Article de M. Charles Pasqua, sénateur RPR, dans "Revue politique et parlementaire" de mars 1999, sur la disparition de la souveraineté nationale, son opposition à une Europe fédérale et la faiblesse de la défense européenne notamment lors du conflit au Kosovo, intitulé "L'illusion d'Amsterdam".

Prononcé le 1er mars 1999

Intervenant(s) : 

Média : Revue politique et parlementaire

Texte intégral

L'Europe se fait, depuis une cinquantaine d'années, à coup de traités ratés et de petits compromis accumulant les erreurs.

Tout d'abord, on a voulu détacher l'Europe d'Amsterdam, cette nouvelle puissance souveraine, de toute contingence politique, à commencer par la première d'entre elles, la démocratie. Nul ne peut prétendre, en effet, que face à ces exécutifs tout puissants, l'embryon du Parlement européen soit autre chose qu'un aimable ordre contemplatif. Quant aux parlements nationaux, ils sont dépossédés des trois quarts de leurs prérogatives législatives par les directives européennes, la mise en place de l'euro, le pacte de stabilité et les articles du traité d'Amsterdam. Arrivés à ce stade, on sent d'ailleurs les dirigeants européens un peu inquiets quant à l'avenir de l'enfant qu'ils ont mis au monde. Et s'ils avaient inventé un monstre ? L'incident de Bruxelles à l'occasion de la nomination du président de la banque centrale n'est pas, à ce sujet, des plus rassurants.

* Un compromis bancal

On nous parle d'Europe politique comme d'Europe sociale. Mais qu'est-ce que cela, une Europe politique ? L'Europe de Maastricht est un compromis très abouti et à vrai dire bancal entre les différentes conceptions que les pays de l'Union s'en faisaient. Ainsi l'enjeu pour l'Angleterre était le libre-échange, pour la France, la coopération et pour l'Allemagne, le fédéralisme. À cela on a greffé la monnaie unique, dont les Français se bornent à ne pas admettre la nature fédéraliste. La banque centrale européenne est, en effet, en elle-même une bizarrerie historique. On conçoit très bien l'indépendance d'un tel organe au sein d'un même ensemble politique, économique et social. Qu'en est-il quand ce même organe existe en dehors de toute formation dotée de soubassements politiques solides et d'un projet de gouvernement.

Avec le traité d'Amsterdam, c'est la même opération qui a été reproduite quant au droit. Ainsi, c'est la plus grande partie de la souveraineté nationale qui disparaît avec la subordination totale et définitive de notre droit national au droit communautaire. Exit l'interprétation de notre Constitution et des principes à valeur constitutionnelle. Itou des libertés publiques, des libertés individuelles, de la séparation des pouvoirs…

D'où un constat, la République et l'Union européenne ne sont pas compatibles, justement parce que la République en France signifie aussi Nation et démocratie. La banque de France et la finance peuvent ignorer les frontières, pas la démocratie, qui elle, se confond avec la souveraineté nationale. Tant pis, l'État européen se construit sans démocratie, il faut faire des sacrifices !

Car c'est bien un État qui se met en place avec ses trois capitales : battant monnaie à Francfort, faisant la loi à Bruxelles et rendant justice à Luxembourg. Mais si la réalité géographique est « claire et distincte », il n'en est pas de même du partage et de l'organisation des pouvoirs. Entre un Conseil des ministres qui légifère et un Parlement qui fait de la figuration, la marge de manoeuvre est immense pour une Commission autocratique et technocratique. La facilité de dérive est si grande qu'on en arrive à un désastre tel que celui vécu il y a quelques semaines. Reste aujourd'hui une Commission fantoche qui continue à assurer le pouvoir, mais ne peut plus être censurée par le Parlement, puisqu'officiellement démise de ses fonctions.

Mais ce champ de ruines politique est moins attristant et catastrophique encore que ce que nous dévoile l'affaire du Kosovo. Car par-delà le vide politique européen, c'est l'absence totale d'indépendance qui éclate au grand jour, aveu d'échec de la construction fédéraliste, qui conforme les États-Unis dans leur rôle de seul arbitre du jeu géopolitique international. Ce qui n'a pas l'air, au demeurant, de heurter la sensibilité de nos partenaires européens qui n'imaginent guère de défense européenne en dehors de l'OTAN, que nous avons hélas intégré. D'ailleurs, l'OTAN est devenue à l'échelle du continent européen, la première des poupées gigognes, l'Union européenne étant la poupée intermédiaire et l'Euroland la plus petite.

Nous nous retrouvons donc, nous, Français, réduits à jouer un rôle de figuration derrière les forces américaines et leur état-major. Alors que l'inefficacité des bombardements apparaît de plus en plus clairement, la France ne peut plus se cantonner qu'à jouer les porte-drapeaux de l'OTAN. Les Russes mis de côté et des Français qui restent muets, voilà que disparaissent les deux chances majeures de règlement politique du conflit. Car c'est bien là la seule solution acceptable et susceptible d'engendrer une situation viable.

Il faut donc réintégrer pleinement les Russes dans le jeu diplomatique, et regretter que la France n'ait pas su jouer le rôle d'une grande Nation indépendante, écoutée et respectée. Hélas l'indépendance fait aujourd'hui partie, avec la paix et la prospérité, des vieux rêves européens dont on a compris qu'ils ne sont que des rêves. Car, l'indépendance ne sied pas plus aux intérêts commerciaux des uns qu'aux velléités fédéralistes des autres.

* Une vaste auberge espagnole

La réalité c'est que l'Europe était une vaste auberge espagnole où chacun pouvait apporter sa propre représentation des choses. La France y voyait une façon de renouveler, en l'élargissant, sa vocation universelle, d'accord pour changer son « exception » au profit du modèle au-dessus, l'exception européenne. L'Europe a servi de politique à l'Allemagne tant que celle-ci en était privée. Pour les Italiens, l'Europe est une croyance, une superstition sans grande conséquence. Espagnols et Portugais y rattrapent à marche forcée un XXe siècle dont les avaient privés leurs régimes politiques. L'Angleterre y négocie. Les pays scandinaves ont choisi de conserver leur solidarité, donc leurs monnaies. La Finlande reste finlandisée.

Comment pourrait-on faire une Europe fédérale avec tout cela ? C'est-à-dire un ensemble de politique dont les citoyens soient capables et aient envie de juger les mêmes choses, au même moment, dans les mêmes termes ? Peut-on imaginer que ces peuples puissent confier à un même pouvoir politique, à un seul gouvernement, c'est-à-dire rapidement à une même personne le soin de les représenter et de les conduire ? Et sur quel suffrage universel direct pourrait-on asseoir cette nouvelle légitimité ?

On nous berce d'illusions. La vérité est que cette Europe-là, contre laquelle nous nous battons et à laquelle nous proposons des alternatives, est condamnée à rester une oligarchie. Nous allons entrer à cette allure dans une sorte de despotisme plus ou moins éclairé. Si au moins la politique de l'Euroland n'était pas si ouvertement malthusienne, nous aurions pu y gagner la prospérité !

Au lieu de cela, le choix de la déflation nous condamne, en cas de retournement de conjoncture à un choc des Nations ou à la lutte des classes. Ce ne sera pas le moindre paradoxe de cette Europe sans conscience que l'on baptise Euroland que de nous ramener ainsi exactement un siècle en arrière.