Interviews de Mme Martine Aubry, ministre du travail de l'emploi et de la formation professionnelle, dans "La Tribune" du 28 février 1992 et "Partenaires" de mai 1992, sur la négociation entre partenaires sociaux sur les garanties et contreparties à la libéralisation du travail de nuit des femmes.

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Média : La Tribune de l'Expansion - Partenaires

Texte intégral

La Tribune de l'Expansion : 28 février 1992

La Tribune : Les syndicats vous accusent de recul social. Que leur répondez-vous ?

Martine Aubry : Regardons la réalité. Le travail de nuit est autorisé pour les hommes partout et pour les femmes sauf dans l'industrie. Mais même là il est possible depuis la loi de 1987, lorsqu'il y a eu un accord de branche et que l'employeur a conclu un accord d'entreprise. C'est ce qui permet aujourd'hui aux femmes de travailler légalement dans la métallurgie.

Par ailleurs, sur 2,5 millions de salariés qui travaillent de nuit entre 0 heure et 5 heures du matin (chiffres INSEE), il y a 500 000 femmes, dont 11 000 dans l'industrie ; l'interdiction partielle qui existe empêche en fait le recours au travail de nuit dans quelques secteurs. Principalement le textile, l'habillement et une partie de l'agro-alimentaire.

La Tribune : Alors pourquoi dénoncer ?

Martine Aubry : La Cour de justice européenne – dont les arrêts s'imposent à tous les pays – a jugé en juillet dernier la loi française contraire au principe d'égalité entre hommes et femmes résultant du traité de Rome. Cette décision impose à la France de modifier sa législation et de dénoncer une convention de l'Organisation internationale du travail – la convention 89 – que la France avait ratifiée en 1953. Cette convention ne peut être dénoncée que tous les dix ans et nous avions jusqu'à hier pour engager cette dénonciation, qui prendra effet dans un an.

J'ajoute que depuis la décision de la Cour de justice, la réglementation française interdisant le travail de nuit des femmes ne peut plus être opposée à un employeur. C'est d'ailleurs ce qu'a jugé le tribunal d'Illkirch, qui a relaxé un industriel qui avait employé plusieurs femmes de nuit.

La Tribune : N'y a-t-il pas risque de banalisation ?

Martine Aubry : Le nombre de femmes potentiellement concernées par la levée de l'interdiction ne devrait pas excéder quelques milliers. Voyez la métallurgie : 2 500 femmes sur 470 000 y travaillent la nuit, alors que la possibilité est ouverte depuis 1987. Dans l'ensemble, le travail de nuit n'est pas en fort développement. Entre 1984 et 1991, il ne s'est développé dans l'industrie que sous forme de travail de nuit occasionnel : moins de cent nuits par an.

Le plus important, c'est d'éviter la banalisation du travail de nuit et de lutter contre les inconvénients du travail de nuit sur les conditions de travail et de santé, sur l'équilibre entre vie professionnelle et vie familiale, et cela pour l'ensemble des salariés, hommes ou femmes. C'est ce que nous faisons avec la réglementation que nous préparons, en assortissant son utilisation à des contreparties et garanties.

La Tribune : Où en êtes-vous sur ce projet ?

Martine Aubry : Nous avons d'abord réuni en janvier les partenaires sociaux, obligatoirement consultés sur le projet de dénonciation et de ratification des conventions du BIT. Depuis, nous avons beaucoup travaillé avec eux pour concevoir ce projet de loi. Les points de vue sont très divergents. Les employeurs craignent une augmentation du coût du travail de nuit, même si chacun sait qu'ils n'ont pas l'intention d'y recourir massivement. Quant aux syndicats, les uns veulent avant tout réduire le recours au travail de nuit et les autres souhaitent obtenir des contreparties significatives. Nous devons donc prendre en compte les aspirations des salariés et les pratiques existantes dans les branches et entreprises. Au point où nous en sommes, nous avons l'intention de consacrer deux principes. La fixation de contreparties – et je songe ici à la réduction du temps de travail ou à l'augmentation des rémunérations – et de garanties destinées à protéger la santé et la sécurité des salariés, à faciliter leur activité nocturne et leurs responsabilités familiales et à leur assurer de meilleures chances de développement de carrière. Il faut ensuite donner la priorité à la négociation. Elle devra se situer principalement au niveau de la branche, une plus grande souplesse étant donnée aux secteurs qui accorderont une double contrepartie en terme de réduction du temps de travail et de majoration des rémunérations.

Au surplus, l'avant-projet que j'ai versé à la discussion prévoit l'introduction d'une protection contre le licenciement de salariés devenus inaptes au travail de nuit. Bien entendu, les femmes enceintes auront une protection spéciale, avec un droit de passage au travail de jour pour raisons médicales et interdiction d'être employées de nuit huit semaines avant et après leur accouchement.

Dans ces conditions, je comprends parfaitement que l'on appelle l'attention sur les risques de banalisation, que je refuse catégoriquement. L'extension du travail de nuit doit être assortie de compensations telles qu'elle ne corresponde qu'à des nécessités économiques strictes et qu'elle garantisse une protection efficace des droits des salariés.


Partenaires : mai 1992

Partenaires : Où en êtes-vous sur le dossier du travail de nuit ?

Martine Aubry : Comme vous le savez, un avant-projet de loi a été préparé, après une large concertation avec l'ensemble des partenaires sociaux. Ce projet vise à donner plus de protection aux salariés et à lutter contre la banalisation du travail de nuit. Je tiens à le souligner pour éviter tout malentendu. Il est normal que sur un sujet qui touche en fait à l'organisation de notre société, un débat ait lieu et que des divergences s'expriment. Mais de grâce, évitons les faux procès !

C'est pour cette raison que le projet de loi fixe à la fois des contreparties et des garanties pour les travailleurs de nuit, qu'ils soient hommes ou femmes. Mais je souhaite que dès maintenant les branches concernées commencent à négocier avec les syndicats des contreparties et des garanties précises, adaptées à la situation rencontrée dans chaque branche.

Partenaires : Mais en attendant, il y a un vide juridique ?

Martine Aubry : C'est exact. Aujourd'hui, n'importe quelle entreprise peut faire travailler les femmes de nuit, y compris dans l'industrie.

L'arrêt de la cour de justice européenne du 25 juillet 1991 a en effet jugé que la législation française interdisant le travail de nuit des femmes, est contraire au principe d'égalité de traitement entre hommes et femmes. Cette décision juridictionnelle s'impose à la France, comme toutes les décisions de la cour de justice européenne. Notre législation n'est plus applicable. Un employeur français peut faire travailler les femmes la nuit sans risquer la moindre condamnation. C'est du reste ce qu'a décidé récemment le tribunal d'Illkirch suivi depuis peu par d'autres tribunaux en relaxant un industriel qui avait employé plusieurs femmes la nuit.

Nous sommes aujourd'hui sous un régime de liberté totale de l'emploi des salariés la nuit avec les risques de banalisation que cela comporte.

Partenaires : Les risques de banalisation ne sont-ils pas importants ?

Martine Aubry : Depuis toujours, le travail de nuit est autorisé pour l'ensemble des salariés dans l'ensemble des secteurs à l'exception, jusqu'en 1987, des femmes dans l'industrie. Il y a cinq ans, le législateur français avait souhaité rendre possible le travail de nuit des femmes dans l'industrie mais l'avait subordonné à l'existence d'un accord de branche complété par un accord dans l'entreprise.

Ainsi, dans la métallurgie, après un accord signé dans la branche, une centaine d'accord d'entreprise permettent déjà le travail de nuit des femmes, 2 500 femmes seulement sur 470 000 travaillent effectivement la nuit. Certains trouvent que c'est encore trop mais reconnaissons que les incidences d'une dérogation négociée restent très limitées. À cet égard, je vous rappelle qu'aujourd'hui 2 500 000 salariés travaillent la nuit dont 500 000 femmes parmi lesquelles 210 000 dans le secteur de la santé, 700 000 dans l'actions sociale, 33 000 dans les hôtels-cafés-restaurants, 17 000 dans les transports et 11 000 dans l'industrie. Il faut par ailleurs noter, et toutes les enquêtes le montrent, que le travail de nuit continu ne se développe pas. Cela ne signifie pas que l'on doit rester les bras croisés.

Partenaires : Pourquoi commencer par des négociations au lieu de faire voter dès maintenant votre projet de loi ?

Martine Aubry : Avant de répondre à votre question, je souhaite vous rappeler que le souci du gouvernement est d'éviter la banalisation du travail de nuit pour les femmes comme pour les hommes.

Tout le monde connaît les conséquences nocives du travail de nuit sur les conditions de travail, sur la santé, sur l'équilibre de la vie familiale et sociale. C'est la raison pour laquelle il est nécessaire de le limiter aux cas inévitables et de fixer des contreparties et des garanties.

Pourquoi d'abord la négociation ? Parce qu'il faut bien considérer que le travail de nuit revêt des formes très différentes d'un secteur à l'autre. On ne peut mettre sur un même plan le secteur de la santé, des transports et du gardiennage et des secteurs d'activité où le travail en équipe s'est largement accru « mordant » ainsi sur la période de nuit, entre 22 heures et 5 heures du matin.

Le travail de nuit peut donc être permanent ou occasionnel, comprendre toute la plage de nuit ou quelques heures seulement. Ces situations ne peuvent être appréhendées par une loi dans toute leur diversité.

Par ailleurs, les garanties ou contreparties peuvent être diverses. Ainsi, un nombre important de conventions collectives ou d'accords d'entreprise prévoient déjà des compensations financières ; d'autres instaurent des pauses payées ou des repos compensateurs.

Je préfère que les négociations s'ouvrent entre les partenaires sociaux dans les branches qui souhaitent recourir au travail de nuit comme le textile ou certains secteurs de l'agro-alimentaire. Dans la chimie, les discussions sont en cours. Il me paraît souhaitable que les partenaires sociaux se mettent d'accord notamment sur la réduction de la durée du travail qui pourrait accompagner le travail de nuit.

Partenaires : Votre projet de loi prendra mieux en compte ce qui aura été négocié dans quelques branches professionnelles.

Martine Aubry : L'avant-projet de loi actuel donne le droit, pour tout salarié travaillant la nuit, de bénéficier d'une contrepartie sous forme de réduction du temps de travail effectif de nuit, d'une augmentation de rémunération... Il fixe également des garanties destinées à protéger sa santé, à faciliter son activité nocturne et à prendre en compte des contraintes familiales et sociales, mais aussi à lui assurer des meilleures chances de développement de carrière, notamment par un meilleur accès à la formation professionnelle.

Partenaires : Et si cette double contrepartie existe déjà...

Martine Aubry : Dans ce cas, l'introduction du travail de nuit ou son extension à de nouvelle catégories de salariés pourront suivre une procédure simplifiée de consultation des représentants du personnel sans qu'il soit obligatoire de négocier.

Partenaires : Vous ne craignez donc pas une extension du travail de nuit ?

Martine Aubry : Selon les professionnels eux-mêmes, seules 2 000 à 3 000 femmes devraient être concernées par cette évolution. Pour elles comme pour les autres hommes ou femmes, il est nécessaire d'apporter des protections efficaces. Je pense que ce n'est pas en créant des discriminations qui se retourneront en fait contre les femmes que l'on peut traiter convenablement les inconvénients du travail de nuit. C'est en fixant des conditions pour tous que l'on peut réaliser de véritables progrès sociaux.