Texte intégral
Libération : 5 novembre 1997
Libération : Il y a, aujourd’hui, entre 4 000 et 6 000 nouvelles contaminations par an. Or, il n’y a qu’une centaine de personnes qui vont disposer d’un traitement précoce.
Bernard Kouchner : Nous nous trouvons à un moment charnière, où les habitudes des uns et des autres doivent changer. Il ne faut plus avoir peur du dépistage, patients comme médecins. Parce que l’on peut avoir maintenant une prise en charge efficace. Bien sûr, il faut là encore informer et faire passer un nouveau message ; par exemple, après une exposition éventuelle au virus du sida, la personne doit savoir qu’elle peut réagir, qu’il y a des réponses possibles. Soit, il y a la possibilité d’un traitement prophylactique, et sur ce point, on m’avait beaucoup critiqué lorsque j’avais suggéré, en août dernier, d’ouvrir la voie à ces traitements, ce rapport confirme qu’il faut laisser la possibilité ouverte, d’autant que cela concerne peu de gens, moins de 300 le mois dernier. Ensuite ? Il faut arriver à intervenir au plus près de l’exposition à risque. Et donc, diagnostiquer dans les dix à quinze jours qui suivent. Ce, d’autant que le traitement existe. La personne exposée, comme le médecin, doivent acquérir ces nouveaux réflexes.
Libération : Les thérapies d’urgence, qui doit finalement les prescrire ?
Bernard Kouchner : Les urgences hospitalières, comme les centres de dépistages anonymes et gratuits, doivent être les deux piliers de la mise à disposition de ces traitements d’urgence.
Libération : Comment faire en sorte, par exemple, que les 25 000 séropositifs qui, en France, ignorent encore leur statut, puissent être dépistés pour être pris en charge ?
Bernard Kouchner : L’essentiel est l’information, et il faut habituer les gens à réagir au plus vite. Mais cela renvoie à des problèmes d’exclusion, à des problèmes d’accès au dépistage, de précarité des personnes à risque. C’est tout cela qui est en jeu. Le docteur Jacques Lebas a été chargé d’une mission sur l’exclusion des soins. Et, avec la prochaine loi contre l’exclusion que nous préparons avec Martine Aubry, il nous faudra agir dans ce sens.
Libération : Certains proposent d’aller vers la déclaration obligatoire de la séropositivité, et non plus simplement de la maladie sida. Y êtes-vous favorable ?
Bernard Kouchner : La question est ouverte, mais mon choix n’est pas encore fait. S’il y avait une confidentialité absolue et garantie, j’y suis plutôt favorable. Je vais, dans les semaines à venir, consulter les partenaires et les différentes associations, puis je prendrais ma décision.
Europe 1 : Lundi 1er décembre 1997
Europe 1 : Est-ce que les recherches, la science, les médecins ont vaincu le sida ?
Bernard Kouchner : Ils ont fait faire de grands progrès à la thérapeutique, mais on n’a pas vaincu le sida. Le sida n’est pas vaincu. C’est toujours une maladie mortelle. C’est une maladie que l’on traite bien mieux, surtout dans les pays occidentaux ? Ça a changé la vie des sidéens, ces traitements ont changé la vie des sidéens. Mais on n’a pas vaincu le sida.
Europe 1 : On meurt moins, mais on meurt toujours du sida.
Bernard Kouchner : On meurt beaucoup moins en France, dans les pays riches. On continue de mourir beaucoup, et beaucoup plus dans les pays pauvres.
Europe 1 : La nouvelle campagne de lutte contre le Sida affiche des visages de jeunes plutôt heureux et épanouis, et un texte sec, brutal : « En France, 30 000 séropositifs ne savent pas qu’ils le sont. » Êtes-vous choqué, à la fois par la campagne et par ce que ça révèle ?
Bernard Kouchner : Non, pas du tout. Je suis préoccupé. Il y a environ 4 à 5 000 et peut-être un peu plus, nouveaux sidéens chaque année en France. 30 % d’entre eux voient leur maladie révélée par des infections qu’on appelle opportunistes, c’est-à-dire, à un stade avancé de la maladie. C’est donc qu’ils ne savaient pas qu’ils étaient séropositifs. Il faut absolument maintenir l’information, renforcer l’information, pour que la séropositivité soit décelée avant, pour qu’on n’entre pas dans la maladie alors qu’il est déjà trop tard, d’autant plus que les traitements qui sont efficaces sont encore plus efficaces quand ils sont prescrits tôt.
Europe 1 : Donc, aujourd’hui, on peut savoir assez tôt quand on est séropositif. Ne faudra-t-il pas le dire collectivement.
Bernard Kouchner : J’envisage que la déclaration de séropositivité soit obligatoire, c’est-à-dire, que les médecins déclarent obligatoirement, confidentiellement la séropositivité, alors que maintenant, seule la maladie sida était de déclaration obligatoire – par les médecins, j’entends que ça reste strictement anonyme.
Europe 1 : À qui le déclarent-ils ?
Bernard Kouchner : Les médecins le déclarent à la Ddass, mais c’est tout à fait confidentiel : il n’y a pas le nom du malade. Mais évidemment, si on connaissait en termes épidémiologiques le nombre des séropositifs, c’est-à-dire, de ceux qui ne sont pas encore dans la maladie, cela nous aiderait grandement dans le combat. Mais, je ne peux pas prendre cette décision avant d’avoir consulté toutes les associations –c’est en train de se faire – la Cnil, pour respecter le secret absolu, l’Académie de médecine, le Conseil national du sida. Je vais le faire très vite, et je prendrai ma décision, j’espère, dans les 15 jours.
Europe 1 : Cette déclaration obligatoire de séropositivité concernera à ce moment-là…
Bernard Kouchner : … ceux qui sont séropositifs, mais encore une fois, sans leur nom, et je veux absolument – c’est essentiel – que l’anonymat soit respecté. Il n’y a eu aucun incident dans la déclaration obligatoire du sida, aucune fuite, jamais.
Europe 1 : Les soins par les trithérapies ont aidé jusqu’à présent, et font croire à la guérison et la fin du mal. Est-ce le cas, ou n’est-on pas en train de créer des soins à deux vitesses, d’abord dans nos pays européens, entre ceux qui peuvent se payer ce type de soins, et les autres ?
Bernard Kouchner : Bien sûr. D’abord, c’est vrai, la trithérapie a complètement transformé cette maladie : les gens, les patients reprennent espoir, reprennent vie véritablement ; des projets d’avenir leur viennent ; il y a une diminution de près de moitié de la mortalité. Mais, ce n’est pas pour autant que la maladie est vaincue. Les trithérapies, on n’en connaît pas l’avenir ; la maladie sera vaincue lorsqu’il y aura un vaccin ; surtout, la maladie sera vaincue par le prolongement acharné de la prévention, c’est-à-dire, de l’information. Ce n’est pas parce qu’on traite mieux certains, ceux qui ont accès à ces trithérapies, qu’ils en sont heureux et que nous en sommes satisfaits, que la maladie est vaincue et qu’il faut baisser les bras en matière de prévention. Il y aura des campagnes de prévention très rapidement déclenchées par le ministère de la santé de nouveau, et plus fortes encore.
Europe 1 : Y compris dans les enceintes scolaires ?
Bernard Kouchner : Y compris dans les enceintes scolaires, parce que, vous le savez, la Conférence nationale de santé publique a demandé qu’il y ait 20 heures de santé publique dans toutes les écoles de France. Nous y travaillons avec C. Allègre et S. Royal. Pour ça, il faut la médecine scolaire soit renforcée, que la médecine s’ouvre à certains intervenants dans les écoles, sous leur direction – peut-être des médecins généralistes, des infirmiers et des infirmières. Nous discutons avec eux. Il y a eu d’ailleurs à l’échelle de l’Europe, une formation venue d’Amsterdam, il y a quelques jours : ce sont les Français qui sont les mieux informés, qui sont les moins effrayés devant la maladie et on a constaté que c’est lorsque l’éducation passait par l’école qu’elle était efficace. Nous y travaillons donc beaucoup avec le ministre de l’éducation nationale.
Europe 1 : Le vaccin, c’est pour quand ?
Bernard Kouchner : Je n’en sais rien, mais il faut renforcer ces efforts.
Europe 1 : Vous donnez de l’argent pour la recherche ?
Bernard Kouchner : Nous donnons beaucoup d’argent pour la recherche. Le sida représente en gros 6 milliards dépensés en France, tout compris, traitement hospitalier, traitement ambulatoire, recherche, information. Ce n’est pas assez, et il faut continuer. Nous avons d’ailleurs augmenté cette année de 1 % - ce n’est pas beaucoup, mais c’est symbolique – le budget consacré au sida.
Europe 1 : C’est à l’échelle de la planète que l’épidémie galope. Elle entraîne des ravages mortels. J’ai lu – je ne sais pas si c’est vrai – que 30 millions de séropositifs sont comptés dans le monde.
Bernard Kouchner : 30 millions, et sans doute 40 avant l’an 2000. C’est énorme. Il y a des pays qui disaient « Jamais chez moi », et quand on fait enquête dans d’énormes pays comme le Nigeria ou l’Inde, on s’aperçoit que l’épidémie galope, puisque c’est 3 à 5 millions en Inde, en particulier. Oui, il y a scandaleusement deux vitesses de vie et de mort, deux vitesses de considération thérapeutique, et il faut absolument créer une solidarité thérapeutique à l’échelle du monde. Il n’est pas possible de continuer à traiter seulement chez nous, et ne même pas essayer de traiter ailleurs. Bien sûr, les structures n’existent pas. Bien sûr, il faut de la prévention. Mais il faut laisser, en un effort mondial –on parle toujours de mondialisation au niveau économique : moi, je parle de mondialisation des solidarités. C’est nécessaire. Un fonds de solidarité thérapeutique… À chaque fois qu’un malade sera traité dans un pays de l’union, j’espère pouvoir, au nom de la France, déclencher des solidarités pour que de l’argent soit amassé…
Europe 1 : D’où viendrait cet argent ? Des institutions internationales ?
Bernard Kouchner : D’institutions internationales, de particuliers, des systèmes de santé, des laboratoires, et peut-être même, l’élan de solidarité nécessaire. Si on prenait un millième des profits des mouvements de capitaux, nous aurions ce fonds de solidarité thérapeutique avec les systèmes de santé. Pour un malade traité dans les pays riches, on pourrait peut-être, un jour, envisager de traiter un malade dans les pays pauvres. En attendant, on les laisse mourir, ce qui est scandaleux. Il faut qu’il y ait évidemment – et les associations le font… Sans les associations, dans le sida, on n’aurait jamais rien fait. C’est à elles qu’on doit tous ces progrès. Les associations doivent aller maintenant vers l’Afrique, et ailleurs, et travailler là-bas.
Europe 1 : On sort de ce sujet : une jeune française enlevée avec son compagnon est morte hier au Tadjikistan. Son corps revient à Paris. C’est une information qui a été tragiquement vécue. Depuis un an, elle se consacrait à l’action humanitaire. Cela devient de plus en plus difficile, sinon impossible à cause des preneurs d’otages, des rançonneurs, des assassins. Est-ce qu’il faut renoncer à l’action humanitaire ?
Bernard Kouchner : Non, mais il faut d’abord saluer le courage de K. Mane d’abord ; penser à elle avec émotion et admiration. C’est la plus belle partie de notre jeunesse qui se consacre aux autres, là comme ailleurs, dans les pays du Caucase, comme en Asie, comme en Afrique. Oui, c’est de plus en plus risqué parfois parce que les mafias, parce que les bandes armées considèrent que l’arrivée de ces solidarités-là et de cette jeunesse est aussi un moyen de rançon et une arme de guerre pour eux. Cela veut dire qu’il faut absolument, et nous nous étions attachés à la commission du développement du Parlement européen, de trouver une protection internationale pour les volontaires de l’humanitaire. C’est la tâche de l’ONU. Il faut absolument faire avancer cette protection internationale. La négociation doit se faire, pas seulement avec les États, puisque de l’autre côté, il y a aussi comme on dit, des bandes armées et des résistants avec eux tous. Sinon…
Europe 1 : Il ne faut pas y aller ?
Bernard Kouchner : Je ne sais pas. C’est une affaire individuelle. Il faut aussi ne pas oublier les autres. C’est un métier – ce n’est pas un métier, c’est devenu un métier, mais c’est une vocation, c’est un idéal risqué. Beau et noble d’être risqué mais il faut mesurer et, à un moment donné, parfois, savoir renoncer, je le crois mais songer que les jeunes français sont les plus nombreux, face aux misères à travers le monde, c’est aussi pour nous, qui nous cherchons souvent et pour cette jeunesse en France dans la difficulté, un sujet d’espoir.
Europe 1 : Je vous sens ému mais moins sûr qu’avant qu’il faut y aller ?
Bernard Kouchner : Pas du tout. Mais moi, simplement, je ne suis plus en charge hélas et donc, je ne veux pas dire des choses que je ne ferai pas. Mais moi, si j’avais l’occasion et j’aurai l’occasion bientôt, j’y serai.