Interview de M. Bernard Tapie, ministre de la ville, dans "Le Figaro" du 22 mai 1992, sur ses décisions après les accusations de Georges Tranchant à propos de l'affaire Toshiba.

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Média : Le Figaro

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Bernard Tapie : "Je ne démissionnerai pas"

Menacé d'être inculpé, le 25 mai, par le juge Boizette, Bernard Tapie a décidé de contre-attaquer dans le différend qui l'oppose au député RPR Georges Tranchant. Il déclare également "de moins en moins compatible" le fait d'être au gouvernement et d'être actionnaire d'Adidas.

Bernard Tapie, ministre de la Ville, doit être entendu le 25 mai par le juge d'instruction parisien Édith Boizette sur "l'affaire Toshiba", à propos de laquelle le parquet de Paris a ouvert, le 9 janvier, une information judiciaire contre X pour abus de biens sociaux, présentation de faux bilan, complicité et recel, à la suite du dépôt d'une plainte, avec constitution de partie civile, de Georges Tranchant, député RPR des Hauts-de Seine.

Le litige qui oppose le président de l'OM à Georges Tranchant ne date pas d'hier. Il y a dix ans, les deux hommes se lient d'amitié et décident de s'associer au sein de la société NAVS (Nippon Audio Vidéo System), qui assure la distribution exclusive du matériel électronique Toshiba, en France. Le groupe Tapie, majoritaire, détient alors 50,8 % du capital de la société. Et tranchant le reste, par l'intermédiaire de la société Investold.

En 1985, et après quelques déboires, les deux actionnaires se mettent d'accord pour revendre le contrat de distribution de NAVS au groupe Toshiba, qui créé alors une nouvelle société, Toshiba France. Selon Georges Tranchant, c'est Bernard Tapie qui a négocié cet accord avec Toshiba, le montant de la transaction étant officiellement fixé à 1,3 million de francs. Mais, toujours d'après le député RPR, le président de l'OM, à l'insu de son associé, aurait en réalité été payé par les Japonais à hauteur de 13 millions de francs.

Tranchant découvre l'affaire en 1989. Seulement, la société Investold étant en liquidation, il est obligé de la réactiver en la faisant inscrire, le 6 novembre 1989, au tribunal de commerce de Corbeil (Essonne). Avant de déposer plainte.

Nullement inquiété – en apparence –, Bernard Tapie, expliquait il y a moins d'un mois, dans un entretien publié par Les Échos, que ce "conflit du domaine privé" ne lui posait "aucun problème dans sa fonction de ministre". Mais aujourd'hui, le ministre, qui a démissionné des postes de direction qu'il occupait mais est toujours actionnaire, à hauteur de 55 %, dans Adidas et de 66 % dans Bernard Tapie Finance, a décidé de contre-attaquer. Et de porter plainte devant le tribunal de commerce de Paris, qui a fixé l'audience au 1er juin prochain.

Le successeur de Michel Delebarre, qui a présenté, mercredi, son plan en faveur des banlieues et des citées défavorisées, explique au Figaro ses raisons d'espérer. Mais aussi de douter.

Le Figaro : vous risquez d'être inculpé dans le cadre de l'affaire Tranchant. Or vous avez décidé de contre-attaquer. Sur quelles bases ?

Bernard Tapie : Ma contre-attaque s'appuie sur un constat incroyable : je n'ai jamais été interrogé par personne sur cette affaire. Mais, surtout, je trouve dommage que l'on envisage d'inculper un ministre – ce qui ne s'est jamais fait sous la IVe République – simplement sur des déclarations non contradictoires. C'est hallucinant.

Si ces déclarations contradictoires avaient eu lieu, elles auraient montré trois choses, comme le prouvent deux documents sur lesquels je m'appuie : une étude réalisée par l'un des trois juristes qui font autorité aujourd'hui en France et un audit réalisé par la société Arthur Andersen. Premièrement, sur la forme : la société Investold (NDLR : société au nom de laquelle Georges Tranchant poursuit Bernard Tapie devant la justice pénale) a été dissoute dans des conditions telles qu'elle ne peut plus ester en justice.

Deuxièmement, pour aller en partie civile, il faut avoir subi un préjudice. Or, et comme le prouve l'audit d'Arthur Andersen qui conclut que "l'analyse de pièces du dossier ne permet pas de conclure à un quelconque droit des actionnaires de NAVS sur tout ou partie des 13 millions de francs", Georges Tranchant était débiteur.

Troisième élément important : Tranchant déclare que j'ai vendu avec son accord le fonds de commerce NAVS – dont il détenait la moitié – pour 1,8 millions de francs, et qu'il s'est aperçu, cinq ans après, qu'en fait je l'avais vendu pour près de 14 millions de francs. Or je peux vous dire que Tranchant connaît mieux son fonds de commerce que moi je ne l'ai jamais connu, et qu'il n'aurait jamais connu, et qu'il n'aurait jamais laissé faire cela.

Son attitude est d'autant plus immorale que c'est grâce à moi qu'il ne s'est pas retrouvé en faillite personnelle. Car on a remboursé la totalité de son passif, qui s'élevait à plus de 60 millions de francs. Je pense franchement qu'au départ il a fait ça uniquement pour me prendre de l'argent. Au bout d'un moment, il en a fait une affaire politique, car je suis devenu une cible idéale, utilisable contre le gouvernement.

Le Figaro : Cela dit, s'il avait vraiment voulu de l'argent, vous auriez pu vous arranger à l'amiable…

Bernard Tapie : Non, puisque, lorsqu'il est venu me voir à l'Assemblée nationale, j'ai refusé de le faire. Je lui ai alors effectivement dit, comme cela a été rapporté dans la presse : "Va te faire foutre". Il m'a répondu : "Je vais t'envoyer le papier bleu". Et moi, j'ai rétorqué : "Tu ne feras pas n'importe quoi, tu n'es plus au pouvoir". Or ce que j'ai compris, justement, c'est qu'il était toujours encore un peu au pouvoir. Parce que, pour que sa plainte puisse être prise en considération et puisse conduire à l'ouverture d'une information et à la désignation de Mme Boizette, il faut encore avoir un peu de pouvoir…

Le Figaro : Quoi qu'il en soit, vous risquez d'être inculpé. Et, pour un ministre, c'est une situation pour le moins délicate…

Bernard Tapie : Avant tout, je voudrais m'insurger contre la procédure utilisée. Que le juge Boizette explique à mes avocats qu'inculpé ne veut pas dire coupable et que, par conséquent, me permettre d'accéder au dossier, c'est presque me faire un cadeau pour que je puisse me défendre. Cela m'amuse… Lorsque l'on connaît les conséquences, compte tenu de la charge péjorative que contient pour le public non initié le mot "inculpé", je trouve que c'est un peu dur et disproportionné. Et vous savez ce que cela me rappelle : ce que l'on a fait à Michel Droit, qui a été pratiquement fracassé par un juge qui l'a inculpé de forfaiture, avant de prononcer un non-lieu six mois après. En tout cas, j'ai du mal à croire que cette opération n'est pas, quelque part, un peu "construite".

Le Figaro : Une affaire construite par qui ?

Bernard Tapie : On va vite le savoir. Pour l'instant, les auteurs restent cachés. Mais les loups vont sortir du bois. Si jamais, ce qui n'est pas encore fait, cette affaire devait déboucher sur une inculpation, je peux vous dire que l'on verrait tout de suite ceux à qui profite le crime. Ceux qui sont intéressés vont sortir de l'anonymat.

Le Figaro : Ils ne sortiront peut-être pas tous de droite, comme vous semblez le croire…

Bernard Tapie : Oui, c'est sûr, ils ne sortiront pas tous du même côté. Je le sais bien. (Rires)

Le Figaro : Cela dit, si vous êtes inculpé, êtes-vous prêt à démissionner ?

Bernard Tapie : Si je démissionne, cela veut dire que je reconnais que j'ai commis une faute, et donc que je subis une sanction. Or je subirai une sanction si un jour : on me condamne. Pas pour une inculpation.

Mais je pense sincèrement qu'il faut être de mauvais fois pour relier cette affaire avec toute exigence de morale politique : il s'agit d'un désaccord différent de ce que l'on a raconté. Trois événements ont été paradoxalement très durs à vivre pour moi : la reprise d'Adidas, la reprise de l'OM, club de football en perdition, et enfin ma nomination comme ministre. À chaque fois qu'est-ce qu'on a dit ? Que je n'arriverai pas à rembourser les dettes d'Adidas, que la réussite de l'OM, c'est de la magouille, de la triche, et que mon arrivée au gouvernement est scandaleuse, honteuse… C'est incroyable. Qu'est-ce qu'il faut que je fasse ? Est-ce qu'il faut que j'aie un cancer généralisé pour que l'on ait un peu de reconnaissance pour ce que j'ai fait, en admettant que je n'ai pas fait que des choses formidables. Je ne suis pas à mette au pilori ! C'est incroyable, cette jalousie, cette haine. Je suis sous la pression sans arrêt, sous le feu permanent des critiques. Ce n'est pas facile à vivre. Mais il paraît que c'est ce qui forge un homme.

Le Figaro : Cela s'explique peut-être aussi parce que, malgré vos déclarations, vous ne semblez pas avoir fait réellement la différence entre vos activités d'homme d'affaires et d'homme politique. Vous êtes toujours actionnaire d'Adidas, par exemple…

Bernard Tapie : La vraie question est : dois-je plutôt être propriétaire de fonds placés en Suisse ou puis-je rester actionnaire d'Adidas ? Cela dit, c'est en fonction de l'évolution des mots qui viennent que je prendrai une décision. Mon nom est trop lié à mon entreprise. En ce moment, il me paraît en effet, de moins en moins compatible d'être au gouvernement et d'être actionnaire d'Adidas. (Sa petite fille entre dans le bureau et se précipite dans ses bras. "Regardez ma puce, il n'y a que ça de vrai.").

De plus en plus, j'ai l'impression que, si l'on veut faire de la politique, il ne faut plus faire autre chose, et être transparent et neutre sur tout le reste.

Le Figaro : Vous êtes donc prêt à abandonner tout pour la politique ?

Bernard Tapie : Oui, sans aucun doute. S'il faut qu'il n'y ait plus rien d'autre, en dehors de la politique, il n'y aura plus rien d'autre. Je finirai ma vie dans la politique. Cela va de soi.

Le Figaro : Et vous êtes heureux dans le gouvernement Bérégovoy ?

Bernard Tapie : Oui. Vraiment.

Propos recueillis par Anne Fulda.