Interview de M. Lionel Jospin, Premier ministre, à France 2, le 21 novembre 1997, sur les objectifs de la France au Conseil européen extraordinaire sur l'emploi, sur l'Europe sociale, notamment la baisse des prélèvements fiscaux et sociaux sur les emplois non qualifiés, sur la réduction du temps de travail, la situation sociale en France et la popularité du Gouvernement.

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Circonstance : Conseil européen extraordinaire sur l'emploi, Luxembourg les 20 et 21 novembre 1997

Média : France 2 - Télévision

Texte intégral


B. Schönberg : Manifestement, tout a été fait pour éviter les fausses notes au cours de ce Sommet. Au fond, malgré les désaccords, n’y a-t-il pas un peu d’hypocrisie diplomatique pour trouver un consensus ?

L. Jospin : Je vais dire une chose simple d’abord, c’est que les sommets européens, au niveau des chefs d’Etat et de gouvernement existent depuis plus de vingt ans. Il y a dû y en avoir plus d’une cinquantaine : trois par an au début, deux par an maintenant. Il n’y avait jamais eu de Sommet consacré à l’emploi. On mesure quand même ce qui vient de se produire. Dès le Sommet d’Amsterdam, c’est-à-dire quelques jours après que j’aie été nommé par J. Chirac, Premier ministre, j’ai proposé que l’Europe réoriente une partie de ses préoccupations, de son activité et de ses ressources de financement vers la lutte pour l’emploi et vers la croissance. On pouvait penser au début qu’il y aurait un certain scepticisme. Eh bien, nous venons de tenir ce Sommet sur l’emploi, il fixe de grandes orientations et surtout, il est le début d’une démarche qui va se poursuivre maintenant d’année en année, puisque chaque deuxième sommet annuel sera désormais consacré à l’emploi pour examiner le résultat des plans nationaux décidé par les Etats dans le cadre des orientations que nous avons fixées aujourd’hui.

G. Leclerc : N’est-on pas assez loin des ambitions initiales de la France, puisqu’on voit que dans les objectifs ne figurent ni le nombre d’emplois qu’il faudra créer, la baisse du chômage, qu’il n’y a pas de date-butoir pour les plans d’action de chaque pays et qu’il n’y a pas non plus de sanctions qui sont parvenues ?

L. Jospin : On est moins loin que ce qu’avait proposé la Commission, puisque c’est elle qui avait proposé des objectifs particuliers. On est plus loin que ce que nous pouvions espérer au départ parce qu’on pouvait craindre que ce Sommet soit un sommet isolé, fait pour faire plaisir à la France, parce qu’elle avait insisté. Mais là on assiste à une réorientation, je crois, de la politique européenne. Au moment où nous allons vers la monnaie unique nous montrons, et nous indiquons, et la France a joué un rôle dans cette direction, que nous ne nous occupons pas simplement de monnaie, de stabilité, de contrôle du budget mais que nous nous occupons de ce qui angoisse des dizaines et des dizaines de millions de gens en Europe, à savoir le chômage. Ça, c’est une orientation fondamentale. Par ailleurs, sur proposition de la France dans ce Sommet, il a été admis que les gouvernements, les Etats pouvaient, eux, se fixer des objectifs. Il y en a d’ailleurs quelques-uns dans le texte adopté aujourd’hui qui concernent le chômage des jeunes, qui concernent les chômeurs de longue durée, qui concernent la formation aussi pour les chômeurs.

A. Chabot : On faisait évidemment la comparaison avec les critères pour la monnaie, les critères de Maastricht, qui étaient contraignants. C’est vrai que cette fois il n’y a pas de sanctions, il y a des engagements, il y a au bout du compte, c’est vrai, si on ne les respecte pas, des recommandations. Qu’est-ce qui va pousser les gouvernements à respecter ces engagements ?

L. Jospin : D’abord, il faut que vous compreniez qu’en ce qui concerne la politique monétaire, on est maintenant à la fin du processus qui va conduire à la monnaie unique ; en ce qui concerne l’attention portée désormais à la lutte contre le chômage, on est au début d’un processus, donc vous ne pouvez pas comparer une fin de période et le début d’une nouvelle démarche. Je crois qu’on peut dire, aujourd’hui, justement que, après les critères de Maastricht, il y a désormais les objectifs de Luxembourg pour l’emploi et pour la croissance, et ça c’est un tournant important, à mon sens, dans l’Europe.

A. Chabot : Quel est l’aiguillon ? Ce sont les opinions publiques qui demandent vraiment que les gouvernements fassent plus ?

L. Jospin : C’étaient déjà les dizaines de milliers d’hommes et de femmes qui manifestaient hier, à Luxembourg, et qui sont venus rappeler avec les syndicats européens leurs exigences, leurs impatiences et leurs attentes. Ce sont les opinions publiques, effectivement, parce que si on n’est pas éligibles à des critères de l’emploi comme on est éligible aux critères monétaires, on risque tout simplement de ne pas être éligible par ces peuples si on ne fait pas un effort pour cela. Il y a une cohérence entre la volonté de mobiliser notre effort national vers l’emploi en France, et cette volonté de sensibiliser nos partenaires européens vers l’emploi en Europe, donc il y a une cohérence, je crois, entre l’action que nous essayons de conduire au niveau national et les impulsions que nous essayons de donner à niveau européen.

G. Leclerc : Il y a un terme qui a fait florès durant ce Sommet, c’est celui d’employabilité. Dans le texte final, on voit qu’il est question de moderniser l’organisation du travail, de favoriser des formules souples, le temps partiel. Est-ce que ce n’est pas la fameuse flexibilité, la déréglementation que vous n’appréciez pas ?

L. Jospin : Moi, mes critères sont simples. Je ne suis pas hostile à la souplesse pour s’adapte à la compétition mondiale si cette souplesse permet d’être plus efficace, d’augmenter les revenus, les salaires, de diminuer le temps de travail ou de conquérir les marchés. Si la flexibilité, c’est la régression sociale, la remise en cause d’acquis, je suis contre, donc mes critères sont extrêmement simples. Je suis prêt à être souple si c’est un progrès – notamment pour les salariés, pour la population, pour notre économie - ; si c’est une régression du point de vue social, je la rejette. Mais je crois d’ailleurs que c’est la position des deux autorités de l’exécutif français.

G. Leclerc : Cette flexibilité a été mise en œuvre par le Grande-Bretagne, avec des résultats, puisque le chômage a baissé pendant vingt-trois mois consécutifs, il n’y a plus actuellement que 1,4 millions de chômeurs en Angleterre et cette déréglementation attire des chefs d’entreprises étrangers, y compris français. Le libéralisme ça marche quand même Monsieur Jospin au point qu’il y a des jeunes Français, même avec tous les inconvénients, qui traversent la Manche et qui viennent s’installer et trouvent du travail en Angleterre ?

L. Jospin : Plusieurs choses d’abord : si la Grande-Bretagne était un paradis, je pense que M. Major aurait été réélu triomphalement. Il vient de subir un désastre historique, première réflexion. Deuxième remarque : on a longtemps reproché aux Français d’être un peuple plutôt sédentaire, préférant vivre en France, ne s’exportant pas, n’allant pas à l’étranger pour conquérir des marchés, pour travailler, pour développer aussi notre langue, notre culture. Moi, je suis content que des jeunes Français aillent aussi à l’étranger, ne soyons pas repliés sur nous-mêmes, surtout dans l’Europe. Mais l‘idée qu’il faudrait aller vers d’autres pays parce que les avantages fiscaux y seraient systématiquement plus importants pour les entreprises, est une idée que nous avons combattue dans le Sommet, aujourd’hui. C’est-à-dire que dans le texte qui nous avons adopté tout à l’heure, il est expressément précisé que les Etats membres vont lutter contre la concurrence déloyale en matière fiscale, ou d’ailleurs en matière sociale. Comment pourrait –on se fixer un projet européen digne de ce nom si les pays membres de l’Europe se battaient à coup d’avantages fiscaux excessifs ou déloyaux, ou à coup de baisse de la législation sociale. Ce n’est évidemment pas ça le projet européen. Donc je ne pense pas que cette perspective pourra aller très, très loin. En ce qui concerne les paperasses, sachez qu’une des conclusion de la rencontre avec les partenaires sociaux qui a eu lieu le 10 octobre et que M. Lebranchu va mettre en place, c’est justement de réduire considérablement les paperasses, les formalités en France, notamment pour les petites et moyennes entreprises, qui sont d’ailleurs au cœur des préoccupations de ce Sommet parce que les fonds très importants qui vont être mobilisés par la Banque européenne d’investissements vont aller vers les petites entreprises, surtout vers les petites entreprises qui portent les nouvelles technologies et qui, à travers ces nouvelles technologies, portent aussi l’emploi.

G. Leclerc : Vous évoquez les directives de Luxembourg mais il y a également la baisse de tous les prélèvements fiscaux, sociaux, notamment ceux sur les emplois non qualifiés. La France, pour l’instant, avait fait le contraire : elle a plutôt tendance à les augmenter. On va changer ?

L. Jospin : Je crois que quand on opère le transfert des cotisations sociales de l’assurance maladie sur la CSG, on ne va pas dans le sens que vous indiquez. Au contraire et en plus on a un gain de pouvoir d’achat pour les salariés, vous le savez, ce qui est, quand même, notre objectif aussi pour relancer la consommation. Et par ailleurs, vous le savez, nous voulons examiner aussi les cotisations qui pèsent sur les entreprises au titre de la cotisation patronale pour en modifier la base de façon à ce qu’elle pénalise moins le travail. Donc nos objectifs vont dans le sens que l’on dit : alléger les charges mais pas au prix d’une remise en cause des avantages sociaux pour les salariés.

G. Leclerc : La France privilégie la réduction du temps de travail à 35 heures. On est les seuls : est-ce qu’on peut avoir raison contre tout le monde ?

L. Jospin : Je ne crois pas qu’on soit les seuls puisque vous avez entendu qu’une crise politique qui s’était nouée en Italie récemment s’est résolue par un engagement sur la perspective des 35 heures. Il y a d’autres pays en Europe qui nous ont précédés. Je pense à l’Allemagne par exemple. Elle ne l’a peut-être pas fait sur le plan de la législation mais elle l’a fait par des accords, par une politique contractuelle dans de très grands secteurs comme la métallurgie. Je discutais l’autre jour avec plusieurs de mes collègues Premiers ministres et qui me disaient que la durée du temps de travail, par exemple au Danemark, la durée du travail est inférieure aujourd’hui à la durée du temps de travail en France. Et il y a d’autres pays européens dans lesquels c’est aussi cette situation. Donc, chaque pays détermine sa méthode. Nous, nous voulons être volontaristes dans la lutte pour l’emploi. C’est le sens du programme emplois-jeunes, c’est le sens de l’arme de la diminution du temps de travail. Mais d’un autre côté, vous savez que nous allons le faire progressivement par la négociation, en aidant les entreprises. Donc, je pense que notre optique est toujours la même : une volonté sociale, et la prise en compte des réalités économiques.

A. Chabot : Quand le Président de la République dans un texte, une contribution, met en garde contre « le mirage d’expérimentations hasardeuses qui peuvent affecter gravement la lutte contre le chômage », est-ce que vous pensez qu’il fait allusion au 35 heures ?

L. Jospin : On lui a posé la question, je crois, dans la conférence. Je dis : je crois, parce que l’étais à ses côtés – dans la Conférence de presse tout à l’heure, et il a dit qu’il ne faisait allusion à aucune politique en particulier. Qui peut mieux interpréter les textes du Président que le Président lui-même ?

A. Chabot : Donc vous n’êtes pas visé ? Il a dit qu’effectivement il pensait que vous étiez d’accord pour dire que vous n’étiez pas sur la voie d’expérimentations hasardeuses, donc forcément vous êtes d’accord ?

L. Jospin : Vous savez que je conçois mon rôle de Premier ministre de façon assez simple : je travaille.

G. Leclerc : E.-A. Seillière qui devrait prendre les rênes du patronat français est toujours hostile aux 35 heures, mais il souhaite un aménagement du projet notamment pour aller vers davantage d’annualisations, vers davantage d’heures supplémentaires. Or, on dit que le projet qui va être présenté au Conseil des ministres, le 10 décembre prochain, sera au contraire une version dure. C’est-à-dire qu’on va encore limiter le temps partiel, les heures supplémentaires. Est-ce qu’il n’y a pas là une contradiction ? Est-ce que vous n’allez pas désespérer les chefs d’entreprise et tourner le dos aux orientations de Luxembourg.

L. Jospin : Moi, j’aurais préféré que les chefs d’entreprise me fassent des propositions, des contre-propositions par rapport à la démarche qui était la nôtre sur les 35 heures, notamment à l’occasion de la préparation de la rencontre du 10 octobre, voire même dans la rencontre du 10 octobre.

G. Leclerc : Ils vous demandent de la souplesse ?

L. Jospin : Oui, je suis heureux de savoir que peut-être, parce que après tout, les responsabilités n’ont pas encore été fixées, que je sache, au patronat français, que peut-être les nouveaux responsables du patronat français envisageraient au fond de revenir discuter. Alors nous verrons et nous verrons sur quelles bases ils le feront. Et comme de toutes façons notre volonté, dans cette affaire, c’est de servir, biens sur les salariés, mais aussi les entreprises – c’est pourquoi, nous les aidons – ce sera quand même avec les entreprises par branche, par secteur ou dans le cadre de telle ou telle entreprise en particulier que les négociations entre les représentants des salariés e les chefs d’entreprise doivent être menées avec, vous le savez, l’incitation de l’Etat.

A. Chabot : Le récent conflit des routiers en France – ce n’était pas le premier – a montré qu’il fallait harmoniser les législations sociales entre les pays. Il n’y a rien, à l’issue de ce Sommet, sur l’harmonisation sociale. Cela viendra un jour ?

L. Jospin : J’ai pu obtenir dans la discussion que soit prise en compte davantage encore, affirmée mieux, la nécessité du dialogue social. Ça c’est extrêmement important. Vous savez que c’est au cœur de ma façon d’agir. On l’a vu dans ce conflit dont vous avez parlé à l’instant. Je voulais aussi avancer, nous voulions avancer –d’ailleurs, le Président en était tout à fait d’accord – le thème de l’harmonisation sociale, des législations sociales. Nous n’avons pas pu obtenir de terme comme tel. Un ou deux pays s’y sont nettement opposés. Mais nous avons fait prendre en compte l’idée, non seulement de la concertation avec les partenaires sociaux mais l’idée aussi que nous devions mettre en œuvre la charte sociale, la charte des droits sociaux. Et je pense que nous nous appuierons sur cela pour pousser à cette harmonisation. Dans certains secteurs on l’a vu pour le transport routier, je suis convaincu que l’harmonisation des législations sociales, par exemple touchant la durée du travail, si vous voulez, sera aussi importante que cette harmonisation fiscale dont nous parlions tout à l’heure. On a encore des idées à faire avancer en Europe.

G. Leclerc : Avec la croissance, les emplois-jeunes, les 35 heures, quand aura-t-on les premiers résultats sur le plan du chômage ? Est-ce-que vous ne craignez pas que les 35 heures jouent contre l’emploi en incitant certains chefs d’entreprise à supprimer des emplois et décourageant les investissements étrangers ?

L. Jospin : D’abord vous avez constaté qu’un certain nombre d’entreprises y compris les entreprises d’un certain nombre des patrons qui discutaient avec nous et qui ne voulaient pas les 35 heures, étaient déjà passées aux 35 heures. Cela veut dire qu’un certain nombre d’entreprises, pas seulement de très grandes mais aussi des moyennes ou des petites, performantes, ont la capacité de passer à 35 heures. Ce que je demande, moi, aux chefs d’entreprise, c‘est qu’à partir du moment où il y a une aide de l’Etat, c’est-à-dire à partir du moment où il y a un délai pour le faire, c’est qu’ils entrent maintenant dans ce processus, c’est qu’ils ne se bloquent pas et c’est qu’ils se disent : cela a été fait par d’autres, on peut le faire, on en tirer un avantage. Moi, mon idée, ce n’est pas que les Français travaillent moins, c’est que les Français travaillent plus. Mais d’abord qu’ils soient plus nombreux à travailler puisque plusieurs millions d‘entre eux sont hors du cadre du travail. Alors nous essayons de mener une politique économique et sociale qui pousse à une croissance plus forte à partir de 1998. Nous l’avons fait dans de bonnes conditions, sans casse la croissance. Nous poussons nos partenaires européens à nous rejoindre dans cette action en direction de l’emploi, là encore, et de la croissance.

G. Leclerc : Et donc les premiers résultats, pour quand ?

L. Jospin : Nous faisons des efforts sur les emplois-jeunes, donc je dis aux entreprises : prenez votre part d cet effort. Les premiers résultats ? Ecoutez, ça fait à peine six mois, cinq mois et demi, que nous sommes là. La démarche est fixée, la volonté est faite, il y a une prise de risque de notre pat, une vraie prise de risque, parce que moi je ne crois pas à l’immobilisme, je ne crois pas à la passivité en politique. Ou alors, sinon, il faut faire autre chose et les Français ne croiront plus à la démocratie. Les résultats ? Je pense que les premiers résultats commenceront à apparaître, je pense, vers la fin de l’année 1998 parce que vous savez très bien qu’il y a une inertie dans ce domaine. Mais ce qui est important, ce n’est pas simplement de savoir quand les résultats arriveront, c’est ensuite que la tendance soit différente et soit nouvelle. Et je pense qu’un des éléments pour renverser cette tendance, c’est aussi celui de la confiance. Parce que la confiance des acteurs de la vie économique et sociale, c’est un élément qui contribue, lui aussi, à la croissance. Et s’il y a ce sentiment de confiance, eh bien, je pense que nous pourrons aller plus vite que nous ne le pensions au départ.

A. Chabot : Pour l’instant les Français ont confiance en vous parce que les sondages sont bons, votre côte de popularité touche 60 %. Qu’est-ce qu’ils aiment en vous les Français ?

L. Jospin : Est-ce qu’il faut que j’agisse et en lus que je commente mon action ?

A. Chabot : Oui, qu’est-ce qu’ils apprécient à votre avis ?

L. Jospin : Je ne sais pas, c’est à eux de le dire. Moi, je m’efforce d’animer cette équipe que je conduis, ce Gouvernement avec des personnalités fortes et qui font leur travail. Je crois que c’est cette volonté de travail et cette capacité de travail, peut-être, qui est reconnue. C’est aussi l’idée d’un gouvernement qui n’est pas passif devant les réalités économiques, ni devant le chômage et qui se fixe des objectifs, qui affirme une volonté. C’est aussi un gouvernement qui ne se laisse pas dominer par la technocratie même s’il respecte les grands serviteurs de l’Etat ou les techniciens qui, partout, agissent mais qui donnent une impulsion politique parce qu’il veut réhabiliter la politique, c’est-à-dire au fond réhabiliter la démocratie. C’est un gouvernement qui écoute, qui dialogue, mais qui sait prendre des décisions. C’est un gouvernement qui, lorsqu’il ouvre un dossier, je pense par exemple à des dossiers industriels que nous avions trouvés en friche, ne le referme pas tant qu’il ne l’a pas réglé. Voilà, ce que j’essaye de faire. Mais pour le reste, je ne peux pas commenter mes propres sondages. Sinon qu’est-ce qu’il va vous rester ?

G. Leclerc : Quand on est dans cette situation de popularité, qu’est-ce qu’on redoute le plus ? Est-ce que c’est que la croissance ne soit pas au rendez-vous, est-ce que c’est la mise en application des 35 heures ? Est-ce que c’est un vaste conflit social ? De quoi avez-vous peur ?

L. Jospin : Je ne veux rien redouter en particulier. Je veux continuer à mener ma tâche comme je le fais. C’est une chose réconfortante que peut-être un certain nombre de Françaises et de Français croient à nouveau dans l’action publique. Et moi, je suis fier qu’ils puissent ressentir cela. Je continuerai à essayer d’être au service du pays à la place qui est la mienne. C’est celle du Gouvernement, uniquement.

A. Chabot : Le congrès du Parti socialiste s’ouvre aujourd’hui à Brest. Vous irez tout à l’heure les rejoindre. Est-ce que vous pensez que les socialistes peuvent, en écoutant les résultats de Luxembourg, ce soir, dire : « on a gagné, c’est notre ligne qui a triomphé ! » Ils peuvent être aussi contents que vous ?

L. Jospin : Les socialistes, ils sont libres. Ils vont s’exprimer librement. Moi, je les rejoindrai effectivement à partir de demain. Mais là, je suis à Luxembourg, c’est-à-dire dans un pays très proche, ami, que nous aimons bien, où en plus le Premier ministre, président du Conseil de l’Union a joué un rôle tout à fait positif dans ce sommet. Je ne suis pars en France, je ne suis pas à Brest, je ne suis pas avec les socialistes. Donc je ne veux pas confondre les temps, je ne veux pas confondre les lieux. Vous m’avez interrogé au soir d’un sommet comme Premier ministre. Je ne veux pas m’exprimer en tout cas, ce soir, comme socialiste que je suis.

A. Chabot : Petite précision quand même.  On entendra tout à l’heure L. Fabius dire à propos des résultats de Luxembourg : « c’est un début, mais ce n’est qu’un début. » Alors ?

L. Jospin : Mais, je crois que c’est ce que j’ai tout dit à l’heure. J’ai dit : nous sommes à l’aube de quelque chose ; c’est une nouvelle phase qui s’ouvre et en plus qui sera contrôlé progressivement. Donc, je suis tout à fait d’accord avec ce que Laurent a dit.

G. Leclerc : Sur l’enjeu du congrès, vous ne pouvez pas nous en dire un peu plus ?

L. Jospin : Mais c’est d’élire une nouvelle équipe qui va accompagner la nouvelle équipe gouvernementale. Lorsque nous avons prévu la date de ce congrès, c’est-à-dire trois ans après le précédent, sa date normale, nous voulions nous préparer aux élections. Mais nous nous préparions, peut-être, - nous ne savions pas – à la reconquête. Nous sommes maintenant face à l’exercice du pouvoir. Et donc, moi, je suis dans ma tâche, je ne peux pas faire autre chose, je ne veux pas mélanger les genres. Et donc, il y a une nouvelle équipe qui va diriger le parti socialiste et accompagner l’action gouvernementale dont je rappelle d’ailleurs qu’elle n’est pas conduite, vous le savez, au Gouvernement et à l’Assemblée que par des socialistes, mais par une majorité diverse et qui fait peut-être la force de ce courant d’aujourd’hui, et qui explique peut-être aussi cette confiance dont on parait tout à l’heure.

A. Chabot : Alors, vous allez dire qu’on vous demande de faire notre travail, mais vous pouvez définir, ça existe le « jospinisme ».

L. Jospin : Naturellement pas.

A. Chabot : Bon, d’accord, mais c’est une ligne politique ? Je ne parle pas de l’adhésion à la personne de L. Jospin, mais il y a une ligne politique. On définit, en Grande-Bretagne, une ligne autour du Parti socialiste, ou le mouvement rénové par L. Jospin, il se définit comment ?

L. Jospin : Vous avez tous vu ce qui s’est passé depuis deux ou trois ans. Moi je me contente d’agir, aujourd’hui, dans la fonction qui est la mienne. Peut-être faudrait-il regarder les pratiques plutôt que de vouloir mettre des formules. En tout cas je vois, là, j’ai vu les titres de journaux : « la jospinomia » ; « le sacre » et tout ça. Je vois bien, en même temps, pourquoi certains disant ça, ou font ça. Je ne peux vous dire autre chose : je n’ai fait partie d’aucune cour, à aucun moment. Nous avons été au pouvoir, déjà. C’est totalement étranger à ma culture que ces histoires de sacre, ces histoires de cour. Donc, je n’accepterai aucune cour autour de moi, et je continuerai à agir comme je suis, sans changer. Et, pour faire allusion à quelques commentaires qui ont été faits, sans prendre la grosse tête.

A. Chabot : C’est le plus grand risque, ça ?

L. Jospin : Non, à nos yeux non ! Il suffit d’être normal.

B. Schönberg : Une dernière question, Monsieur Jospin, est-ce que vous m’entendez ? Une dernière question : dans les jours à venir, revenons au congrès de Brest, F. Hollande deviendra secrétaire général du Parti socialiste. Mais en réalité, Monsieur Jospin, n’est-ce pas vous qui resterez le vrai patron ?

L. Jospin : Très bonne question, parce que, s’il y a un sacre – moi je quitte le poste de premier secrétaire du Parti socialiste -, ce sera le sacre de F. Hollande. Mais, F. Hollande, il est comme moi, c’est un homme simple, qui a le sens de l’humain, du relativisme. Il ne demande pas un sacre, parce que je crois qu’il est temps de désacraliser le pouvoir. Que le pouvoir se fasse respecter par ses actes, par sa façon d’être, et que nous abandonnions les pompes du pouvoir et les volutes de l’encens. Si certains y jouent, en tout cas, qu’ils sachent que moi je ne suis pas dupe.