Texte intégral
Fabien Lerthiels. - Quel est votre sentiment sur le débat actuel concernant la réforme des retraites ?
Bernard Thibault. - Cette réforme était incontournable, aussi bien pour le privé que pour le public. On parle beaucoup du rapport Charpin, qui sera publié fin mars. Aujourd'hui les solutions pour l'avenir des retraites font la une de l'actualité – notamment sous l'angle de l'allongement de durée de cotisation pour obtenir sa pension à taux plein. En attendant la publication officielle du rapport Charpin, nous ne souhaitons pas faire de procès d'intention. Sur le fond, il ne semble que l'on a tendance à poser le problème des retraites par le petit bout de la lorgnette. Côté financement, nous pensons, par exemple, qu'il faudrait raisonner en terme de richesses produites plutôt que de tourner autour des solutions assez traditionnelles (cotiser plus longtemps, reculer l'âge de départ ou amenuiser les pensions).
Denis Leroy. – En 1993, on a obligé les salariés du privé à cotiser plus longtemps pour toucher des retraites réduites. Mais les syndicats n'ont pas bougé. Ne trouvez-vous pas normal aujourd'hui que l'on demande un effort au secteur public ?
– Le principe de rapprocher au maximum les conditions sociales des uns et des autres n'est pas contestables en soi. Le tout est de savoir sur quoi on se base. Actuellement, on a plutôt tendance à dire qu'il faudrait aligner les prestations sociales du secteur public sur celles du secteur privé, qui se sont fortement dégradées. A la CGT, notre option est de permettre un alignement des retraites sur la position la plus avantageuse. Quant à la réforme Balladur dont vous parlez – et contre laquelle nous avions protesté à l'époque -, il faut reconnaître que nous n'avons pas été entendus. Il ne faut pas nier que le syndicalisme à davantage de poids dans le secteur public que dans le privé.
Denise Lazzare. – Pouvons-nous espérer une préretraite à 55 ans pour les parents qui ont élevé plusieurs enfants, comme pour les métiers les plus pénibles ?
– Malheureusement, l'actualité nous pousse dans une direction inverse. Pourtant un certain nombre d'activités devraient permettre d'aller vers une retraite anticipée, d'ailleurs réclamée par les constructeurs automobiles Renault ou Peugeot. Au lieu de cela, et sous couvert de résoudre le problème des retraites, certains envisagent que des personnes, demain, prennent leur retraite à 70 ans, ou autour de 70 ans. Cela va complètement à l'encontre de votre aspiration.
Marie-France Loisel. – Que l'on parle des retraites ou du temps de travail, que pensez-vous du battage médiatique qui tend à opposer les salariés du public à ceux du privé ?
– Je crois qu'il y a une entreprise de « culpabilisation » dans notre pays, destinée à présenter les Français comme un peu fainéants et inefficaces. Pourtant, si l'on examine ses performances économiques et sociales, la France est souvent très bien placée. Quant aux oppositions public/privé, elles servent à déréglementer encore un peu plus le secteur privé. Un exemple ? La nature des contrats de travail : on est en train de vouloir faire passer l'idée que la précarité du contrat de travail devrait être la norme, y compris dans le public. Pour conclure, je vois à travers ce « battage » une volonté de culpabilisation malsaine, d'entretenir l'idée selon laquelle on serait condamné à des reculs sociaux.
Josiane Debeuré. – Croyez-vous que cela soit facile concrètement de gérer les 35 heures dans les administrations et dans le privé ?
– Le chantier des 35 heures et, comme vous dites, les situations sont très contrastées d'un secteur à un autre. Il ne peut pas y avoir de transposition de la règle de réduction du temps de travail uniforme dans toutes les entreprises et les secteurs d'activité. Mais nous avons des paramètres sur lesquels nous sommes vigilants. A savoir que les 35 heures doivent améliorer les conditions de travail et créer de l'emploi. Dans la foulée, elles ne doivent entraîner ni recul du pouvoir d'achat ni dégradation de l'organisation du travail. Nous souhaitons que ces critères soient pris en compte dans la deuxième loi qui sera discutée à l'Assemblée nationale en octobre-novembre.
Abdelghani Badreur. – Que pensez-vous de la durée réelle de travail des cheminots, qui serait de l'ordre des 28 heures ?
– Il y a une utilisation un peu partisane d'un rapport. Si je prends l'exemple des conducteurs de train, dont le temps de travail est de 35 heures. C'est complètement méconnaître leur métier dans la mesure où ils sont obligés de se former en permanence, de prendre les consignes de sécurité au jour le jour. Quant à la question des « pauses – douches », moi qui ai travaillé dans les ateliers SNCF, j'estime que la polémique est ridicule. On ne peut pas faire une journée sans prendre une douche avant de rentrer chez soi. Cela existe d'ailleurs dans l'industrie chimique, la mécanique et bon nombre d'entreprises du privé.
Patrick Dujancourt. – Je voudrais que vous m'expliquiez comment une PME peut mettre en place les 35 heures avec une augmentation donc de 11 % de sa masse salariale, autrement qu'en perdant un peu de compétitivité sur le marché ?
– Je suis – et nous sommes – d'accord pour ne pas faire de mélange entre les PME et les grandes entreprises. Pourquoi ? Parce que les PME sont largement dépendantes de la stratégie et de la pression des grands groupes. Ce sont eux qui font pression sur les coûts de production. Nous sommes favorables à une réforme des cotisations patronales en faveur des PME qui sont créatrices d'emplois.
Denise Lazzaro. - Est-ce que les 35 heures, qui ne créent pas beaucoup d'emplois, ne se font pas au détriment des chômeurs ?
– Ce serai grave de faire ce constat-là. Il y a certain nombre d'emplois qui se créent au fil des négociations. Il y a aussi un trop grand nombre de négociations qui ne débouchent pas sur les créations suffisantes d'emplois. Voilà pourquoi la CGT s'abstient souvent. Chez Peugeot, c'est trois départs pour une embauche, vous comprenez nos réserves ! A la poste, on nous propose de réduire le temps de travail, d'ouvrir davantage de guichets, mais avec le même nombre d'employés ! Voilà pourquoi nous envisageons de lancer prochainement une initiative interprofessionnelle sur la nécessité de créer des emplois.
Denis Leroy. – La CGT est proche du PCF, la CFDT du PS, et l'on constate que les syndicats signe beaucoup d'accords qui font plaisir aux patrons et au Gouvernement de gauche tout en remettant en cause des acquis sociaux. Le syndicalisme français n'est-il pas sorti de son rôle ?
- Le reproche qu'on faisait à la CGT était encore récemment, qu'elle disait toujours « non ». J'ai donc un peu de mal à saisir le sens de votre question. Les accords – signables, ou non – n'ont pas grand-chose à voir avec la coloration du Gouvernement. D'ailleurs, pour avoir des relations intersyndicales plus dynamiques et plus fructueuses, la CGT rencontre l'ensemble des confédérations. Après la CFDT et la CFTC, nous avons rendez-vous cette semaine avec la CGC. Quant au Gouvernement, nous nous positionnons en fonction du contenu de ses propositions. D'ailleurs, dans de nombreux secteurs – EDF, équipement, ELF, chez les marins prochainement -, ça mobilise sérieusement. Je ne pense pas que le mouvement syndical soit aux ordres parce que le Gouvernement serait de gauche.
Fabien Lorthiois. – Vous incarnez le renouveau de la CGT alors que, dans vos rangs, un noyau dur reste attaché à une ligne plus radicale. Comment voyez-vous l'avenir de la CGT en France et en Europe dans ces conditions ?
- Le débat de notre dernier congrès a été de savoir comment avoir plus de force auprès des salariés tels qu'ils sont aujourd'hui. Le tout dans un paysage qui se caractérise par un faible taux de syndicalisation et par de profonds désaccords entre les syndiqués. Tout en conservant nos analyses de fond et notre identité, nous avons beaucoup réfléchi sur la manière de se mettre au service des salariés qui, sans toujours partager nos options, peuvent participer à un certain nombre de combats pour plus de justice sociale. Cela est valable également au niveau européen : nous voulons participer avec notre sensibilité CGT à la construction du syndicalisme européen. Ceci nous avait été refusé jusqu'à présent mais, dès le mois de mars, la CGT sera partie prenante du syndicalisme européen. Cela représente une avancé pour tout le monde.
Fabien Lorthiois. – On connaît les liens de la CGT et du PCF, traditionnellement anti-européen. Ce que vous dites n'est-il pas contradictoire avec les positions du parti communiste ?
- Le débat ne porte plus vraiment sur la construction européenne mais sur son contenu. Le principe de peuples vivant en harmonie en Europe après les guerres très importantes n'est plus contesté aujourd'hui. Par contre, à l'occasion des élections européennes, on peut s'interroger sur la nature des institutions européennes, sur le type d'Europe que l'on veut faire, avec quelle dimension sociale… En tant qu'organisation syndicale, c'est de cela que nous devons parler.
Josianne Debeuré. – Pensez-vous que votre jeunesse et vos idées réactives vont permettre à votre syndicat d'avoir des nouveaux adhérents ?
- Je l'espère !
Abdelghani Badrour. – Comment voyez-vous le monde syndical à l'aube du prochain millénaire ?
- Je souhaite que les organisations syndicales françaises puissent se concerter sur les grands enjeux de manière à enrayer la désyndicalisation dont nous sommes aussi responsables. Tout comme le patronat qui, hormis le secteur public, conteste encore le droit fondamental à se syndiquer. Pour l'avenir, je note que toutes les enquêtes d'opinion montrent que les salariés souhaitent davantage de pouvoirs aux syndicats pour limiter la précarité et les éléments d'incertitude face à l'avenir. Même s'ils restent critiques à leur égard. A nous de faire avancer les choses.
Marie-France Loisel. – Que comptez-vous faire pour enrayer le machisme qui sévit dans les organisations syndicales de base ?
- A notre congrès de Strasbourg, nous sommes parvenus – sans loi – à imposer la parité hommes/femmes dans les organismes de directions. Mais il reste à faire évoluer les choses aux autres niveaux du syndicat.
Marie-Véronique Lefèvre. – Comment vous situez-vous par rapport à vos prédécesseurs, Séguy, krasucki et Viannet ?
- Outre le décalage de génération, je dirai que j'ai peut-être été moins impliqué dans les débats rudes portant, par exemple, sur les relations syndicats/partis politiques. Je m'estime d'ailleurs libre de ce point de vue-là de conduire la CGT dans un syndicalisme qui soit bien dans la société d'aujourd'hui. Être syndiqué à la CGT ne conduit pas à perdre sa personnalité ou son identité.
Patrick Dujancourt. – Vous parlez de liberté, de tranquillité… Mais la mondialisation fait voler en éclats les monopoles où sont vos gros bataillons d'adhérents. Cette ouverture à la concurrence ne va-t-elle pas vous obliger à changer votre mode d'action syndicale ?
- Il y a effectivement remise en cause des monopoles publics mais avec des constitutions – et des reconstitutions – de monopoles privés. Prenez l'eau, personne n'a le choix de son producteur ou de son distributeur.
Patrick Dujancourt.- Oui, mais je ne me souviens pas d'une grève où l'on m'ait coupé l'eau !
- Je regrette qu'il faille souvent en venir à la grève pour pouvoir négocier les problèmes des personnels qui, je le rappelle, ne sont pas payés pendant les conflits.
Patrick Dujancourt.- Quoi qu'il en soit, c'est l'usager qui est pénalisé. Avec la libre concurrence, ne serez-vous pas obligé de composer ?
- On peut considérer que, par force, on imposera aux gens de renoncer à leur droit de grève. Mais cela ne résoudra pas les problèmes (emplois, conditions de travail…) posés. On ne fera pas baisser la température en cassant le thermomètre. Si ce n'est plus la grève, il y a d'autres moyens d'expression.
Abdelghani Badrour. – Dans un pays comme la France, la mondialisation ne représente-t-elle pas une menace pour les acquis sociaux ?
- La capacité technologique à réduire les distances contribue à accélérer les échanges économiques à l'échelle mondiale, ce qui n'est pas forcément condamnable en soi. Mais cela génère des problèmes sociaux à une échelle nouvelle : voilà ce qui est inquiétant car on est capable de mettre les salariés en concurrence à l'échelle de la planète. Il faut absolument élaborer de nouvelles normes sociales à l'échelon international afin de supprimer la prime au recul social. La France est un pays qui s'est forgé des acquis sociaux. Si demain d'autres Etats comme la Roumanie, la Yougoslavie ou la Pologne adhèrent à l'Union européenne sans autres considérations sociales, il y a effectivement des risques pour nous.
Marie-Véronique Lefèvre. – Que pensez-vous du cas Allègre ?
- Il faut d'abord parler de l'école, à qui l'on demande aujourd'hui d'être l'hôpital, l'assistance sociale, la garde d'enfants… Il y a une grande insatisfaction – justifiée – de la part des professionnels de l'école qui ont la pression des parents d'élèves, des réformes politiques, sans avoir toujours les moyens. Aucun ministre ne peut engager une réforme s'il n'a pas l'accord des professions concernées. Il faut que le Gouvernement remette les choses sur la table, indépendamment de la personnalité de Claude Allègre.
Fabien Lorthiois. – Quelle est votre position sur le Pacs ?
Nous sommes contre les discriminations sociales, sexuelles, religieuses ou raciales. certains comportements actuels doivent donner lieu à reconnaissance.
Marie-France Loisel. – A quoi consacrez-vous votre temps libre ?
- J'essaie de passer un peu de temps avec mes enfants, c'est un petit peu compliqué. Pour le reste, je ne suis pas chasseur – je ne sais pas si c'est une qualité ou un défaut – j'ai une activité physique : le badminton, c'est un sport tonique. Aux beaux jours, j'essaierai d'aller un petit peu à la pêche. C'est une activité qui permet de vider l'esprit.
Fabien Lorthiois. – Où étiez-vous le soir du 12 juillet 1998 ?
- Dans une résidence de vacances du midi en famille et avec des amis. Nous avions organisé une projection collective pour la finale de la coupe du monde.
Marie-Véronique Lefèvre. – Vous sentez-vous à l'aise dans vos nouvelles fonctions ?
- Pour l'instant oui. Peut-être qu'après avoir lu le « Parisien » de lundi, ce sera moins le cas. (Rires.)
Abdelghani Badrour. – Que pensez-vous de la réaction de Mme Aubry, qui a blâmé un inspecteur du travail critique sur les 35 heures ?
- Ça n'est pas normal. Comme l'ensemble des citoyens, un fonctionnaire peut dire ce qu'il pense de l'action gouvernementale. Il y a cependant une différence à faire entre l'exercice de sa responsabilité professionnelle – le fonctionnaire exécute les politiques décidées – et son statut de citoyen que rien ne doit empêcher de s'exprimer.
(NDLR : Aucune sanction n'a finalement été prise. Lire en page 6).
Patrick Dujancourt. – J'envisage d'aller devant Matignon pour demander plus d'aides pour les PME qui créent des emplois. Voulez-vous bien m'accompagner ?
- (Rire.) Je suis prêt à vous accompagner dans votre demande en faveur de moyens supplémentaires pour les PME-PMI créatrices d'emplois. Sur le fond nous ne considérons pas comme une aberration le fait que les traitements soient inégaux en fonction de la taille des entreprises ou aux multinationales qui tiennent les PME-PMI comme la corde le pendu. Il y a un intérêt convergent des salariés et des petits patrons à modifier les règles sociales.
Abdelghani Badrour. – Pourquoi avez-vous accepté de rencontrer les lecteurs du « Parisien »-« Aujourd'hui » ?
- Je rencontre des gens qui ne sont pas forcément syndiqués à la CGT. Cela nous permet d'être en phase avec la société, d'être ouverts sur l'extérieur.