leur action. Aujourd’hui, il n’y a pas la moindre mention de harcèlement sexuel dans le code du travail. Les procès, très rares, doivent faire référence à des notions juridiques du type coups et blessures. Il a donc fallu définir le cadre et les limites de la répression du harcèlement sexuel. Ce n'est pas simple, car la séduction est au cœur même des relations entre les hommes et les femmes, et c'est très bien comme ça. Quand la séduction devient-elle du harcèlement ? Je refuse de me prononcer : chaque cas est différent. Si cela devient désagréable à l'un des deux, on trouve généralement, entre collègues de travail, le moyen de s'en sortir. Là où ça dérape, c'est lorsque, à une relation sexuelle est liée la promesse d'un emploi, d'une embauche, d'une rémunération, d'une promotion, il n'était donc pas question de faire référence à un quelconque ordre moral – ce n'est pas du tout mon truc. J'ai souhaité cerner non une attitude mais un délit et inscrire dans la loi que le cher d'entreprise est responsable des conditions de travail de ses salariés, y compris dans ce domaine. Le harcèlement sexuel ne sera donc légalement répréhensible qu'à la condition qu'il s'accompagne de chantage à l'emploi, à la promotion ou à la rémunération et qu'il soit le fait d'un supérieur hiérarchique.

L’Événement du Jeudi : De quels recours dispose la victime ?

Véronique Neiertz : Elle a plusieurs possibilités, selon la taille de l'entreprise. Elle peut se plaindre auprès de l'inspecteur du travail, auprès d'autres supérieurs hiérarchiques, auprès du chef d'entreprise lui-même, des responsables syndicaux ou des délégués du personnel. Elle peut également prendre conseil auprès d'une association. Inséré dans le code du travail, le projet de loi permet aux inspecteurs d'intervenir s'il y a plainte. Car les sanctions prévues par le règlement intérieur de l'entreprise doivent être appliquées en cas de harcèlement sexuel. Si ces démarches sont vaines, la victime peut alors saisir le tribunal des prud'hommes ou le juge pénal. C'est un pis-aller : mieux vaut, quand c'est possible, résoudre directement ce genre de problème.

L’Événement du Jeudi : Éviterez-vous la multiplication des procès ?

Véronique Neiertz : La loi a un effet pédagogique. Elle doit d'abord permettre de sortir ce sujet du silence qui l'entoure et de donner le courage aux victimes d'en parler autour d'elles. Leur donner des clés pour s'en sortir par elles-mêmes. Car les femmes sont très seules.

L’Événement du Jeudi : Qui va les aider ?

Véronique Neiertz : Les syndicats et les associations peuvent se constituer partie civile. On ne peut licencier ou sanctionner une salariée pour cause de harcèlement sexuel. Mais il faudra que le harcèlement soit prouvé, qu'il y ait enquête, de l'inspection du travail ou du chef d'entreprise. Et si ça passe en justice, le juge peut demander aux personnes de comparaître.

L’Événement du Jeudi : Les témoins oseront-ils témoigner ?

Véronique Neiertz : Les risques de représailles sont très grands vis-à-vis des victimes et des témoins. L'enquête est donc nécessairement vouée à l'anonymat. Le nom des témoins restera secret jusqu'à ce que l'affaire passe devant la justice. On peut aussi imaginer le huis clos, comme pour le viol.

L’Événement du Jeudi : Et les victimes elles-mêmes oseront-elles porter plainte ?

Véronique Neiertz : Il est essentiel qu'elles le fassent. Lorsqu'il y a plainte, c'est souvent la deuxième ou la troisième concernant la même personne. L'inspection du travail peut alors mettre en garde le chef d'entreprise, lui demander de mener sa propre enquête et de mettre un terme aux agissements du harceleur.

L’Événement du Jeudi : Que pensent les hommes de votre projet de loi ?

Véronique Neiertz : Au Conseil d'État, la discussion a été épique. Non sur la matière juridique mais sur l'opportunité de celle loi, dont beaucoup d’hommes ne voient pas l'utilité. Mais le seul juge de l'opportunité d'une loi, c'est le gouvernement. J’ai élaboré ce projet en liaison étroite avec Martine Aubry et les services du ministère du Travail.

L’Événement du Jeudi : Et si le ministre du Travail avait été un homme ?

Véronique Neiertz : Je ne me suis pas posé la question. Il y a eu des réunions de travail soutenues avec les partenaires sociaux. Le patronat n'y est pas hostile. Il ne dit rien. La CGC non plus. Dans un pays comme la France, il fallait éviter deux écueils opposés : d'un côté, l'ordre moral avec une réglementation à l'américaine et, de l'autre, la franche rigolade. Dans une période de chômage très lourde, en particulier pour les femmes, avec son cortège de travail précaire, le harcèlement sexuel est devenu un vrai danger.

L’Événement du Jeudi : Plus qu’avant ?

Véronique Neiertz : Le droit de cuissage est vieux comme le monde, mais on n'en parlait pas. Toutes les femmes de plus de 60 ans que je connais dans ma circonscription me soutiennent : « Si vous saviez, me disent-elles, tout ce que j’ai enduré sans jamais oser le dire ! » Et cela ne les fait pas rire du tout. Ouvrières ou employées, à leur époque, elles ne pouvaient ni parler ni réagir. Elles sont contentes que ce soit possible aujourd'hui.

L’Événement du Jeudi : Quels sont les milieux les plus touchés ?

Véronique Neiertz : Le milieu médical, l'hôtellerie, les commerces et, enfin l'industrie. Les infirmières ont beaucoup à raconter sur les habitudes des médecins. Dans l'hôtellerie et le commerce, c'est plutôt la clientèle qui est en cause. Dans l'industrie, les femmes sont très minoritaires, donc souvent vulnérables. Dans, toutes ces situations où il y a un rapport de dépendance, le chantage à l'emploi est sous-jacent. C'est ça qu'il faut absolument sanctionner.

L’Événement du Jeudi : Comment va être accueilli le projet de loi au Parlement ?

Véronique Neiertz : J’attends une majorité parlementaire grâce au soutien sans faille de la gauche. Et j'espère une compréhension à droite, comme il y en avait eu pour la loi sur le viol.

L’Événement du Jeudi : Les hommes seraient-ils plus machos à droit qu’à gauche ?

Véronique Neiertz : Non, mais les lois en faveur des femmes ont plutôt été votées par la gauche que par la droite.

 

Date : 29 avril 1992
Source : RTL/Édition du soir

O. Mazerolle : Ce texte était-il vraiment nécessaire ?

Véronique Neiertz : C'est la question que je me suis posée lorsque j'ai été saisie de ce problème par l'ensemble des syndicats, et avec insistance. Pourquoi ? Parce qu'ils ont expliqué au gouvernement que la précarité du marché du travail rendait particulièrement vulnérables les femmes en particulier, mais ça pourrait aussi être des hommes, et qu'ils constataient une multiplication des cas de chantage à l'emploi et à l'embauche. Et qu'ils avaient besoin d'une base juridique pour intervenir. Ce que je propose c'est uniquement une réforme du code du travail. C'est vrai que cela vient en complément de la réforme du code pénal qui a lieu l'année dernière, qui prévoit des sanctions pénales. Mais ce que je veux c'est faire entrer la notion que le chantage, l'abus d'autorité lié au harcèlement sexuel dans l'entreprise est un délit, et que les supérieurs hiérarchiques, les petits chefs qui s'en rendraient coupables sont passibles de sanctions disciplinaires. Et cela rend compétents les inspecteurs du travail, et cela pose la responsabilité des chefs d'entreprise. Ce qui m'a également conforté dans ce projet, c'est qu'après avoir entendu les syndicats, les partenaires sociaux, j'ai demandé à ce que soit faite une étude quantitative. Et cette étude nous a révélé des chiffres stupéfiants : une personne sur cinq serait concernée. Essentiellement des femmes, mais vous pouvez avoir du harcèlement sexuel entre deux hommes.

O. Mazerolle : Est-ce que ces cas de harcèlement sexuel ne pourraient pas être traités autrement que par une nouvelle loi ?

Véronique Neiertz : Je crois effectivement qu'il faut essayer de résoudre ce genre de problèmes dans l'entreprise, par le biais du règlement intérieur, du recours auprès d'instances comme les syndicats ou une association ou l'inspection du travail ; que les victimes ne soient pas obligées d'aller en justice, car c'est traumatisant.

O. Mazerolle : La frontière entre la séduction et le harcèlement sexuel est délicate.

Véronique Neiertz : Elle est différente dans chaque cas, et je me refuse à l'établir. Je ne traite que des cas de chantage à l'emploi, au renouvellement du contrat de travail, à la rémunération, à la promotion. Ça c'est du chantage, de l'abus d'autorité lié à l'autorité hiérarchique face à un ou une salarié(e) dépendante économiquement pour son salaire. Aujourd'hui lorsque des personnes veulent se plaindre d'un licenciement ou d'une sanction qu'ils auraient subi à cause de cela, et qu'ils viennent en justice, on est obligés d'aller chercher des textes du genre attentat à la pudeur ou coups et blessures. C'est lié à l'appréciation du juge, et certains juges disent que ces textes ne s'adaptent pas à la situation.

O. Mazerolle : Ce texte est au cœur de ce qui régit des relations très difficiles à délimiter entre les hommes et les femmes.

Véronique Neiertz : On ne touche pas aux relations de séduction. Et surtout je me suis refusée à ce que l'on sanctionne ce type de situation entre collègues de travail, parce qu'à ce moment-là n'importe qui est capable de se débrouiller seul. Mais lorsque vous avez un employeur ou un petit chef qui ne va pas vous renouveler le contrat de travail, ou qui ne va pas vous accorder votre augmentation de rémunération ou votre promotion parce que vous ne lui accordez pas des faveurs de type sexuel, vous trouvez ça normal ? Ça a toujours existé dans l'entreprise, mais les femmes aujourd'hui trouvent normal qu'on en parle et qu'on dise que c'est inacceptable.

O. Mazerolle : Dans l'intitulé de votre fonction, vous êtes à la fois secrétaire d'État aux droits des femmes et à la consommation. Vous vous rendez compte dans ce contexte de ce que cela peut signifier ?

Véronique Neiertz : Absolument, je m'occupe des femmes consommables parce que j'estime qu'elles sont toutes consommables.