Texte intégral
Le Quotidien : Au-delà de la catastrophe de 1984-85, quels sont, à votre avis, les enseignements que doivent tirer les hommes politiques, à la fois de l'enchaînement des fautes, du système ou du climat qui l'a rendu possible et, ensuite, de la fuite devant les responsabilités ?
Jacques Toubon : Il faut d'abord dire que le plus grave dans cette affaire, ce sont les faits eux-mêmes et leurs conséquences sur les victimes. Ce qui m'a frappé le plus, ce qui m'a paru le plus criminel – et l'étude de Michel Massenet le confirme – c'est qu'il a été possible de continuer à distribuer des produits sanguins contaminé nés non seulement après le début de l'année 1985, quand on a eu la certitude de cette contamination, mais même après juin 1985, alors que les plus hautes instances gouvernementales avaient pris des décisions pour imposer le dépistage et le chauffage des produits, montrant ainsi qu'elles avaient pris conscience des dangers auxquels étaient exposés les transfusés.
Le Quotidien : Quelles conséquences faut-il en tirer ?
Jacques Toubon : Il faut juger et sanctionner un système qui s'est condamné lui-même, et il faut évidemment réorganiser la transfusion sanguine française. Cela étant, une telle affaire ne peut que faire réfléchir un homme politique sur le problème de la responsabilité. Le refus des acteurs de cette affaire d'endosser leur responsabilité me frappe à un double titre.
La fuite devant les responsabilités est l'une des causes majeures de la désaffection du public pour les hommes politiques et pour les élus qui briguent des charges électives, mais qui refusent en contrepartie d'en assumer les devoirs.
Au-delà, et on l'a constaté encore récemment dans l'affaire Habache et à maintes reprises depuis des années, c'est la morale publique qui est en cause, et c'est tout l'équilibre de l'édifice de notre société qui est en danger. Si les chefs n'assument plus leurs responsabilités, bientôt les subordonnés n'accepteront plus les ordres. En effet, avant les règlements et les lois, tout notre édifice social repose sur une règle morale qui est celle de la responsabilité.
Le Quotidien : Pourtant, les socialistes ont toujours mis la morale au premier rang de leurs discours.
Jacques Toubon : C'est vrai. Il y a un discours qui répète : « Morale, morale… » et une réalité où chacun dit : « Fuyons, fuyons… »
Le Quotidien : Mais pourriez-vous affirmer qu'une telle affaire n'aurait jamais pu arriver qu'avec un gouvernement socialiste, et que vous-mêmes auriez pu l'éviter ?
Jacques Toubon : Je n'y mettrais pas ma main au feu. Il convient d'être prudent et je ne suis pas assez sûr de moi ni de mes amis pour affirmer qu'une telle affaire n'aurait pu nous arriver, mais il y a un triple phénomène qui a certainement facilité la survenue de ce drame au sein d'un gouvernement socialiste.
Il y a tout d'abord cet écroulement de la valeur morale de la responsabilité que je viens d'évoquer. Il y a aussi une certaine forme de militantisme politique qui fait que dans certaines administrations, notamment sociales ou culturelles, on a le sentiment d'être entre soi et que l'impunité et garantie quoi qu'il puisse se passer. Enfin, il y a le climat culturel de gauche, qui a paralysé toute action des responsables contre l'épidémie du sida.
Ce n'est pas un hasard si les seules vraies mesures effectivement prises pour lutter contre le sida l'ont été pendant le gouvernement de Jacques Chirac, avec le doublement des crédits affectés à la recherche et les mesures favorisant le dépistage de la maladie.
Le Quotidien : Vous voulez dire qu'il y a un tabou du sida à gauche ?
Jacques Toubon : Non, mais il s'est trouvé qu'il fallait d'abord parler de groupes à risques et que ceux-ci se trouvaient surprotégés par la gauche, ce qui a conduit à minimiser la gravité de la maladie. Ensuite, quand on a constaté que tout le monde était concerné, le souci de protéger les libertés et les droits de l'homme a prévalu. Certes, il s'agit d'être vigilant sur ces points, mais il y eu un recul instinctif de la gauche qui l'a conduit à un minimum d'action.
Le Quotidien : Que pensez-vous de la défense de Georgina Dufoix qui plaide l'incompétence au sens juridique du terme, essayant de donner toute la responsabilité à son secrétaire d'État chargé de la Santé, et l'incompétence au sens commun, expliquant qu'elle n'était pas médecin et qu'elle s'en est donc remise aux avis des experts ?
Jacques Toubon : Il ne fait pas de doute que lorsqu'il existe ce qu'on appelle des grands ministères, c'est le ministre principal qui est responsable. D'ailleurs, au moment des nominations, ceux qui veulent ces grands ministères expliquent qu'ils ne peuvent rien faire sans avoir une large responsabilité, mais il ne s'agit pas, alors, de fuir dès qu'il y a un problème…
Le Quotidien : Cela ne revient-il pas à dire qu'il y a trop de ministres dans les gouvernements actuels ?
Jacques Toubon : Si. Je suis partisan d'un resserrement de la structure gouvernementale, ne serait-ce que pour que les responsabilités soient clairement assurées. Si on veut par exemple une vraie politique de l'environnement, il faudrait réunir plusieurs ministères, l'Equipement, les Transports, la Ville, l'Environnement...
Le Quotidien : Revenons à Georgina Dufoix, qui plaide aussi l'incompétence technique, étant ministre et non scientifique.
Jacques Toubon : Cet argument est inacceptable. C'est la négation même de la politique. On ne demande pas à un ministre d'avoir toutes les compétences techniques, mais d'abord de s'informer et ensuite de prendre des décisions. Laurent Fabius, dans cette affaire de la transfusion sanguine, a une défense de même nature. Il explique qu'il a fait ce que les experts lui ont conseillé. C'est un argument nul : si Fabius ne fait qu'appliquer les décisions des experts, pourquoi ne laisseront-on pas les experts gouverner ? À quoi servent les élections dans ces conditions ? Il n'y aurait plus qu'à les remplacer par des concours, et remplacer les élus par des technocrates, la démocratie par la technocratie.
C'est d'ailleurs une autre façon de fuir ses responsabilités que de dire qu'il n'y a pas de marge de manœuvre et que les décisions prises étaient les seuls possibles, alors que la politique, c'est le choix. J'ai pu remarquer que Michel Massenet félicite Fabius d'avoir eu le courage de prendre des décisions contraires aux conseils que lui donnait son cabinet. Je n'ai pas les éléments nécessaires pour juger de cette réalité, mais elle est tout en tout cas en contradiction avec les explications de Fabius lui-même, qui assure n'avoir suivi que les arguments des experts...
Le Quotidien : À votre avis, l'argent a-t-il joué un rôle essentiel dans cette affaire, et dans l'affirmative, que faudrait-il faire à votre avis pour que des décisions administratives puissent s'affranchir de telles contraintes, surtout dans le domaine de la santé publique, où la vie des citoyens est en jeu ?
Jacques Toubon : Il est bien évident que les décisions qui ont été prises ou qui n'ont pas été prises l'ont été en fonction de considérations financières pour le moins discutables. Il est scandaleux qu'on ait pu mettre en balance 350 millions de francs, non pas avec les 16 milliards qui sont à payer maintenant, ni même avec des milliers de morts : ce qui est scandaleux, c'est qu'on ait pu les mettre en balance avec la vie d'une seule personne !
Le Quotidien : Mais comment peut-on libérer les responsables de telles pressions financières ?
Jacques Toubon : Il faut en finir avec l'économie mixte, qui mélange affaires privées et publiques, argent privé et public, le tout étant géré et administré par une nomenklatura qui se rend des services mutuels. Il ne s'agit pas de désengager l'État, mais de clarifier. Dans l'affaire de la transfusion, on a bien vu l'État retarder la mise en place du dépistage pour favoriser le test Pasteur. Mais sait-on ce qu'est Pasteur ? Est-ce l'État, est-ce le privé ? Il faut qu'il y ait des frontières nettes, qui permettent d'ailleurs des responsabilités nettes. Or, aujourd'hui, on ne sait plus qui paie, on ne sait plus qui décide, on ne sait plus qui est responsable.