Texte intégral
Europe 1 : 18 avril 1992
S. Attal : Êtes-vous surpris par l'enquête ambiguë ?
H. Curien : Je ne suis pas très surpris par les termes du rapport, j'en étais informé par voie détournée, par tous nos scientifiques qui se tiennent au courant. Je trouve que l'attitude de M. Montagnier est exemplaire. Il connaît parfaitement l'affaire, il est du milieu scientifique, où l'habitude n'est pas de s'étriper. Mais il fait valoir ses droits. À mon niveau, en m'entretenant avec le conseiller du Président Bush pour les affaires d'éducation et de recherche, je pourrais aussi défendre les intérêts français.
S. Attal : Ce rapport n'essaie-t-il pas de maquiller les responsabilités ?
H. Curien : Maquiller, je ne sais pas. Sous-évaluer, sans doute.
S. Attal : On reconnaît la paternité française. Est-ce le plus important ?
H. Curien : C'est déjà extrêmement important. On reconnaît pour une première fois que sans Montagnier rien ne se serait fait. Pour nous c'est l'essentiel. Nous avons passé entre Français et Américains un accord en 1987 sur l'exploitation des conséquences possibles de cette découverte. Cet accord était juste alors. On en sait plus maintenant. Il est naturel qu'on s'interroge sur les termes de cet accord pour voir si on ne doit pas les modifier.
S. Attal : Vous allez réclamer à la justice américaine les royalties sur les brevets...
H. Curien : Avant de m'adresser à la justice, je m'adresse d'abord aux responsables politiques. Je vois avec le conseiller de G. Bush. Ensuite, les intérêts directs en France sont à l'institut Pasteur, et c'est à lui de les défendre par les voies administratives ordinaires, avec l'aide d'avocats bien entendu.
S. Attal : Le rapport veut dire qu'il y a matière pour la France à renégocier cet accord ?
H. Curien : Oui, je suis très clair : oui. Renégocier soit l'accord, soit ses conséquences, notamment le partage des bénéfices. C'est difficile à évaluer : quelques dizaines millions de dollars, c'est déjà de l'argent. Ça peut devenir plus.
S. Attal : Y-a-t-il un impérialisme scientifique américain ?
H. Curien : Non, mais le sentiment que la science américaine est très benne. Après tout, pourquoi des Américains n'auraient-ils pas ce sentiment ?
Libération : 25 avril 1992
Libération : Y-a-t-il, en l'état actuel de vos informations, matière à rediscuter l'accord de 1987 ?
Hubert Curien : Les informations publiées dans la presse française et américaine conduisent à penser que les signataires de l'accord de 1987 sur les brevets des tests de diagnostic du sida ne savaient pas tout ce qui s'était réellement passé. À l'évidence, avec ce que nous savons, cet accord ne pourrait être signé aujourd'hui. Il apparaît en effet que c'est à partir du virus découvert par M. Montagnier et son équipe et envoyé par lui-même à M. Gallo que le brevet américain a été déposé. Les déclarations de M. Gallo, notamment à la revue Nature en juin 1991 (1) ne laissent aucun doute à ce sujet. Cet accord a été donc conclu sur des bases erronées.
Libération : Dans quelles conditions cet accord a-t-il été négocié en 1987 ?
Hubert Curien : La situation qui régnait alors était une situation d'affrontement stérile entre l'Institut Pasteur et le National institute of health (le NIH où travaille le professeur Gallo). Cette situation était préjudiciable pour tout le monde et particulièrement pour la recherche internationale et la santé des populations.
Quels étaient les faits ? En 1983, l'équipe de l'Institut Pasteur, de l'Assistance publique des hôpitaux de Paris et des universités publie un article dans lequel elle décrit pour la première fois un virus qui pourrait être le responsable du sida. Dans la foulée, une demande de brevet est déposée en Grande-Bretagne puis aux États-Unis. Fin avril 1984, M. Gallo, le NIH et le ministère de la Santé américain déposent à leur tour une demande. La situation apparaît gravement déséquilibrée quand, en mai 1985, l'administration américaine, qui n'a toujours pas examiné le brevet français, délivre un brevet à l'équipe de M. Gallo.
Dès août 85, la direction de l'institut Pasteur tente, en vain, de négocier avec les autorités américaines. L'échec de ces négociations conduit l'institut Pasteur à entamer une procédure judiciaire contre les autorités américaines. Il faut bien se rendre compte qu'aux États-Unis, les procédures judiciaires sont particulièrement longues et coûteuses. L'institut Pasteur se trouvait alors seul face au gouvernement américain dans une affaire qui décrédibilisait la recherche internationale. Devant la gravité des enjeux de santé publique et étant donné les raisons majeures concernant l'intérêt des populations et l'avancement de la science, il fallait en finir.
C'est pourquoi le gouvernement français, qui finance 50 % du budget de recherche de l'institut Pasteur de Paris a, la demande du directeur de l'institut, entamé des négociations avec le gouvernement américain. Elles ont abouti à un accord annoncé par MM. Chirac et Reagan en 1987. Les conditions financières particulièrement complexes aboutissaient en gros à partager à égalité les retombées financières de ces brevets entre le gouvernement américain et l'Institut Pasteur.
Libération : Que sait-on de plus aujourd'hui ?
Hubert Curien : Dès 1985, la communauté scientifique était convaincue que le virus « découvert » par M. Gallo était le même que celui décrit par l'équipe de M. Montagnier. Ceci était renforcé par le fait que l'équipe française avait à deux reprises envoyé des échantillons de ses isolats de virus au laboratoire de M. Gallo. Il n'est pas inutile de rappeler qu'il était admis de part et d'autre qu'il ne devait être fait qu'un usage strictement scientifique de ces lots de virus, à l'exclusion de tout usage commercial.
Ce que personne ne pouvait prévoir en 1987, c'est le fantastique essor des techniques d'analyse en biologie moléculaire. L'une d'entre elles, la PCR, permet de retrouver la séquence des gènes présents dans un échantillon donné. On a pu ainsi identifier précisément l'origine de tous les virus présents dans les échantillons conservés dans le laboratoire du professeur Gallo. La particularité (ignorée en 1985) du virus du sida est qu'il est excessivement variable. En conséquence, les virus isolés chez un individu sont presque toujours différents de ceux isolés à partir d'un autre individu. Ainsi les commissions d'enquête américaines ont pu prouver que les seuls virus que M. Gallo a utilisés pour réaliser son test provenaient de l'institut Pasteur de Paris.
De plus, au cours de l'enquête minutieuse menée par les investigateurs américains, il a pu être prouvé que M. Gallo a systématiquement supprimé dans tous les articles scientifiques qu'il publiait les références aux virus envoyés par les Français. Il est maintenant manifeste que M. Gallo savait que le virus qu'il utilisait était le virus envoyé par Pasteur et que ce virus était celui du sida.
À l'évidence, sans les envois de l'institut Pasteur, M. Gallo n'aurait pas pu mettre au point son test.
Libération : À quel titre le ministère de la Recherche et de l'Espace intervient-il dans ces négociations ?
Hubert Curien : Nous intervenons d'abord parce que la direction de l'institut Pasteur nous le demande. Mais aussi parce que le ministère de la Recherche et de l'Espace est le ministère de la Science et qu'à ce titre, nous nous devons de défendre l'honneur et la réputation des chercheurs français.
J'aimerais d'ailleurs replacer le débat sur le terrain de la morale. On a reproché aux gouvernements français et américain de se battre pour des histoires de gros sous et de délaisser le terrain de la recherche scientifique et médicale. Il est vrai que beaucoup trop de temps et d'argent ont été perdus à l'occasion de ces déplorables événements. Mais il faut bien à un moment que justice soit rendue ! Il est donc nécessaire qu'au-delà des problèmes financiers, la paternité de la découverte et de ses conséquences soit clairement attribuée. Il en va de l'honneur de nos chercheurs et de la réputation de la France. On ne peut pas ne pas se battre pour faire reconnaître l'excellence de nos chercheurs au moment où ils réalisent une percée considérable.
Libération : Quels ont été jusqu'à présent vos contacts avec les Américains en vue de la renégociation ? Avez-vous entamé une procédure officielle ?
Hubert Curien : Nous multiplions les contacts avec les responsables américains. Je me suis entretenu à ce sujet avec M. Bromley, conseiller pour la science du Président Bush et avec l'ambassadeur des États-Unis en France. Je souhaite me rendre prochainement à Washington pour m'entretenir avec le ministre américain de la santé, M. Sullivan.
En ce qui concerne la procédure officielle, elle a été entamée par l'institut Pasteur de Paris auprès du gouvernement américain. Mais si celui-ci ne répondait pas, nous pourrions rompre l'accord de 1987. Ce serait alors aux tribunaux de trancher.
Libération : La législation américaine sur les brevets, qui favorise notamment la découverte sur les territoires américains, laisse-t-elle des chances à la France ?
Hubert Curien : Cette législation est différente de la législation européenne. Sur un point particulier ; elle reconnaît le droit du premier inventeur, alors que la législation européenne ne reconnaît que le droit du premier déposant. Ce qui veut dire qu'en France, si deux brevets identiques sont déposés, c'est le premier à l'avoir été qui sera reconnu comme valable. Aux États-Unis, le brevet finalement retenu, couronnera la première invention, indépendamment de la date de dépôt du brevet. Ce système a ses mérites. Mais là où le bât blesse, c'est quand l'administration et les juges américains ne reconnaissent une antériorité que si elle est située sur le territoire américain. N'y aurait-il pas là un léger parfum de protectionnisme ?
Libération : Travaillez-vous-en ce sens en total accord avec le professeur Montagnier et les avocats de l'institut Pasteur ? N'y-a-t-il pas un différend sur les coûts exorbitants des procédures judiciaires et les faibles retombées financières d'un nouvel accord éventuel ?
Hubert Curien : Nous sommes, bien entendu, en contact régulier avec la direction de Pasteur et le professeur Montagnier.
En ce qui concerne le coût des procédures juridiques aux États-Unis, il est en effet exorbitant. La seule action (qui n'est pas allée à son terme du fait de l'accord de 1987) de l'institut Pasteur aux États-Unis lui a déjà coûté environ 20 millions de francs. En 1987, le budget de l'Institut Pasteur de Paris s'élevait à 500 millions de francs. Vous voyez bien que ces coûts, disproportionnés, et les délais, n'incitent pas une société ou une fondation française à faire reconnaître son bon droit devant les tribunaux américains.
Se disputer devant les tribunaux n'est pas une perspective plaisante. C'est pourquoi j'attends beaucoup de mes entretiens avec M. Allan Bromley, mon collègue qui est aussi un ami.
(1) Dans cet article, Robert Gallo reconnaissait que la souche HTLV III B, qu'il avait cultivée dans son laboratoire, était contaminée par une souche française LAI.